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Le chaos pour une monnaie numérique

lundi 20 mars 2023

Les banques centrales créent-elles de la monnaie ?

En principe, les banques centrales ne créent pas de monnaie. Ce sont essentiellement les banques commerciales, celles qui sont habilitées à la fois à faire des crédits et à recevoir des dépôts, qui créent de la monnaie.

Cependant, une banque centrale crée ce qu’on appelle de la « monnaie banque centrale ».

  • Les banques centrales émettent deux types de passifs, qui constituent la base monétaire : les billets en circulation et les dépôts et comptes courants.
  • Les billets sont vendus sur demande aux banques de détail en échange de créances rémunérées, ce qui permet à votre banque de les mettre à votre disposition pour effectuer un retrait d’espèces.
  • Les billets de banque ne rapportent pas d’intérêts.
  • Les billets en circulation dans le monde représentent actuellement une valeur de 1 200 milliards d’euros environ. La valeur d’un billet résulte de son cours légal et de la confiance du public dans le fait que son pouvoir d’achat ne sera pas érodé par l’inflation.
  • Des comptes sont ouverts à la banque centrale pour les banques domestiques, les institutions financières internationales et l’État afin de faciliter les flux de paiements entre eux. Lorsque vous achetez un ordinateur portable avec une carte de crédit, le transfert de votre compte bancaire vers celui du vendeur implique un transfert de votre banque à la sienne par l’intermédiaire de leurs comptes respectifs auprès de la banque centrale.
  • Les principales banques centrales rémunèrent ces comptes de dépôt ou comptes courants, et c’est via ces taux d’intérêt qu’elles pilotent d’autres taux d’intérêt dans l’économie et mettent ainsi en œuvre la politique monétaire.
  • Le taux de la facilité de dépôt de la BCE est actuellement négatif (– 0,5 %), ce qui signifie que les banques payent pour détenir des réserves auprès de la banque centrale.

C’est pour cela qu’il y a une guerre des monnaies numériques, entre les entreprises privées comme Amazon ou Facebook et les banques centrales qui veulent maintenant créer la monnaie.
Selon la BCE, la phase d’étude sur l’euro numérique, qui devrait durer environ deux ans, a commencé en octobre 2021 et devrait prendre fin en octobre 2023.

Monnaie de Banque Centrale

Une monnaie numérique de banque centrale est d’abord une monnaie, émise par la banque centrale. C’est aussi une monnaie totalement dématérialisée.
Deux précisions : monnaie « numérique », « digitale » ou « virtuelle », c’est la même chose ; tout comme « monnaie de banque centrale » et « monnaie centrale ».

La monnaie centrale constitue une créance sur la banque centrale : concrètement, lorsque quelqu’un possède un billet, la banque centrale en garantit la valeur nominale (ou faciale) ; un billet de 50 euros sera toujours repris, via une banque commerciale, pour une valeur de 50 euros.
En revanche, les sommes inscrites sur les comptes des clients dans les banques commerciales ou les établissements de paiement ne correspondent pas à de la monnaie centrale, mais à de la monnaie commerciale.
Ce sont les banques commerciales qui la créent, lorsqu’elles accordent des crédits à leurs clients et créditent les comptes de ces derniers du montant de ces crédits, ou encore lorsqu’elles créditent les comptes des clients qui leur remettent des billets ou des chèques ou qui reçoivent des virements. Les clients ont alors une créance sur la banque commerciale.

Depuis le début de l’année 2020, la Banque de France a engagé une démarche d’expérimentation en matière de monnaie digitale de banque centrale, visant à explorer avec des partenaires les apports potentiels des nouvelles technologies pour améliorer le fonctionnement des marchés financiers et plus particulièrement les règlements interbancaires (monnaie digitale de banque centrale dite « de gros »).

Concrètement pour amorcer ce chantier, la Banque de France vient de tester le 14 mai avec succès le recours à une blockchain développée par ses équipes pour expérimenter l’utilisation d’une monnaie digitale de banque centrale afin de régler une émission de titres financiers numériques effectuée par Société Générale Forge.

Dans les toutes prochaines semaines, d’autres expérimentations seront conduites par la Banque de France en coopération avec d’autres acteurs, sur la base des dossiers reçus dans le cadre de l’appel à candidatures ouvert le 27 mars 2020 pour expérimenter l’usage d’un euro digital de banque centrale dans les règlements interbancaires. Leur nombre élevé témoigne de l’intérêt de l’industrie bancaire et financière pour ces expérimentations et du dynamisme de la Place de Paris en matière d’innovations technologiques dans le secteur financier.

