Geopolintel

La Nouvelle Chronologie, crépuscule d’un leadership ?

Pierre Dortiguier

vendredi 29 octobre 2010

« Par là toutes les époques sont rapprochées,

et tout s’est fait plus tard qu’on ne le dit. »

Voltaire. [1]

La nouvelle chronologie russe et la géopolitique

Certains curieux, et qui ne voudraient pas néanmoins partager des opinions téméraires, voient dans l’œuvre, non traduite encore en français, du mathématicien et physicien Anatoly Fomenko, des recherches sérieuses, documentées, appuyées sur une méthode statistique qui fait fondre l’armature de toutes les idéologies ; les nombreux lecteurs sont invinciblement attirés par le bouleversement géopolitique des conceptions conventionnelles.

Un défunt détracteur académique, co-lauréat du prix Nobel et ancien prix Staline en 1953, Vitali Lazarevitch Guinsburg, de ce savant russe qui a illustré son nom dans des recherches scientifiques poussées [2], met rageusement en cause un nationalisme russe qui voudrait ressusciter l’Eurasie et redonner nouvelle vie à la vaste étendue des Tzars et de l’Union soviétique.

Contre cela se dresse l’attachement au leadership américain prôné par l’ancien conseiller à la sécurité du président Carter, Zbigniew Brzezinski, dans son « Grand Échiquier » [3] : ce qui est une façon de reconnaître un Empire inhérent à l’ordre mondial. Chacun y prétend, de l’idéologie libérale au marxisme.

Nous ne retiendrons pas, comme latiniste ou helléniste, le doute jeté sur l’existence de l’Antiquité, celle des civilisations babyloniennes, sumériennes, égyptiennes et des Antiquités persanes, judaïques plus encore, et aussi chinoises par cette équipe de chercheurs russes qui travaille depuis plus de trente ans (depuis 1973) autour du legs transmis par l’écrivain indépendant russe, physicien, chimiste et astronome, Nicolaï Alexandrovirch Morozov (1854-1946).

Ceux-ci voient un prédécesseur dans deux auteurs français, le premier radical, le père jésuite Jean Hardouin, enfant breton de Quimper et bibliothécaire du collège Louis-le-Grand, dont l’érudition lui valut la faveur du monarque Louis XIV pour la composition et la publication de la Somme des Conciles ; il ne cachait pas qu’il tenait le Concile tenu en 1542 dans le Trentin germanophone italien — dit concile de Trente — pour seul valable et réellement avéré. Le second auteur, Voltaire, proclame dans ses Lettres philosophiques dites anglaises la venue d’une « Chronologie nouvelle » apportée par les calculs astronomiques de Newton ; et ce sont également des considérations astronomiques sur l’état du ciel porté, par exemple sur le Zodiaque du temple de Denderah en Égypte qui font conclure, chez Fomenko, à la création de ce dernier à partir du 12e siècle de notre ère. Il est certain qu’un tel propos fait sourire les gens peu sceptiques et qui placent les dogmes religieux dans des domaines historiques, donnant à la Vérité l’habit, sinon transparent, néanmoins trop léger d’une Muse de l’Histoire.

La Horde d’Or : trois langues officielles et une religion originaire

L’équipe russe a publié de nombreux livres, brochures et articles détaillés sur l’existence d’un vaste Empire dont nous connaissions en Occident l’existence de la partie orientale sous le nom imprécis de Grande et Petite Tatarie, et dont la légende, au milieu du prétendu 12e siècle de l’ère chrétienne, s’était emparée pour attribuer son gouvernement au fameux « prêtre Jean » [4]. L’équipe de Fomenko a minutieusement reconstitué cette vaste organisation militaire et politique, parvenue à sa pleine force aux 14e et 15e siècles de notre chronologie fixée par le calendrier grégorien et précisément par Juste Scaliger (1583), d’où son nom de chronologie scaligérienne, qui remonte les événements à l’an zéro de la naissance de Jésus Christ dans un lieu supposé être la Palestine.

