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Autopsie du «  massacre de Douma  » du 16 août 2015 en Syrie

mardi 25 août 2015

Un massacre aurait été perpétré le 16 août 2015 sur un marché d’une place de Douma, localité située dans la Ghouta de Damas, faisant près de 100 morts et plus de 200 blessés. Les grands médias des « démocraties occidentales » unanimes ont aussitôt accusé de façon radicale les autorités syriennes : « la « barbarie » et l’« inhumanité » du régime dénoncées après les raids meurtriers sur Douma » (le Monde.fr) ; « En Syrie, des dizaines de personnes tuées dans des raids du régime » (le Figaro.fr) ; « les bombes du régime font un carnage près de Damas » (Liberation.fr), etc. Les autorités de ces mêmes pays n’ont pas été en reste, à l’instar d’un Laurent Fabius qui a dénoncé, comme d’habitude, « l’inhumanité d’un régime qui n’hésite pas à massacrer sa population ».

Le bilan du massacre serait alourdi du fait d’une habitude particulièrement perverse de l’aviation syrienne, qui après avoir frappé un endroit, attendrait que les civils se regroupent pour porter secours aux victimes afin de réaliser d’énormes cartons. L’éditorial non signé du Monde du 19 aoûti va même jusqu’à prétendre que par la suite les pilotes syriens ont pris « pour cible des familles qui enterraient leurs proches dans les cimetières ».

Ces articles et déclarations basées sur une dépêche AFP, les accusations de l’émissaire spécial de l’ONU Staffan de Mistura [1], et des vidéos de la place du marché en ruine postées par des « rebelles » (voir infra), ont été par ailleurs l’occasion de rappeler aux lecteurs qui l’auraient oublié un certain nombre de « faits » et « vérités » : ce massacre est à placer dans la droite ligne de précédents massacres dont le régime serait coutumier, en premier lieu l’attaque chimique perpétrée le 21 août 2013, il y a presque deux ans jour pour jour, dont le régime avait alors été tenu responsable ; au début des événements il n’y avait que des manifestations pacifiques qui ont été sauvagement réprimées, entraînant le durcisement et l’islamisation de la rébellion ; cette énième exaction est l’occasion d’enfin réfléchir à une transition politique dont doit être écarté le président el-Assad .

Bref, tout citoyen occidental s’informant par les médias traditionnels et ayant confiance en ses dirigeants ne peut qu’être convaincu que le démon sur la terre, Bachar el-Assad a encore frappé, et qu’il convient de prendre enfin les mesures qui s’imposent.

Nous pouvons toutefois d’emblée relever, dans cette affaire et sa présentation médiatique, un certain nombre de traits qui font irrésistiblement penser à des cas antérieurs comparables mis en exergue ces quatre dernières années pour diaboliser les autorités syriennes aux yeux de l’opinion publique. Nous pensons ici en particulier au massacre de Houla du 25 mai 2012 et à l’attaque à l’arme chimique du 21 août 2013 [2], sur lesquelles nous avons publié récemment deux synthèses.

Le massacre a été immédiatement imputé au « régime » avant toute enquête : en l’occurrence il est impossible d’affirmer aussi rapidement que des raids de l’aviation syrienne ont délibérément visé un marché bondé, que les chasseurs sont revenus à la charge pour aggraver le bilan, et qu’ils ont pris ensuite pour cible des familles en train d’enterrer leurs proches dans des cimetières.

L’information est contrôlée par les « rebelles » qui tiennent la zone et sont crus sur parole sont la moindre réserve.

Les vidéos ( [3], [4], [5]) diffusées par les rebelles présentent des anomalies  : sur la place du marché, hormis en un endroit filmé en plan serré dans la vidéo 3, on ne distingue aucun corps et presque aucune trace de sang alors que dans les vidéos diffusées par bfmtv [6] et France 24 [7] on nous dit que les frappes viennent de se produire quelques minutes plus tôt. Aucune famille de victime n’est présente sur place pour chercher ses proches dans les décombres, aucun cri de lamentation, alors qu’on nous affirme qu’on compte nombre d’enfants, de femmes et de vieillards parmi les victimes. On nous montre par contre, en un autre endroit ( [8], [9]) des alignements de cadavres enveloppés dans des linceuls blancs, dans lesquels, curieusement, on ne distingue que des hommes dans la force de l’âge.

Ce massacre survient dans un créneau où un règlement politique possible du conflit se profile : en mai 2012, le massacre de Houla avait torpillé le plan de sortie de crise de l’envoyé spécial de l’ONU et de la ligue Arabe Koffi Annan, en août 2013, le massacre chimique de la Ghouta fut perpétré une semaine avant avant une rencontre décisive à La Haye entre John Kerry et Sergueï Lavrov pour préparer la conférence plusieurs fois reportée de Genève II ; dans le cas présent, alors que l’accord sur le nucléaire iranien a entraîné une détente dans les relations internationales au Moyen-Orient, Russes et Iraniens venaient d’initier début août un plan politique de sortie de crise. On aurait voulu torpiller ce nouveau plan qu’on ne s’y serait pas pris autrement.

