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Des espions craignent qu’un cabinet de conseil ait pu nuire à la communauté du renseignement américain.

dimanche 12 décembre 2021

Des sources internes des services de renseignement américains affirment que la refonte de la communauté, dirigée par McKinsey, a couté plusieurs millions de dollars, pour peu d’efficacité.

Le tentaculaire service d’espionnage américain s’est construit autour de la guerre froide avec des assassinats et des agents doubles. Aujourd’hui, ce monde s’est fracturé et a migré sur internet, avec des pirates informatiques et des cellules terroristes, laissant les agents de renseignement se débrouiller seuls pour garder le contact.

Pour garder le contact, les agences de renseignement ont donc fait ce que d’innombrables autres services gouvernementaux ont fait : Ils ont fait appel à un cabinet de consultant.
Au cours des quatre dernières années, la puissante société McKinsey a aidé à restructurer la bureaucratie du pays en matière d’espionnage, dans le but d’améliorer le temps de réaction et de faciliter la communication.

Au lieu de cela, d’après une douzaine de fonctionnaires qui ont assisté à la restructuration du projet, la couteuse refonte des services a affaibli l’efficacité des agents de renseignement.

Ces agents ont affirmé que cette stratégie a freiné la prise de décision au sein des agences clés, notamment la CIA, l’Agence de sécurité nationale et le Bureau du directeur du renseignement national.

Selon eux, McKinsey a complexifié une chaîne de commandement parfaitement huilée, ralenti les projets et les délais d’exécution, en appliquant des solutions « clef en main » alors que les agences avaient déjà leur propre règles de fonctionnement. Les employés sont consternés devant ce processus, affirmant que cette stratégie jette l’argent par les fenêtres et perturbe leur mission. On ne sait pas exactement combien McKinsey a été payé, mais selon la presse et les agences, le montant total a dépassé les 10 millions de dollars.

Les contrats de McKinsey d’une valeur de plusieurs millions de dollars, ont été attribués sans appel d’offres, afin d’accélérer les délais. Mais d’après les services qui y sont opposés, McKinsey a pu continuer à travailler sans perdre de nouveaux contrats.

Du point de vue du renseignement, les agents sont découragés dans leurs missions pour lutter avec des menaces de plus en plus importantes et complexes.

  • la Russie lance des campagnes de désinformation qui touchent des milliers de personnes en quelques secondes sur les médias sociaux, l’Iran attaque des sociétés pétrolières et gazières dans le cyberespace, les pirates chinois dérobent des dossiers gouvernementaux, les réseaux terroristes se sont démultipliés et se sont présents sur des réseaux cryptés, et la Corée du Nord développe furtivement son programme nucléaire.

Dans chaque cas, les changements bureaucratiques qui ralentissent le temps de réponses ou limitent les capacités de collecte de renseignements pourraient entraîner la perte de secrets, de données gouvernementales privées, du processus démocratique et même de vies américaines. Des projets de la NSA ont été supprimés ou retardés avec le départ d’employés mécontents.

Larry Pfeiffer, agent de renseignement avant la restructuration des services.

« Ils (McKinsey) ont détruit des réseaux dans lesquels les agents s’étaient investi durant toute leur carrière ».
C’est « un cauchemar pour la coordination » c’est très « très autoritaire ».
Pfeiffer dit ne pas connaître « une seule âme à la CIA ou à la NSA qui vous dirait que les réorganisations ont amélioré les choses ».
« C’est exactement ce qui s’est passé » confirme un autre officier de la CIA.

Tout le monde s’interroge, même au Capitole, où un assistant de la Commission du renseignement « suit et surveille » les plaintes concernant les réorganisations et le rôle de McKinsey.

McKinsey a refusé de commenter son travail pour la communauté du renseignement, invoquant une politique de confidentialité de ses clients.

Les porte-parole de « l’agence » ont balayé les critiques, affirmant qu’il était trop tôt pour juger des résultats de la novelle politique en insistant sur le fait que les conseils du cabinet McKinsey sont bons.

Un porte-parole de l’ODNI (Office of the Director of National Intelligence) a précisé que la restructuration « ne se fait pas en un jour », et qu’il y a quand même « des résultats positifs ». Et si l’ODNI a tiré parti de l’expertise de McKinsey en matière de « gestion du changement et de conception organisationnelle », le rôle du cabinet a été « limité », et le projet a été géré principalement par l’équipe de direction interne de l’ODNI.

