Geopolintel

Un faussaire au New York Times

mercredi 14 avril 2010

Depuis quatre ans, Jayson Blair bidonnait ses articles. Son journal l’a révélé dans une longue enquête publiée.

Pour la presse américaine, c’était l’histoire à ne pas manquer au beau milieu de la guerre en Irak. Dans la petite ville de Palestine, en Virginie-Occidentale, la famille de Jessica Lynch (1) est prise d’assaut par les journalistes et les caméras de télévision. A 20 ans, la jeune fille a été portée disparue avec plusieurs membres de son unité à la suite de combats avec des troupes de Saddam Hussein, dans le sud du pays. Au New York Times, la rédaction est mobilisée et décide d’envoyer Jayson Blair sur les lieux.

Dans un article publié le 27 mars en première page, le jeune journaliste décrit longuement le père de la jeune fille, venu faire une déclaration à la presse : « Gregory Lynch Sr s’étouffe presque en se présentant sur son porche qui offre une vue sur les champs de tabac et les pâturages. » Le lendemain, en découvrant l’article, Gregory Lynch s’esclaffe : il n’y a pas le moindre champ de tabac et pas davantage de pâturages autour de sa maison. Il n’a en outre aucun souvenir d’un reporter du New York Times près de chez lui. Et pour cause. S’il signe bien ses « reportages » de Palestine, Jayson Blair n’y a jamais mis les pieds. Il a tout simplement réalisé son article depuis New York, en recopiant les dépêches d’agence et en inventant les détails à sa convenance.

« Un énorme oeil au beurre noir »

Dimanche dernier, le prestigieux quotidien a révélé dans une enquête de quatre pages que le journaliste de 27 ans, qui a démissionné le 1er mai, avait falsifié « au moins 36 des 73 » articles qu’il avait écrits depuis qu’il avait été affecté à la rédaction nationale en octobre. Surtout, selon les aveux du journal, la « fraude » pourrait porter sur plus de 600 articles rédigés par Jayson Blair depuis son arrivée au New York Times en 1999, ainsi que sur d’autres histoires écrites auparavant pour le Boston Globe. « C’est un énorme oeil au beurre noir, une rupture de contrat entre le quotidien et ses lecteurs », a admis le PDG Arthur Sulzberger, dont la famille contrôle le journal depuis plus d’un siècle.

Depuis, le quotidien qui se présente souvent comme le plus prestigieux de la planète, est plongé dans la tourmente. Sur toutes les chaînes de télévision, les experts se demandent comment un journaliste a pu ouvertement mentir à ses chefs de service sans que personne s’en aperçoive. C’est la crédibilité du New York Times qui est remise en cause, mais également celle de la presse américaine dans son ensemble, alors que la profession est contrainte de se remémorer de précédents scandales. Celui de Janet Cooke, du Washington Post, par exemple, qui avait dû rendre son prix Pulitzer en 1981. Prix qui lui avait été attribué pour une enquête sur l’histoire d’un jeune drogué de 8 ans... entièrement inventée. Celui de Stephen Glass encore, licencié de New Republic en 1998 pour avoir lui aussi confondu fiction et réalité. « Il existe depuis plusieurs années une véritable méfiance de l’opinion publique face aux journaux, résume Alex Jones, le directeur du Joan Shorenstein Center on Press Politics and Public Policy à Harvard, et ancien journaliste du New York Times, « mais là, parce que c’est le New York Times qui est touché et parce que la tromperie a l’air énorme, c’est encore plus grave. »

A en croire la minutieuse enquête menée par le New York Times, mais aussi selon plusieurs sources à l’intérieur du journal, l’incroyable saga de Jayson Blair est ainsi parsemée d’indices et de signes avant-coureurs sur les dysfonctionnements du journaliste qui ont tous été largement ignorés par la direction du quotidien et qui n’ont pas été transmis correctement au sein de la hiérarchie. Pour des raisons qui sont souvent difficiles à établir.

