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Les « Égarés »

Le Wahhabisme est-il un contre Islam ?

lundi 26 août 2013

De Jean-Michel Vernochet

Dans le monde arabe, une jeune idéologie, quoique âgée de deux siècles et demi, monte en puissance et tend à s’imposer comme la nouvelle orthodoxie musulmane ; le wahhabisme. Un rigorisme radical qui entend se substituer
à l’Islam traditionnel sous couvert d’un retour à la pureté originelle de la révélation coranique.
« Idéologie » et non pas religion puisqu’il est question de l’islamisme mis au service d’ambitions politiques, lequel revêt aujourd’hui de multiples visages selon les lieux et les circonstances… celui des Frères musulmans, celui
de la prédication salafiste ou encore d’un djihadisme sanguinaire. Un « nihilisme foncièrement hostile aux valeurs fondamentales de l’Islam » se développe ainsi au sein de la Communauté des Croyants, mais aussi en Europe par l’action corrosive de ces deux « faux amis » de l’Occident
que sont le Qatar et l’Arabie.
Ce schisme installé au cœur de l’Islam moderne a in fine exacerbé le vieil antagonisme séparant sunnites et chiites, lequel s’est mué en ce début de XXIe siècle, à l’occasion des guerres de normalisation occidentalistes, en une
haine particulièrement violente, matrice des conflits confessionnels qui ravagent l’Irak, la Syrie, le Liban…

Après « Iran, la destruction nécessaire », paru en 2012 et récemment « De la Révolution à la guerre. Printemps et automnes arabes » paru en mai, Jean-Michel Vernochet nous invite avec son dernier ouvrage « Les égaré » à une analyse approfondie de l’influence du facteur religieux dans les soubresauts que connaît aujourd’hui cet Orient méditerranéen islamisé...

Une analyse qui se fonde sur la connaissance et l’exposé des sources relatives aux origines historiques du fondamentalisme musulman et qui conduira le lecteur à mieux cerner les conséquences de l’intransigeance dogmatique qui aujourd’hui bouleverse les peuples musulmans dans leurs repères et leurs traditions : une véritable révolution religieuse passée inaperçue en Occident et qui est en train de déboucher sur une véritable mutation de la civilisation que l’Islam a fait naître. Au demeurant, aucune civilisation ne s’est construite sans religion - facteur d’unité des peuples et de consensus - malgré (ou surtout ?) à cause des combats qu’elle engendre et qu’elle gagne pour parvenir à s’imposer... Ceci est vrai pour toutes les « grandes » religions - celles qui connaissent une grande extension humaine et simultanément géographique... C’est en particulier vrai pour les deux grandes religions monothéistes présentes dans le monde occidental que sont le Christianisme et l’Islam.

Ce constat ne souffre historiquement que deux exceptions :

  • le monde juif qui, excluant à l’âge moderne tout prosélytisme, n’a jamais connu de dynamique civilisationnelle.
  • l’empire mongol dont l’extension colossale, historiquement de Vienne à la mer de Chine, l’a fait scinder en entités distinctes d’obédiences bouddhistes comme au Tibet ou en Mongolie, et musulmanes comme au Turkestan ou en Afghanistan, sans parler des Mongols indiens et de l’Empire Chinois...

Périodiquement, au fil de l’Histoire, on observera toujours périodiquement des mouvements de défiance et de protestation à l’encontre de cet enrichissement religieux historique secondaire, initiés en général par certains religieux qui invoqueront un « retour aux sources » considéré un peu naïvement comme susceptible de corriger les maux observés ou supposés de la société... C’est ce retour aux « fondamentaux », réels ou supposés, en tout cas idéalisés, qui constitue le fondamentalisme religieux. C’est historiquement par exemple la démarche des Iconoclastes ou huit siècles plus tard des Protestants, dans le Christianisme. La religion musulmane dans sa diversité n’a pas échappé à ces mouvements : c’est l’élément déterminant à prendre en compte dans la crise identitaire et politique qui secoue tout le « monde arabe » aujourd’hui de Casablanca à Kaboul...

Le fer de lance de ce mouvement aujourd’hui, c’est le wahhabisme né au début du XVIIIe siècle.