McKinsey est l’une des sociétés de conseil les plus prospères au monde.

Crée depuis presque 100 ans, cette société d’élite compte plus de 100 bureaux dans le monde et près de 30 000 employés. Elle a conseillé des Présidents et contribué à l’essor de Wall Street. McKinsey a également formé des dirigeants d’entreprise les plus en vue aux États-Unis, notamment Sheryl Sandberg de Facebook, et Sundar Pichai, le PDG de Google, sans oublier Pete Buttigieg, candidat démocrate à l’élection présidentielle et maire de South Bend, dans l’Indiana.

Mais la société, qui possède son propre fond spéculatif, a fait l’objet d’une enquête minutieuse portant sur sa collaboration avec des gouvernements autoritaires et corrompus. ( Chine, Arabie saoudite, Turquie et l’Afrique du Sud).
Des activistes américains s’en sont aussi pris à McKinsey en critiquant leur politique des frontières. Le cabinet a répondu que leur contrat avec l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) n’implique pas la mise en œuvre de la politique d’immigration de l’administration Trump. L’année dernière, McKinsey a obtenu un nouveau contrat de plusieurs millions de dollars avec les douanes et la protection des frontières des États-Unis.

Des salariés s’interrogent sur la mauvaise image de McKinsey

« Devrions-nous servir le client X dans le pays Y et le pays Z ? » « Ce sont des questions qu’ils devraient se poser ».

Pourtant, lorsque la communauté du renseignement a commencé à chercher des consultants externes pour l’aider dans sa réorganisation, McKinsey était un choix logique, d’après son expérience avec les agences gouvernementales pour régler les problèmes de logistique. Les agences de renseignement s’efforçaient d’éliminer les cloisonnements de communication, entre les services, compte tenu des nouvelles menaces qui touchent le monde de l’espionnage.

La NSA a engagé McKinsey pour l’aider dans le cadre d’un projet de restructuration surnommé « NSA21 ». Ce programme a été lancé en 2016 sous la direction de l’amiral Mike Rogers.
La réorganisation a fusionné les équipes de cybersécurité offensive et défensive, un clin d’œil à la nature de plus en plus complexe des menaces numériques. Mais cette décision fait monter la grogne du secteur privé.

Selon M. Pfeiffer, McKinsey a compliqué cette restructuration, en poussant des changements qui ont conduit à une surabondance d’acteurs et à des dysfonctionnements. Et la réorganisation a rendu la mission plus complexe avec les nouveaux « centres de mission » qui regroupent les analystes et les opérateurs qui fonctionnaient auparavant en totale autonomie.

L’année dernière, le Washington Post relatait que des employés mécontents quittaient l’agence en raison de l’abandon de nombreux projets destinés à améliorer la collecte de renseignements.

D’après un ex agent, l’actuel directeur de la NSA, le général Paul Nakasone, tente d’inverser certaines restructurations qui ont eu lieu ces dernières années. « Il s’agit d’un signe de la part de Nakasone que la réorganisation de Rogers est allée trop loin ».
Greg Julian, porte-parole de la NSA, a rejeté la façon dont la restructuration a été définie. Le projet « NSA21 était la première réorganisation majeure de l’Agence depuis 20 ans ». « Les changements organisationnels, achevés il y a plus de trois ans, ont rendu la NSA plus forte et lui ont permis de rester positionnée pour se défendre contre les menaces auxquelles notre nation est confrontée. »
« comme c’est le cas pour toute organisation, nous continuons à affiner et à faire des ajustements, car la NSA doit être prête à répondre avec agilité à un paysage adversatif en constante évolution. Notre travail pour aider à sécuriser l’élection de mi-mandat 2018 est un excellent exemple des priorités de mission en constante évolution. »

Un autre responsable gouvernemental en lien avec la NSA21 a également minimisé le rôle de McKinsey dans le projet. Bien que McKinsey ait fourni « un soutien en matière de conseil pour aider à la mise en place de la nouvelle structure, les dirigeants de la NSA ont élaboré le plan directeur ».

La stratégie de McKinsey agace les agents de la CIA.