Des détails lus dans « San Antonio Express »

Officiellement, c’est à la fin du mois d’avril que le directeur de la rédaction, Howell Raines, et son adjoint, Gerald Boyd, ont décidé de confier à cinq reporters la tâche de découvrir « quelles étaient les pratiques professionnelles » de Jayson Blair. Le 29 avril, un rédacteur en chef de San Antonio Express-News prend en effet contact avec le journal new-yorkais pour s’inquiéter des « profondes ressemblances » entre l’article de l’un de ses journalistes et un article de Blair signé depuis le Texas. Les deux papiers narrent l’angoisse d’une mère de Los Fresnos qui n’a pas de nouvelles de son fils porté disparu en Irak. Blair y évoque notamment « le toit rouge sur la maison blanche, la Jeep rouge dans la cour ou encore les roses en fleur dans le jardin ». Des détails qui sont les mêmes que ceux livrés dans San Antonio Express-News vingt-quatre heures plus tôt.

Face à ses supérieurs, Blair maintient sans broncher qu’il s’est bien rendu à Los Fresnos et montre des notes sur un carnet. Après vérification, il s’avère cependant qu’il a interviewé la dame rapidement par téléphone et qu’il a bien plagié le journal texan. Il est contraint à la démission le 1er mai, au prétexte de « problèmes personnels ». Selon certains journalistes toutefois, « l’ampleur de la fraude » aurait pu être découverte « bien plus tôt ».

Un faux cousin au World Trade Center

En réalité, à peine est-il été nommé en 1999 comme reporter débutant que, déjà, ce jeune journaliste noir tout juste sorti de l’université du Maryland, après un stage au Boston Globe, se fait réprimander pour des erreurs dans ses premiers articles. Après plusieurs semaines de stage, il a été recruté par le New York Times mais cache à tout le monde qu’il n’a pas eu son diplôme, contrairement à ce qu’il affirme. Malgré le manque de précision de ses articles, Jayson Blair trace son chemin au sein de la rédaction, affable et fin manoeuvrier. Il est promu « reporter de terrain » en juin 2001 et travaille pour la section « Metro » (les pages locales). La qualité de sa copie ne s’améliore pas pour autant. Il apparaît instable et rend des articles où il ne cesse de se tromper dans les dates ou les lieux. Le 11 septembre 2001, il argue que l’un de ses cousins a été tué dans l’attaque contre le World Trade Center pour ne pas avoir à écrire les fameux « portraits des victimes » publiés par le quotidien. C’est une nouvelle tromperie.

Après deux semaines de repos imposées par son chef de service, Jonathan Landman, il n’y a pas vraiment d’amélioration. En avril 2002, Landman envoie alors un e-mail très explicite à la direction du journal. « Nous devons empêcher Jayson d’écrire pour le Times. Tout de suite », écrit-il. Il n’est pas suivi. Aujourd’hui, ceux qui connaissent bien le New York Times estiment que l’histoire de Jayson Blair illustre les nombreuses faiblesses du quotidien quant aux mécanismes de contrôle de la copie. Alors que la presse magazine américaine est réputée dans le monde entier pour vérifier les sources et les informations utilisées par ses journalistes, ce n’est pas le cas au New York Times.

« Aucun quotidien ne vérifie les détails de chaque article au jour le jour car ce n’est pas possible », précise Alex Jones, le directeur du Joan Shorenstein Center on Press Politics and Public Policy. « Au New York Times, on estime que les journalistes qui travaillent sont suffisamment professionnels pour ne pas avoir à revoir leur travail. Le seul problème, c’est que quand quelqu’un comme Jayson Blair apparaît, tout le système s’effondre. » Autre problème : celui du manque de communication entre les services éditoriaux du New York Times et les services administratifs. Pendant quatre ans, alors qu’il prétendait parcourir tous les coins du pays, Blair n’a jamais fourni une quelconque note de frais pour un billet d’avion ou pour une nuit d’hôtel. Personne ne s’en est inquiété. Personne ne s’est non plus interrogé sur le fait que le reporter appelait toujours ses chefs de service depuis son téléphone portable, afin de ne pas pouvoir être localisé. « Il y a là une énorme faillite bureaucratique et institutionnelle », assure Steve Randall, directeur de Fair, une association qui se préoccupe de l’éthique dans la presse. « Trop de chefs, trop de services et pas assez de communication. »