Les résultats de ces expérimentations seront un élément important de la contribution de la Banque de France à la réflexion plus globale conduite par l’Eurosystème sur l’intérêt d’une MDBC. Banque de France

Le risque démocratique de l’euro numérique

La Banque centrale européenne (BCE) est lancée depuis plusieurs années dans un projet ambitieux, comme d’autres banques centrales à travers le monde : celui de numériser sa monnaie fiduciaire, avec la création d’un euro numérique, en complément à la circulation physique de l’euro — en billets et en pièces — et scripturale — via les transferts de compte à compte.

Ce projet s’inscrit dans une démarche dont les objectifs sont multiples et dont on peine à prioriser le rang, voire pour certains d’entre eux à être convaincu de leur pertinence. S’agit-il d’apporter une réponse au risque de développement de l’usage des monnaies privées que sont les crypto-monnaies, et en particulier les stablecoins, ces actifs numériques qui consistent pour une entreprise privée à émettre des « canada dry » de dollar ou d’euro ? S’agit-il de répondre au défi de la numérisation de la monnaie chinoise avec le lancement du e-yuan et son utilisation dans la route de la soie numérique ? N’est-ce pas plutôt un moyen de plus grande facilité d’usage pour les citoyens européens, permettant de diminuer les risques de fraudes ? ou faut-il y voir une ambition plus grande de faire de l’euro numérique la future devise internationale des échanges internationaux du numérique ? Tout cela reste, pour un lecteur extérieur, relativement confus, et l’on reste dubitatif sur les objectifs précis assignés à cet euro numérique1. À lire les nombreux documents publiés par la BCE2, l’argument principal en faveur de la création d’un euro numérique serait de « préserver le rôle de la monnaie publique comme point d’ancrage monétaire du système de paiement » permettant ainsi de favoriser l’innovation3. Autrement dit, l’euro numérique serait d’abord et avant tout une réponse au défi que feraient porter les crypto-actifs au monopole d’émission de la monnaie légale et les BigTech aux infrastructures de paiement traditionnelles. A tout le moins, ces arguments ne convainquent pas d’une nécessité urgente, pour le citoyen européen, de recourir à une monnaie numérique, tout au moins dans les besoins quotidiens, et, reflètent, pour le pouvoir politique, un manque d’ambition assignée à ce projet.

De ce point de vue, le projet d’un euro numérique apparaît en décalage avec le projet chinois : contrairement à l’e-yuan, l’euro numérique n’est pas pensé par le pouvoir politique, mais par l’autorité monétaire, laquelle raisonne en considérations purement monétaires, voire macro-économiques — non politiques. À l’inverse, les autorités politiques chinoises assignent à l’e-yuan un rôle éminemment stratégique, celui de renverser l’hégémonie du dollar américain. Ce que la banque centrale de Chine a bien pris en compte, considérant que le e-yuan doit servir largement aux opérations de paiement internationales4.

Le projet d’un euro numérique apparaît en décalage avec le projet chinois : contrairement à l’e-yuan, l’euro numérique n’est pas pensé par le pouvoir politique, mais par l’autorité monétaire, laquelle raisonne en considérations purement monétaires, voire macro-économiques — non politiques.
Hubert de Vauplane

Le rôle central, voire exclusif de la BCE comme pilote du projet révèle un risque plus grand encore : celui du défi aux principes démocratiques dont l’Union européenne est porteuse via la Charte européenne des droits de l’Homme, à commencer par le respect de la vie privée (article 7), la protection des données personnelles (article 8), et le droit de propriété (article 17). Ces droits fondent le projet même européen et constituent son socle de valeurs sur lesquelles sont basées les démocraties européennes.

Ce défi démocratique tient au fait que les caractéristiques d’une monnaie numérique sont différentes de celle d’une monnaie scripturale ou fiduciaire et présentent des risques spécifiques.

La principale caractéristique de la monnaie fiduciaire tient en son anonymat : les pièces et les billets qui circulent entre leurs détenteurs le sont de façon tout à fait anonyme. Personne ne peut savoir qui détient de l’euro dans son portefeuille ou son « bas de laine ». Quant à la monnaie scripturale, et en particulier celle qui circule entre les banques commerciales et les agents économiques, seules les banques qui tiennent les comptes de leurs clients connaissent le montant et l’usage qui est fait de cette monnaie. Or, on l’oublie un peu vite, les banques sont tenues à un secret bancaire strict, dont la violation est sanctionnée pénalement. Certes, la loi prévoit des exceptions à ce secret, notamment vis-à-vis des autorités judiciaires et de police, mais celles-ci sont encadrées et surtout ne sont pas permanentes : les banques ne doivent transmettre des données personnelles de leurs clients à la justice ou à la police que de façon encadrée, relativement à une demande précise et limitée dans le temps. Ainsi, aucune autorité ou institution étatique ne dispose d’une vision précise de qui détient de la monnaie scripturale, mais surtout des usages que leurs détenteurs font de celle-ci.