Soulignons par ailleurs la synchronisation suspecte de l’attaque avec une réunion cruciale du Conseil de Sécurité de l’ONU le lendemain, qui a débouché sur une déclaration commune ambiguë que l’on peut juger défavorable aux autorités syriennes, si l’on en juge par la façon dont les chancelleries des pays « amis de la Syrie » comme la France l’on présentée ensuite en la reliant au massacre de la veille : « Le bombardement du marché de Douma à la veille de l’adoption de cette déclaration a une nouvelle fois montré l’urgence d’une solution politique. » [10]

Dans les trois cas, le massacre est perpétré peu de temps après qu’un personnel ou une équipe de personnels de l’ONU viennent d’arriver sur place. Ils peuvent ainsi se rendre immédiatement sur place et, guidés par les rebelles, rendre compte concrètement de l’événement (25 mai 2012 : arrivée à Homs 3 jours avant ; 21 août 2013, arrivée à Damas trois jours avant à 10 km des points d’impact des roquettes chimiques ; 16 août 2015, arrivée du responsable humanitaire de l’ONU Stephen O’Brien à Damas trois jours avant pour des discussions avec le ministre syrien des Affaires étrangères Walid Al-Mouallem). Signalons que dans leur démenti du 19 août, les autorités syriennes ont indiqué que l’observateur de l’ONU Staffan de Mistura (l’envoyé spécial de l’ONU qui s’est rendu sur place et a d’emblée appuyé les accusations des « rebelles ») s’est écarté « de l’impartialité dans l’exercice de sa mission en tant qu’émissaire du secrétaire général de l’ONU pour la Syrie [et] a donné des déclarations qui s’écartent de l’objectivité et des réalités et reposent sur ce que propagent certains milieux bien connus de leur hostilité à la Syrie. »

Étrange pratique des autorités syriennes qui perpétreraient systématiquement les massacres les plus révoltants 1) dans les rares créneaux où la possibilité d’un règlement politique du conflit se fait jour, 2) la veille d’échéances diplomatiques majeures, 3) en des endroits immédiatement accessibles à des personnels de l’ONU qui viennent d’arriver à proximité et peuvent aussitôt se rendre sur place pour faire leur compte-rendu, ou réagir à chaud [11].

Au-delà des comparaisons nous pouvons faire d’autres remarques : quand ils font la comparaison entre ce nouveau massacre et celui du 21 août 2013 les médias insinuent systématiquement que le régime en était l’auteur en omettant de préciser que de nombreux articles et rapports de la facture la plus sérieuse publiés depuis avancent des éléments accablants pour les groupes armés wahhabite [12].

En particulier : s’ils rappellent que la zone frappée est sous le contrôle de la brigade Liwa el-Islam, financée par l’Arabie Saoudite, et dirigée par Zahran Allouch, ils omettent d’informer, ce que démontre avec force détails et sources le rapport des avocats turcs [13] du 14 janvier 2014, dont aucun média n’a jamais rendu compte, que ce proche du chef des services de renseignements saoudiens Bandar Ben Sultan doit être considéré comme le principal suspect de l’attaque chimique du 21 août 2013. Si l’on se refuse à accorder du crédit aux autorités syriennes, il est insensé de faire confiance de façon aveugle à un tel personnage et une telle organisation.

On pourrait avancer une interprétation plus plausible des images du marché en ruines et des alignements de cadavres d’hommes diffusées par les grands médias, et présentées comme le résultat d’un ciblage délibéré d’un marché bondé de femmes et d’enfants. Il n’y avait ni femmes ni enfants dans cette zone, vidée depuis longtemps de ses habitants en raison des combats, mais en revanche un grand nombre de combattants de la Brigade Liwa el-Islam, qui s’étaient signalés les jours précédents en pilonnant Damas, fait que reconnaissent du reste l’ensemble des grands médias. En riposte l’aviation syrienne aurait bombardé la zone, tuant un grand nombre de combattants dont les cadavres auraient ensuite été disposés dans des alignements.

Pourquoi seuls les « massacres » attribués au régime sont-ils médiatisés, qui plus est sur la base de preuves extrêmement douteuses ? Nous rappelons, parmi beaucoup d’autres les massacres de Jisr es-Choughour du 7 juin 2011 [14], de Lattaquié du 4 août 2013 [15], de Khan el Assal du 13 marsi et du 18 juillet 2013 [16], et nous renvoyons de nouveau au rapport des avocats turcs qui dresse une liste accablante de crimes contre l’humanité de toutes natures perpétrés par toutes les branches de la « rébellion » depuis le début des événements en mars 2011. Par ailleurs, le 19 août, l’agence de presse officielle syrienne Sana, en apportant le démenti des autorités syriennes [17], a rappelé : « Nous aurions espéré que l’émissaire onusien condamne le bombardement par les groupes terroristes armés d’Alep, de Lattaquié et de Daraa, la coupure des eaux et de l’électricité à Alep et les massacres commis en Syrie par des organisations terroristes, telles que « Daech et le Front Nosra » et autres affiliées à al-Qaïda », a fait savoir la source dans une déclaration faite à SANA » Les grands médias qui ont rapporté ce démenti ont oublié [18] de citer cette phrase cruciale, comme ils ont oublié de rapporter ailleurs les graves exactions « rebelles » récentes qui y sont rapportées.