Face à ces avalanches de questions sans réponse, l’affaire Jayson Blair a aussi pris une tout autre tournure. Lundi matin, dans les pages « Opinion » du New York Times, le prestigieux éditorialiste William Safire affirmait que « le jeune homme de 27 ans avait bénéficié de trop de deuxièmes chances de la part de rédacteurs en chef qui voulaient voir réussir cet ambitieux journaliste noir. » Et de mettre en cause la politique de discrimination positive que certains auraient voulu pousser dans un journal majoritairement blanc. La même journée, Newsweek publiait un article dans lequel il affirmait que Jayson Blair avait été « protégé » par Gerald Boyd, le numéro deux de la rédaction, noir lui aussi. « C’est un sujet délicat, mais il faut reconnaître que nombreux sont les journalistes qui pensent que les succès professionnels de Jayson tenaient beaucoup à la couleur de sa peau, commente un reporter. Difficile de dire si c’est vrai ou non. »

Interrogée par Libération, l’une des porte-parole du New York Times, Catherine Mathis, nie que la couleur de peau de Jayson Blair ait eu une quelconque incidence dans la tournure des événements, renvoyant aux propos de Gerald Boyd cités dans l’édition de dimanche dernier. Celui-ci confiait alors que les promotions de Blair n’avaient rien à voir avec une « politique de diversité », mais correspondaient au travail d’un « jeune reporter prometteur ». Ce qui est sûr, c’est que les remous provoqués par Jayson Blair vont agiter le New York Times encore longtemps, et pourraient engendrer des changements radicaux dans la façon dont travaillent les quotidiens américains. Dans un e-mail envoyé lundi après-midi à la rédaction, Howell Raines a annoncé qu’une commission interne allait être créée afin d’analyser « ce qui avait mal fonctionné ». Tout en ajoutant que deux personnes seraient également chargées de faire des propositions afin de mieux gérer les notes de frais des journalistes et de mieux contrôler leurs déplacements. « L’une des solutions pour les journaux pourrait être de faire une évaluation annuelle de leurs reporters et de leurs travaux, cela pourrait rassurer le public », suggère Alex Jones. Lundi, la chaîne câblée MSNBC a demandé à ses auditeurs s’ils « faisaient encore confiance au New York Times après tout cela ? » « Non », ont-ils répondu à 65 %.

ROUSSELOT Fabrice

Source : http://www.liberation.fr/medias/010...

ARMES D’INTOXICATION MASSIVE

Mensonges d’Etat

« Je préférerais mourir plutôt que proférer une inexactitude. » George Washington.

C’est l’histoire du voleur qui crie : « Au voleur ! » Comment pensez-vous que M. George W. Bush intitula le célèbre rapport d’accusation contre M. Saddam Hussein qu’il présenta le 12 septembre 2002 devant le Conseil de sécurité de l’ONU ? « Une décennie de mensonges et de défis ». Et qu’y affirmait-il en égrenant des « preuves » ? Un chapelet de mensonges ! L’Irak, disait-il en substance, entretient des liens étroits avec le réseau terroriste Al-Qaida et menace la sécurité des Etats-Unis parce qu’il possède des « armes de destruction massive » (ADM) - une expression terrifiante forgée par ses conseillers en communication.