Pour le citoyen, l’euro numérique est difficilement différenciable des modes de paiement monétiques modernes. Fabio Panetta membre du Directoire de la BCE en charge du projet, reconnait lui-même que « Les particuliers ne font, et ne comprennent, généralement pas la différence entre l’euro numérique et les euros qu’ils dépensent déjà en recourant à des moyens de paiement numériques privés »5.

Et pourtant, de son côté, la monnaie numérique présente des caractéristiques propres et distinctes de celles d’une monnaie fiduciaire ou scripturale.

Contrairement aux modes de paiement modernes, les monnaies numériques ne sont pas anonymes.
Hubert de Vauplane

En premier lieu, les monnaies numériques ne sont pas anonymes. C’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’abolir tout lien juridique, technique ou autre entre le détenteur de la monnaie et l’émetteur de celle-ci. Selon le socle technologique sous-jacent à la monnaie numérique, celle-ci sera pseudonyme ou beaucoup plus rarement nominative. Dans le cas du pseudonymat, si l’identité du détenteur n’est pas révélée, l’outil qui permet d’utiliser la monnaie numérique est pour sa part identifiable, qu’il s’agisse d’une adresse sur une blockchain ou tout autre registre numérique, distribué ou non. Ainsi, « il suffit » de faire le lien entre l’instrument et la personne pour connaître l’identité de celle-ci, ce qui sera nécessairement le cas à un moment ou l’autre de la transaction en monnaie numérique — du seul besoin d’appliquer la règlementation relative à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. À tout le moins, la banque commerciale qui distribue la monnaie numérique de sa banque centrale devra, à un moment ou un autre, vérifier l’identité du détenteur de la monnaie numérique. Ce qui n’est pas le cas lorsque l’on paye un commerçant ou toute autre personne en monnaie fiduciaire. Une fois l’argent liquide retiré du compte bancaire, la circulation de la monnaie fiduciaire est totalement anonyme — si on laisse de côté les obligations de vérification au-delà d’un certain montant. Consciente de la difficulté, la BCE affirme régulièrement dans ses diverses publications et lors des échanges avec le Parlement européen que cette problématique reste cruciale à ses yeux.

En deuxième lieu, la monnaie numérique de banque centrale contient des informations relatives à la vie privée et personnelle. Si avec une carte bancaire la banque qui a émis la carte peut connaître très précisément le détail des transactions, ces informations ne sont pas « intégrées » dans la carte, mais liées au système de paiement. Autrement dit, le support du paiement lui-même — la carte — ne contient aucune information relative aux opérations effectuées. Inversement, une monnaie numérique, bien que cela puisse dépendre du support technologique sous-jacent, contient les informations relatives au paiement. D’où la question brûlante du respect de la vie privée et des données personnelles. À cet égard, la consultation publique lancée par la BCE entre octobre 2020 et janvier 2021 a montré qu’il était essentiel de garantir le respect de la vie privée pour que l’euro numérique contribue à préserver la confiance dans les paiements à l’ère numérique6. La CNIL et ses homologues européens ont réaffirmé récemment « l’importance de garantir la protection de la vie privée et des données dès la conception et par défaut dans ce projet [d’euro numérique]7. La BCE a conscience de l’importance que représente la protection des données personnelles, et déclare à l’envi que « ni l’Eurosystème ni aucune entité centrale ne devrait avoir accès aux données associées aux transactions en euro numérique autres que celles dont ils ont absolument besoin pour remplir leurs missions »8. Il n’en demeure pas moins que techniquement, aucune garantie ne semble aujourd’hui permettre de considérer que les informations personnelles contenues « dans » la monnaie numérique ne sont pas techniquement transférables à des tiers.

Techniquement, aucune garantie ne semble aujourd’hui permettre de considérer que les informations personnelles contenues « dans » la monnaie numérique ne sont pas techniquement transférables à des tiers.
Hubert de Vauplane

Troisièmement, et ce point est lié au précédent, la monnaie numérique est « traçable » en ce sens qu’il est possible de connaître l’historique de toutes les transactions effectuées via une monnaie numérique depuis sa mise en circulation jusqu’à sa dernière utilisation. Ainsi rien n’est perdu, tout est inscrit dans un registre contrôlé par la banque centrale qui peut ainsi remonter l’ensemble des transactions liées à une unité de monnaie économique. Car contrairement à un billet de banque ou une pièce de monnaie qui ne contient aucune information liée à une transaction, les unités — ou jetons — de monnaies électroniques contiennent des informations qui sont « encapsulées » dans l’unité numérique lors de chaque transaction.