On peut également rappeler des cas antérieurs récents beaucoup plus graves qui n’ont suscité aucune réprobation internationale : le bombardement de Gaza par l’armée israélienne en juillet 2013 qui a causé la mort de 2000 civils dont 500 enfants, la campagne de frappes occidentales contre la Libye qui a fait des dizaines de milliers de morts en 2011, et plus récemment les bombardements massifs de l’armée saoudienne au Yemen suite au déclenchement de l’opération Tempête Décisive en mars 2015i. Ainsi donc, même dans le cas, qui n’est nullement prouvé, où l’aviation syrienne aurait occis une centaine de civils sur la place d’un marché, nous pourrions invoquer ces autres cas récents d’agression meurtrière et délibérée, passés sous silence pour les uns (Yemen), considérés avec mansuétude pour d’autres (bande de Gaza), voire fêtés comme de grandes victoires de la Démocratie et des Droits de l’Homme (Libye), pour souligner le deux poids deux mesures évident dans la présentation et l’exploitation de ce genre d’événement dramatique.

Nous invitons donc le lecteur, au vu de la somme d’éléments ici avancés, à prendre un minimum de recul face au concert d’accusations radicales lancées avant toute enquête et avec les mots les plus durs par des personnalités comme Laurent Fabius ou des quotidiens « de référence » comme le journal Le Monde. Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article, l’instrumentalisation des massacres à des fins de propagande de guerre, dans nos sociétés du spectacle d’Europe et d’Amérique du nord ne constitue pas l’exception, mais la règle.

Et nous rappelons encore, ce que le « massacre de Douma » tendrait opportunément à faire oublier, qu’il y a deux ans presque jour pour jour [19], selon tous les articles et rapports sérieux publiés depuis et entièrement passés sous silence dans les grands médias, que c’est bien plus vraisemblablement la brigade Liwa Al-Islam qui contrôle toujours la zone où se serait produit ce nouveau massacre, qui serait l’auteur de l’attaque à l’arme chimique du 21 août 2013, événement qui faillit déclencher une campagne de frappes aériennes de l’OTAN en Syrie qui, si l’on en juge par le précédent libyen, n’aurait pas fait une centaine de victimes comme prétendument allégué à Douma le 16 août 2015, mais des dizaines de milliers, et pour la plupart des victimes civiles innocentes.

François Belliot, 21 août 2015

Notes

[1Diplomate italo suédois, nommé en remplacement de Lakhdar Brahimi en mai 2015, qui lui-même avait remplacé Koffi Annan à ce poste.

[2Je renvoie aux deux synthèses fournies que j’ai rédigées sur ces deux affaires. 1) http://arretsurinfo.ch/comment-les-... 2) http://arretsurinfo.ch/synthese-sur...

[12Rapport de l’ISTEAMS du 11 septembre 2013, rapport final de l’ONU du 18 décembre 2013, « rapport du MIT » de Théodore Postol et Richard Lloyd du 14 janvier 2014, rapport des avocats turcs pour la justice du 14 janvier 2014, premier article de Seymour Hersch du 19 décembre 2013 intitulé « le sarin de qui ? », deuxième article de Seymour Hersch du 17 avril 2014. L’intégralité de ces rapports a été passée sous silence dans les grands médias.

[14Ce jour-là, 120 militaires de l’armée syrienne régulière sont massacrés dans leur caserne. Cet épisode constitue pour les autorités syriennes un tournant. Cf « Syriana,la conquête continue », de Bahar Kimyongür, éditions investig’action 2011, p 120/121.

[15Cf rapport de l’ISTEAMS du 11 septembre 2013 et rapport de Human Rights Watch d’octobre 2013.

[19Alors que je finalise cet article, je tombe sur cette interview hallucinante de Hala Kodmani dans le Libération du 21 août 2015 intitulée : « Le régime d’el-Assad doit sa survie depuis deux ans à son crime de la Ghouta »[http://www.liberation.fr/monde/2015...]. Hala Kodmani, qui suit la guerre en Syrie pour ce quotidien, est la sœur de Bassam Kodmani, membre fondatrice du Conseil National Syrien, et l’une des principales figures de l’opposition anti Assad en France depuis le début des événements. Dans cette interview qui est un modèle de désinformation, Hala Kodmani passe également sous silence les nombreux rapports pointant la responsabilité de l’opposition armée dans l’attaque chimique du 21 août 2013.

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