La découverte de cette unité politique de la Horde d’Or — non seulement eurasienne, mais englobant l’Afrique du Nord, ce qui contredit une invasion arabe, et le Nord-Ouest américain — est le fruit d’un travail historique. Il ne faut pas confondre, comme on s’y méprend aujourd’hui, l’histoire comme discipline avec le métier des historiens. Toute personne qui use d’une méthode scientifique peut prétendre à la recherche, à la condition de savoir que l’histoire est une science humaine, dans laquelle il entre une part de savoir-faire, d’intuition, car il s’agit d’une reconstruction du passé et non de sa vision directe. Comme en linguistique, dans les sciences humaines, nous mêlons la science et l’art, avec une part subjective. Mais certaines constructions sont difficiles à maintenir, car elles heurtent la logique inhérente à l’esprit.

Il en va ainsi pour la N.C. ou Nouvelle Chronologie russe. Certaines propositions émises sont difficiles à admettre dans le consensus historique actuel. Comment cependant passer d’un âge que sa perfection a nommé classique à Athènes, à Rome ou à Alexandrie, ensuite à Constantinople, pour ensuite s’enfoncer graduellement dans un long Moyen-Âge, qui scintille de lueurs, comme une nuit brillante qui fait oublier le soleil ?
L’histoire de l’Art nous montre l’art du statuaire développé à la perfection, dans la poursuite de la tradition grecque, des peintures ravissantes sont encore admirées à Pompéi, puis ce même savoir se perd insensiblement. Et d’accuser la barbarie gothique, germanique qui ne se remet que lentement, comme un loup assoiffé hésitant à s’approcher des bassins de l’Antiquité. Bref, cette rupture entre des périodes vastes de l’activité humaine est refusée par l’École russe elle-même déchirée par ses adversaires académiques aussi staliniens que Guinsburg cité plus haut.

Nous mentionnons cette opposition russe, ou assimilée à la qualité de russe, à l’académicien Anatoly Fomenko (né en 1945) pour écarter déjà le soupçon de nationalisme élevé à son encontre. Comment croire qu’une œuvre nationaliste soit rejetée par l’ensemble des autorités en place, à moins de supposer que la nation russe contemporaine soit composée de plus d’autorités non russes que d’authentiques ? C’est là une hypothèse risquée !

En revanche, l’esprit géopolitique ne peut que s’intéresser à la mise en évidence de cette Horde d’Or par Anatoly Fomenko, qui montre au tome quatrième de sa série en sept volumes, intitulée « History : Fiction or Science ? », publiée à Londres, des documents photographiés, tel ce casque d’Ivan le Terrible, du 16e siècle, visible au musée du château de Stockholm gravé en arabe et russe,

et d’autres armes ouvragées, au musée de Kolomenskoye de Moscou, au musée de l’église de Raspyatskaya à Alexandrovskaya Sloboda (ville moderne d’Alexandrov qui aurait été capitale de la Horde aux 14e et 15e siècles), démontrant que le russe, le turc et l’arabe étaient les trois langues courantes, le russe et le turc, les deux langues officielles de ce qui a seul, selon A. Fomenko, mérité le nom d’Empire. Ceci est accompagné d’un document chrétien conservé dans un monastère, qui mêle au texte russe, des passages arabes et turcs.

Le nom d’Allah est présent dans le christianisme, chacun le sait et même dans le polythéisme, mais ce qui est nouveau est de constater l’expression coranique dans le vieux culte chrétien de la Horde d’Or. Il va de soi que l’intérêt russe de Fomenko est porté au mouvement chrétien dit nestorien (à savoir le Nestorianisme) installé principalement à Mossoul et qui, selon une hypothèse hardie, aurait été à l’origine de l’emploi du terme de Muslim, de Musulman ayant désigné des chrétiens hétérodoxes avant la séparation de l’hérésie islamique (hérésie étant prise au sens non péjoratif de choix, qui est le sens grec authentique). Cette supposition est reprise, comme on sait par Nicolas de Cues, au 15e siècle, ou Cusanus, Le Cusain (en quoi Fomenko veut lire non pas le village lorrain de Cues, mais la ville de Kazan) dans son ouvrage latin, Cribratio Alchorani, c’est-à-dire le passage au crible, « le criblage du Coran ».