Un ancien haut fonctionnaire du renseignement qui a assisté à la réorganisation de la CIA, a observé que les changements qui y ont été apportés ont perturbé le délai d’exécution des rapports de renseignement, qui est un facteur critique dans la prise de décision. Il s’est également plaint des « centres de mission » nouvellement créés, disant avec ironie, qu’il avait une « meilleure relation » avec les analystes avant qu’ils ne soient forcés de collaborer. « C’est devenu un endroit où le fait d’avoir des réunions est un progrès »

Mais tout le monde n’est pas d’accord avec l’importance du rôle joué par McKinsey dans la restructuration, ni avec l’évaluation des changements jugè négatif.

Un autre « ex » de la CIA pense que la réorganisation « était en grande partie dirigée par une équipe d’officiers supérieurs de la CIA » et a noté que les changements de la CIA « étaient importants et ont largement survécu » à la présidence de Donald Trump « parce qu’ils étaient nécessaires et ont été très largement acceptés et félicités. »

Gina Haspel qui a dirigé la CIA, n’est pas revenue sur ces changements. Le faire n’aurait fait que créer plus de problèmes pour l’agence.
« Je me souviens que Gina disait que ce serait trop problématique. Vous avez dépensé beaucoup d’argent, vous avez chamboulé toute l’organisation et vous voulez la sanctionner alors que vous avez une tache à accomplir ».

Un autre ancien responsable de la CIA révèle que le changement organisationnel « prend en moyenne sept ans, donc toute tentative » d’évaluer son efficacité « avant 2022 ne permettra pas d’évaluer précisément l’impact ni de servir les intérêts de la CIA. »

L’ODNI, qui a également fait appel à McKinsey pour la restructuration, a souffert des mêmes problèmes rencontrés par les employés de la NSA et à la CIA.
Une personne qui a été témoin des changements à l’ODNI a déclaré qu’« il y a beaucoup de gens à l’intérieur de ces organisations qui se demandent : »Pourquoi avons-nous eu besoin d’engager une société de conseil pour mener une réorganisation alors qu’il n’y avait pas de problème à résoudre ?«  ».

Au total, la société a obtenu près d’un milliard de dollars de contrats gouvernementaux au cours des dix dernières années.

Son travail avec la communauté du renseignement a débuté il y a dix ans. Le cabinet a joué un rôle central en aidant le FBI à transformer sa mission de renseignement en 2005, sous la pression de la Maison Blanche pour restructurer le budget du « Bureau ».

Stephen Slick, ancient agent du renseignement :
« Ils recevaient de généreux honoraires de conseil, mais ne semblaient pas, de mon point de vue, apporter une expertise particulière à cette tâche »

Avec la récente restructuration de la communauté du renseignement, les responsables ont également été contrariés par ce qui semble être une absence de processus d’appel d’offres - McKinsey a semblé passer sans heurts de la CIA à la NSA, puis à l’ODNI par le biais de contrats sans appel d’offres, malgré un scepticisme persistant quant à l’efficacité de la société.

Un contrat sans appel d’offres, ou « source unique », est un contrat attribué sans appel à la concurrence. Stephen Slick dit que cela « a vraiment frappé les gens ».

Ross Marchand, directeur des politiques à l’Alliance pour la protection des contribuables, a déclaré que les contrats sans appel d’offres sont de plus en plus courants au sein du gouvernement fédéral, notamment au Pentagone - qui a accordé à McKinsey des millions de dollars de contrats au cours des dix dernières années.

« C’est un moyen pour le gouvernement de faire des économies, un processus d’appel d’offres peut prendre beaucoup plus de temps que la simple attribution d’un contrat ».

Il note que cette pratique tend à favoriser la complaisance des deux parties et que McKinsey « arrive généralement avec une formule magique ».
« Ils prétendent personnaliser, mais ils ne le font pas »
« Ils sont extrêmement scolaire. Vous pouvez dire qu’ils suivent un script ».

Un ancien employé de McKinsey a défendu cette pratique, décrivant le système comme un simple « partage des meilleures pratiques » d’une organisation à l’autre. Mais Duff McDonald, journaliste économique, l’a décrit comme une stratégie délibérée pour gagner des contrats « à la régulière ».
« Une fois qu’ils ont mis le grappin sur vous, ils sont peut-être la meilleure organisation de services qui soit pour se créer de nouveaux contrats ». « Leur fidélité est un spectacle à voir. »

Mais c’est aussi un moyen pour les dirigeants d’agences « d’externaliser les décisions difficiles », a-t-il ajouté. « Ils sont un bouc émissaire à louer ».

Politico

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