Sommes-nous là si loin des ravages des troupes de Cromwell quand on dépeint les exactions des talibans ? La motivation de destruction des bouddhas de Bamian, ou des mausolées de Tombouctou, est-elle si différente de celle de la destruction des statues des cathédrales ? C’est cette analyse du wahhabisme en tant que fondamentalisme radical et de ses implications historiques passées, actuelles voire futures, sociopolitiques tout autant que religieuses, que nous livre ici Jean-Michel Vernochet. On découvrira ainsi au fil des pages l’histoire du wahhabisme, qui fut nommé ainsi d’après le nom de son fondateur, Mohammad ben Abdelwahhab Tamimi, né en 1703 à Uyayneh dans la province du Nejd, et qui s’installa à la Mecque vers 1750...

On découvrira ensuite comment au XIXe siècle les poussées fondamentalistes et singulièrement le wahhabisme furent utilisées par l’Empire britannique : lors des guerres mahdistes (1881-1889), notamment au Soudan, l’importance mobilisatrice de la dynamique religieuse des courants radicaux avait été insuffisamment appréciée par Lord Kitchener, ce qui avait conduit à la prise de Khartoum et à la mort du major général Gordon. Ce fondamentalisme musulman est apparu clairement alors aux yeux des Occidentaux comme un puissant moyen de déstabilisation de l’unité d’un monde musulman éclaté, déjà fragilisé par la situation de délitement de l’Empire Ottoman. Soucieux d’utiliser ce paramètre à son avantage, le gouvernement britannique, bien avant les exploits du futur colonel Lawrence, avait nommé au Proche Orient un capitaine nommé Shakespear, qui a instrumentalisé les tenants du wahhabisme pour faire accéder la tribu des Séoud à un rôle de premier plan au cœur de la péninsule arabique. On comprendra aussi au fil des pages pourquoi ultérieurement le Qatar, très inféodé à cette idéologie fondamentaliste, restera à l’écart de la constitution politique des Émirats Arabes Unis... La troisième partie de l’ouvrage est d’ailleurs consacrée aux implications particulières du wahhabisme au Qatar et à ses financements, dans l’expansion de la doctrine salafo-wahhabite...

Jean-Michel Vernochet nous démontre ainsi comment l’utilisation politique de ce courant religieux par les britanniques apparaît finalement être à l’origine du découpage de la carte actuelle au Proche Orient au terme des deux guerres mondiales... On comprendra enfin pourquoi les wahhabites apparaissent aujourd’hui comme les alliés objectifs des Israéliens... L’enjeu actuel des sionistes est en effet de déstabiliser à leur profit toute la zone proche orientale et les wahhabites se révèlent un puissant moteur en ce domaine. Accessoirement, puisque la rage destructrice de ces fondamentalistes s’attaque à tout ce qui pourrait suggérer la reconnaissance d’un culte rendu à un homme - d’où la destruction immédiate au Mali des mausolées de Tombouctou - elle s’accommoderait très bien aussi de la destruction des monuments de l’Esplanade du Temple à Jérusalem : la mosquée Al Aqsa et le Dôme du Rocher ! Ceci permettrait à d’autres fondamentalistes, juifs ceux-là, de reconstruire enfin le Temple ! Le rêve sioniste absolu... Et des contacts ont déjà été pris dans ce sens entre personnalités israéliennes et wahhabites !

Mais la question du wahhabisme va bien au-delà de cela sur le plan religieux...

Car ce n’est pas tant la question de l’instauration de régimes islamiques ou de l’instauration de la charia qui sont les plus graves, mais celle d’une révolution religieuse de l’Islam qui nous plongera dans l’inconnu. Révolution qu’aucun analyste ne peut en effet imaginer, à court ou moyen terme, tant dans ses perspectives que dans ses conséquences politiques.

Ce retour forcené aux « fondements » conduit en effet les wahhabites à refuser nombre des repères devenus traditionnels de l’islam officiel : de sorte que nous assistons à une authentique déconstruction de l’Islam ! Les wahhabites refusent ainsi de laisser figurer sur le texte du coran les signes diacritiques (points et accentuations) qui ont été systématisés au temps du calife Ali ibn Abi Talib, lequel avait demandé à Abu al-Aswad al-Du‘ali de mettre au point cette accentuation et d’écrire un ouvrage associé de grammaire : ces signes n’existaient pas encore dans la langue écrite en élaboration lors de la rédaction originelle du texte ! Leur présence, aujourd’hui millénaire, est pourtant garante de la véracité du texte ! (Notons au passage que le but de leur figuration est évidemment de fixer le texte, de lever les équivoques possibles sur des mots dont l’orthographe non accentuée pourrait prêter à des interprétations multiples, voire carrément d’éviter des contre sens par rapport au message originel transmis à Mahomet).