Tous ces traits historiques méritent bien qu’on s’y attarde. Si nous quittons la littérature, qui peut bien ressembler à une prairie avec ses fleurs naturelles et ses épines, et que nous nous reportions à l’architecture, il faut porter à la connaissance de nos lecteurs ces documents architecturaux : « document » provient d’une racine, doc, signifiant ce qui est montré, comme on désigne du doigt. Beaucoup de documents, à cet égard, n’en sont guère, car ils ne montrent rien et sont agités par des avocats d’une cause, sans qu’ils nous convainquent de ce qu’ils montrent effectivement. Mais les semi-savants sont plus éloquents que les savants véritables, qui sont des sceptiques, des chercheurs, non des défenseurs. L’histoire, à la différence de la religion ou de la morale, n’est pas dogmatique, car elle ne pousse pas à agir ; elle ne donne pas d’ordre : elle éclaire, sans plus.

C’est un éclairage que répand en effet la Nouvelle Chronologie, en rapprochant les deux civilisations russes et turques, comme le montrent la croix et le croissant lunaire entourant une étoile à six branches, sur les églises ayant appartenu à l’Empire, et visibles au palais Teremnoy du Kremlin. L’étoile et le croissant ont été les vieux symboles de Constantinople (Czar-Grad). Ce fait est communément accordé. Plus tard ce symbole a été associé à l’islam, et est perçu aujourd’hui comme symbole exclusivement musulman. Néanmoins, l’étoile et le croissant ont décoré la gigantesque cathédrale Saint Étienne (Stefansdom) de Vienne jusqu’au 17e siècle. Le croissant a été enlevé de la flèche de la cathédrale aussi tardivement qu’en 1685 (après le siège de Vienne par les Ottomans ) ; actuellement il est exposé au musée de Vienne. [5]

Une certitude historique s’effondre alors : la présence d’une barbarie mongole et tatare que seule la dynastie des soi-disant Romanov, issus d’une famille allemande du Schlewig-Holstein aurait dissipé par un rapprochement avec l’Occident. Ce joug mongol n’a point existé ; le terme de mongol n’aurait rien à voir avec l’actuelle Mongolie. Il serait à rapprocher de la racine indo-européenne de Mégalon, pour dire la grandeur. L’empire mongol serait le grand empire auquel les rois prêtaient allégeance jusqu’aux Temps Modernes qui est la dislocation de cet ordre, avec des restes de cette organisation, dans l’idée impériale projetée dans une antiquité, pour Fomenko, et là est son scandale : antiquité utopique, forgée à la Renaissance. Celle-ci ne serait pas un retour à l’Antique, mais sa création artificielle, tout comme cette statue attribuée à l’Empereur Marc-Aurèle et sortie des entrailles de Rome par des ouvriers sur un chantier !

Des pays comme la Perse dont on nous répète qu’elle fut envahie par les mongols, après avoir perdu son indépendance culturelle, étant assaillie par les arabes répandant l’islam, alors qu’elle vivait sous la conduite de mages zoroastriens dont la naissance se perd dans la nuit des siècles ; des arabes quittant leur désert et leurs villes marchandes pour partir à l’assaut de l’Afrique, de l’Espagne et poussant jusqu’à Poitiers, et édifiant des dynasties splendides en introduisant des chiffres arabes, tout est renversé par cette équipe russe, qui gagnerait la coupe mondiale de géopolitique, si elle existait. Nos arbitres universitaires sifflent en vain la fin de la partie, mais Fomenko et ses statisticiens et historiens des sciences poursuivent, sous les applaudissements du public qui a déjà acheté 100 000 exemplaires de la version anglaise.