Quatrièmement, cette monnaie peut être programmable, en ce sens que son utilisation peut être limitée à certaines situations. Ainsi, par hypothèse, les paiements relatifs à des aides et allocations en monnaie numérique pourraient être limitées uniquement à l’objectif de la subvention — par exemple, l’allocation de rentrée scolaire ne pourrait être dépensée qu’à l’achat de fournitures scolaires, ou les aides au logement au paiement du loyers, etc. — ou à certains types de financements, par exemple pour s’assurer que les fonds permettant de financer la transition énergétique sont bien utilisés à cette fin. Mais rien n’empêche non plus cette programmation de contrôler les achats et de surveiller les déplacements des détenteurs de monnaies numériques. Cette programmation pourrait même être utilisée pour émettre de la monnaie dite « fondante » c’est-à-dire avec une date d’expiration, au-delà de laquelle la monnaie n’est plus utilisable.

La « programmation » de l’euro numérique pourrait être utilisée pour émettre de la monnaie dite « fondante » c’est-à-dire avec une date d’expiration, au-delà de laquelle la monnaie n’est plus utilisable.
Hubert de Vauplane

Cinquième caractéristique générale, l’absence de rémunération attachée à la monnaie numérique. Il est généralement prévu que celle-ci ne donne pas droit à rémunération sous forme d’intérêt, tout comme la monnaie fiduciaire, mais contrairement à la monnaie scripturale qui, lorsqu’elle est déposée en banque, peut faire l’objet d’une rémunération en fonction des taux d’intérêts, de la durée du dépôt et de la qualité de la banque.

Il s’agit là de caractéristiques générales, et chaque banque centrale peut concevoir sa monnaie numérique de façon différente, selon la technologie retenue. Mais, mis à part la programmation, les quatre autres caractéristiques sont inhérentes à toute monnaie numérique, du moins de ce que l’on peut comprendre à la lecture des nombreux travaux des banques centrales elles-mêmes.

Compte tenu de ces caractéristiques, on pourrait s’attendre à ce que la création d’un euro numérique fasse l’objet d’un vaste débat démocratique, que ce soit au sein du Parlement européen, mais aussi des parlements nationaux de la zone euro. Or tel n’est pas le cas. Pourtant, comme l’indiquait Christine Lagarde dans son intervention à la conférence organisée conjointement par la BCE et la Commission européenne le 7 novembre 2022 sur le cadre législatif de l’euro numérique : « the digital euro is not a stand-alone project, confined to the payment domain. It is rather a cross-policy and truly European initiative that has the potential to affect society as a whole. »9

L’introduction de l’euro numérique reste une question purement technique, conduite par l’Eurosystème, c’est-à-dire par les banques centrales de la zone euro, y compris en sous-traitant au secteur privé des rapports d’impact10 ou la réalisation de cas d’usage, avec peu, voire pas, de contrôle ni ne débat par le Parlement et le Conseil européen. Certes, le Parlement a commandé un rapport à deux experts sur les implications d’un euro numérique11. Mais outre le constat que ce rapport n’aborde absolument pas le sujet sous l’angle de la question démocratique, l’implication du Parlement européen dans le débat est faible ; son rôle se limite à des auditions régulières mais relativement brèves d’un membre du directoire de la BCE devant la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen12.

Si l’on souhaite que l’euro numérique n’échoue pas par manque de confiance des citoyens pour cette nouvelle formule, il est urgent qu’un réveil politique ait lieu.
Hubert de Vauplane

Ce silence du côté de Strasbourg et de Bruxelles est tout aussi assourdissant que sur la rive gauche de la Seine à Paris dans les deux assemblées parlementaires élues : pas de rapport, pas d’étude, par de discours sur les enjeux pour les citoyens de l’arrivée prochaine d’un euro numérique. Une démission collective de la classe politique13 sur un sujet qui va pourtant profondément bouleverser le rapport de tout un chacun à la monnaie depuis que celle-ci existe. Même les organisations citoyennes sont peu disertes sur le sujet, mis à part un appel de 120 acteurs relayé par l’Institut Veblen en février 202214.

Si l’on souhaite que l’euro numérique n’échoue pas par manque de confiance des citoyens pour cette nouvelle formule, il est urgent qu’un réveil politique ait lieu. Car dans une démocratie, aucun pouvoir autre que le juge, fût-il indépendant du pouvoir politique, ne peut se faire le gardien des libertés fondamentales. La BCE comprise.

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