Une telle démarche pourra conduire à toutes sortes de déviances et, à terme, même à une remise en question de certains des fondements du coran tel qu’il est connu et enseigné aujourd’hui ! On en comprend le danger : c’est tout l’Islam qui sera menacé d’implosion théologique à terme au fil d’interprétations nouvelles qualifiées de « redécouvertes »...

Une « révolution théologique » qui seule légitimerait par exemple les attaques récentes, observées à l’encontre le régime chérifien en place au Maroc - que l’on pouvait supposer jusqu’ici inattaquable à l’intérieur de l’Islam, puisque la dynastie actuellement en place peut se revendiquer comme descendante du prophète ! Cette démarche n’est pas non plus sans rappeler certaines relectures des Évangiles depuis la fin des années soixante, lesquelles ont conduit à pervertir complètement et à dénaturer deux millénaires de catholicisme, mais ceci est une autre histoire !

De ce fait, certains états occidentaux prennent un vrai risque, pas forcément apprécié localement, à « jouer avec le feu » en s’alliant ainsi « avec le diable »... quitte à se brouiller avec les régimes modérés et les populations musulmanes régies par eux... C’est ce qu’on a pu voir lors de la tragique affaire de Lybie où le fer de lance des milices, alliées des bombardements occidentaux, était constitué de cinq milles combattants qataris... C’est aussi ce qu’on observe aujourd’hui en Syrie, où la « rébellion » - menée clairement de l’extérieur et contre l’assentiment des populations syriennes très majoritairement favorables au régime en place - met en scène des fondamentalistes qui s’en prennent non seulement aux soutiens historiques du parti Baas que sont au départ les chrétiens et les Alaouites, mais aussi bien aux musulmans locaux de tradition, tant chi’ites que sunnites...

Dès lors on appréciera mieux, après avoir refermé la dernière page des « Égarés », la raison pour laquelle le wahhabisme apparaît de plus en plus dans le monde musulman comme une doctrine intolérante voire hérétique et surtout un facteur de division : un anti Islam en quelque sorte. D’où le nom de « égarés » dont les religieux musulmans tant sunnites que chi’ites qualifient les wahhabites car ils ne reconnaissent plus l’Islam dans cette doctrine impérialiste, simpliste et violente dans son essence même....

Ce livre est donc un avertissement, celui de l’annonce de lendemains qui vont déchanter et d’un possible embrasement religieux durable de tout le monde musulman proche-oriental... Il ne s’agira plus là ni de printemps ou d’automne mais bien d’une glaciation qui figerait le monde méditerranéen pour des décennies... L’intérêt bien compris de l’Occident n’est-il pas alors de revoir la folle tolérance dont nous faisons preuve à l’égard du wahhabisme et de ses acteurs ? Faute de quoi les actuels événements d’Égypte pourraient n’être qu’un signe avant-coureur d’une situation d’agitation convulsive et de guerre généralisée - où aujourd’hui Israël trouve largement son compte - qui va d’ailleurs rapidement dépasser les caciques de la Knesset quoiqu’ils en pensent...

Au final, avec « Les Égarés » Jean-Michel Vernochet s’affirme sans contexte comme l’un des meilleurs spécialistes actuels du Monde Arabe... Et puisqu’il a évoqué dans son précédent ouvrage le « printemps arabe », je ne puis m’empêcher de songer au père de cette formule, celui qui écrivit un ouvrage portant ce titre éponyme en 1959 : Jacques Benoist-Méchin ! Un journaliste et historien, certes lui aussi - mais comme tant d’autres - controversé, pour ses options et ses opinions durant les années de guerre, mais qui s’affirma par la suite comme le meilleur spécialiste du Proche-Orient, au point d’avoir été invité à l’Élysée et consulté par tous les présidents en exercice jusqu’à sa mort : depuis De Gaule jusqu’à Mitterrand ! Jean Michel Vernochet, par son indépendance de vue, la qualité de ses documents et la pertinence de ses analyses pourrait bien s’affirmer désormais comme son successeur !

Claude Timmerman

le 22 août 2013

Voir en ligne : editions.sigest.net

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