Dans un centre artisanal de l’avenue Vali-Asr, une très habile artiste téhéranaise, la souriante Faezeh, m’a montré les robes traditionnelles iraniennes qu’elle portait. J’étais subjugué par l’étalage des vêtements : les longues ou courtes robes suspendues étaient en grande partie identiques à ce que chacun peut regarder des costumes ukrainiens, russes et même baltes, biélorusses etc. L’on se serait cru dans le chœur de l’opéra Boris Godounov de Modeste Moussorgsky.

Changement de regard

Faut-il remonter notre Histoire du Sud au Nord-Est, verrons-nous les regards tournés vers Istanbul que l’auteur suppose être la vraie Jérusalem où vécut le Christ, avec sa tombe située sur l’équivalent du mont Golgotha, dans un endroit que les Turcs affirment être l’allée d’Issa, et la tradition musulmane locale la tombe d’un prophète ? Dieu seul le sait et seul Il peut nous instruire dans l’au-delà pour savoir en quoi nous divergeons, selon la sourate Cinquième « La Table Servie ». Cette même sourate dit à Mahomet - car le français a retenu le nom turc - que tu verras parmi les chrétiens surtout des moines verser des larmes en entendant les versets du Coran. Cela donne envie de lire Fomenko !

Évidemment, suggérer que l’actuelle Al Qods était un village de ce même nom sous l’Empire ottoman (Ottoman=Atamans pour Fomenko) successeur de la Horde d’or ; que cette Palestine se situait ailleurs que là où les bulldozers font écrouler les maisons de ceux dont les ancêtres vivaient sous les héritiers de la Horde, ne plaira pas à tout le monde. Prétendre que le mot d’arabe « pourrait être dérivé du mot de horde (Orda en russe), en considérant que les caractères romains pour b et d seraient souvent confondus, et que l’orientation des deux lettres était encore vague au Moyen-Âge » énervera de grincheux orientalistes, non les orientaux. Dire maintenant que Salomon est plus reconnaissable en Soleiman le Magnifique qu’en ce que nous propose l’Ancien Testament forgé après les Évangiles selon le professeur russe, ou qu’en ce que gravent dans le cerveau les images des Hollywood de tout temps ; et que le film « Le Messager de Dieu » (1975) où l’acteur étatsunien Anthony Quinn, qui n’avait pas épousé alors une musulmane, joue le rôle de l’oncle du Grand Prophète, est bien plus éloigné de la vérité que ce que dit Anatoly Fomenko sur Mehmet II, conquérant de Constantinople, mais successeur légitime de la Horde, sera étonnant à beaucoup. Moins étonnant en tout cas que le mur du silence entourant les résultats de l’équipe de chercheurs qui a aussi parcouru les lieux dont elle parle.
Le lecteur trouvera un signe géopolitique intéressant dans le fait avancé par Fomenko que la prétendue révolte du « paysan » Pougatchev réprimée par la Grande Catherine, fut en réalité le dernier combat de destruction de la Horde d’Or en 1776, date où monta l’étoile de la Constitution des États-Unis d’Amérique.

Le plateau va-t-il s’infléchir ? Dieu seul le sait.

Pierre Dortiguier pour Geopolintel.

Notes

[2En particulier dans la résolution en 1990, du problème de Plateau, du nom du physicien et mathématicien bruxellois Joseph Plateau (1801-1883) qui l’a formulé, touchant la surface minimale d’un bord donné.

[4Voir en allemand, Gerd-Klaus Kaltenbruner : Johannes est son nom. Roi prêtre, gardien du Graal et personnage fabuleux - Johannes ist sein Name. Priesterkönig ,Gralshüter,Traumgestalt. Zug (en Suisse), Die Graue Edition,1993, in - 8°,493 pp.

[5Anatoly T. Fomenko : History:Fiction or Science,4, Delamere Publishing, 727pp., cf. Illustrations pp.361-364, casque d’Ivan, p.366

—  0 commentaires  —

© Geopolintel 2009-2023 - site réalisé avec SPIP - l'actualité Geopolintel avec RSS Suivre la vie du site