« Le Grand Basculement », de Jean-Michel Severino et Olivier Ray : une « remondialisation » vertueuse ?
Ce livre commence par faire froid dans le dos quand il rappelle les grands déséquilibres qu’a engendrés notre humanité depuis la révolution industrielle.
Dans ces temps où les populismes se font bruyants, Le Grand Basculement, de Jean-Michel Severino, ex-directeur général de l’Agence française de développement, et d’Olivier Ray, économiste, tranche par son humanisme. Leur livre commence par faire froid dans le dos quand il rappelle les grands déséquilibres qu’a engendrés notre humanité depuis la révolution industrielle. Basculement démographique : d’un milliard en 1800, nous serons neuf milliards en 2050, dont la majorité au Sud. Basculement économique : les bas salaires de la Chine et de l’Inde et leur « tout- export » leur ont valu une croissance qui a ravagé les industries occidentales et fait glisser le centre de gravité de la planète. Basculement environnemental : l’eau, l’air et la terre s’épuisent sous notre fringale insatiable.
L’homme était rare et précieux ; il est devenu innombrable et jetable. La nature était inépuisable ; elle est devenue chiche et hors de prix. Mais ces basculements ne poussent pas les auteurs à l’emporte-pièce. « Notre monde est d’une telle complexité que les meilleures grilles d’analyse ne sont guère que les moins mauvaises », écrivent-ils. Qui dit complexité dit ambivalence. Plus d’hommes sont sortis de la pauvreté depuis cinquante ans qu’entre l’ère de notre cousin de Neandertal et le milieu du XXe siècle, ce qui n’empêchera pas le nombre des personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour d’enfler d’un à deux milliards durant ce siècle.
Il est légitime de s’interroger sur la croissance, tout comme sur la capacité des peuples à supporter les « trente soucieuses » auxquelles nous sommes promis jusqu’à ce que les salaires asiatiques aient rejoint les nôtres. Pas question pour les auteurs de succomber au repli ou au protectionnisme. Si nous voulons « cohabiter de manière heureuse », il nous faut bâtir une « remondialisation vertueuse », c’est-à-dire que le Nord et le Sud, les riches et les pauvres, doivent faire converger leurs politiques. Le local ne doit plus s’opposer au global.
Il faut taxer la nature et détaxer l’homme, autrement dit imposer les émissions de carbone pour alléger les cotisations sociales. Le social doit être réhabilité dans nos économies et enfin respecté dans les pays émergents. Il conviendrait de créer un filet mondial de sécurité pour assurer une dignité minimale, afin d’aller plus loin que les Objectifs du millénaire de l’ONU contre la pauvreté. « Les sommes qui ne seront pas investies en préventif, prédisent les auteurs, seront dépensées sur un mode curatif au centuple », pour contrer les dégâts des terrorismes, de l’immigration sauvage et des fascismes.
Même si cela est aride, « il faut apprendre à aimer la gouvernance globale (...) pour la convergence progressive des visions qu’elle permettra d’obtenir ».
Utopie ? Peut-être la seule pour résoudre l’un des nombreux dilemmes de notre temps, celui qui a donné aux auteurs l’envie d’écrire leur livre : dans une grande banque, les administrateurs n’arrivent pas à se décider sur le financement d’un investissement dans un pays du Maghreb, car il risque de détruire des emplois en France. Jusqu’à ce que l’un d’eux demande : « Les Arabes, vous les voulez où ? Chez eux ou à Marseille ? » Réponse impossible, sauf si l’écoute précède le partage pour corriger nos « basculements ».
LE GRAND BASCULEMENT de Jean-Michel Severino et Olivier Ray. Ed. Odile Jacob