Trois mois après la victoire des forces américaines (et de leurs supplétifs britanniques) en Mésopotamie, nous savons que ces affirmations, dont nous avions mis en doute le bien-fondé, étaient fausses. Il est de plus en plus évident que l’administration américaine a manipulé les renseignements sur les ADM. L’équipe de 1 400 inspecteurs de l’Iraq Survey Group que dirige le général Dayton n’a toujours pas trouvé l’ombre du début d’une preuve. Et nous commençons à découvrir que, au moment même où M. Bush lançait de telles accusations, il avait déjà reçu des rapports de ses services d’intelligence démontrant que tout cela était faux. Selon Mme Jane Harman, représentante démocrate de Californie, nous serions en présence de « la plus grande manœuvre d’intoxication de tous les temps ». Pour la première fois de son histoire, l’Amérique s’interroge sur les vraies raisons d’une guerre, alors que le conflit est terminé...

Dans cette gigantesque manipulation, une officine secrète au sein du Pentagone, le Bureau des plans spéciaux (Office of Special Plans, OSP) a joué un rôle venimeux. Révélé par M. Seymour M. Hersh, dans un article publié par le New Yorker, le 6 mai 2003, l’OSP a été créé après le 11 septembre 2001 par M. Paul Wolfowitz, le numéro deux du département de la défense. Dirigé par un « faucon » convaincu, M. Abram Shulsky, ce Bureau a pour mission de trier les données recueillies par les différentes agences de renseignement (CIA, DIA, NSA), afin d’établir des synthèses et les remettre au gouvernement. Se fondant sur des témoignages d’exilés proches du Congrès national irakien (organisation financée par le Pentagone) et de son président, le très contestable Ahmed Chalabi, l’OSP a énormément gonflé la menace des armes de destruction massive ainsi que les liens entre M. Saddam Hussein et Al-Qaida.

Scandalisé par ces manipulations, et s’exprimant sous le nom de Veteran Intelligence Professionals for Sanity, un groupe anonyme d’anciens experts de la CIA et du département d’Etat a affirmé le 29 mai, dans un mémorandum adressé au président Bush, que dans le passé des renseignements avaient « déjà été faussés pour des raisons politiques, mais jamais de façon aussi systématique pour tromper nos représentants élus afin d’autoriser une guerre ».

M. Colin Powell a été lui-même manipulé. Et joue désormais son avenir politique. Il aurait résisté aux pressions de la Maison Blanche et du Pentagone pour diffuser les informations les plus contestables. Avant son fameux discours du 5 février 2003 devant le Conseil de sécurité, M. Powell a tenu à lire le brouillon préparé par M. Lewis Libby, directeur du cabinet du vice-président Richard Cheney. Il contenait des informations tellement douteuses que M. Powell aurait piqué une colère, jeté les feuilles en l’air et déclaré : « Je ne vais pas lire cela. C’est de la m... . » Finalement, le secrétaire d’Etat exigera que M. George Tenet, le directeur de la CIA, soit assis bien en vue derrière lui, le 5 février, et partage la responsabilité de ce qui fut dit.

Dans un entretien au magazine Vanity Fair, publié le 30 mai, M. Wolfowitz a reconnu le mensonge d’Etat. Il a avoué que la décision de mettre en avant la menace des ADM pour justifier une guerre préventive contre l’Irak avait été adoptée « pour des raisons bureaucratiques ». « Nous nous sommes entendus sur un point, a-t-il précisé, les armes de destruction massive, parce que c’était le seul argument sur lequel tout le monde pouvait tomber d’accord. »

Le président des Etats-Unis a donc menti. Cherchant désespérément un casus belli pour contourner l’ONU et rallier à son projet de conquête de l’Irak quelques complices (Royaume-Uni, Espagne), M. Bush n’a pas hésité à fabriquer l’un des plus grands mensonges d’Etat.

Il n’a pas été le seul. Devant la Chambre des communes à Londres, le 24 septembre 2002, son allié Anthony Blair, premier ministre britannique, affirmait : « L’Irak possède des armes chimiques et biologiques. (...) Ses missiles peuvent être déployés en 45 minutes. » De son côté, dans son intervention devant le Conseil de sécurité, M. Powell déclarait : « Saddam Hussein a entrepris des recherches sur des douzaines d’agents biologiques provoquant des maladies telles que la gangrène gazeuse, la peste, le typhus, le choléra, la variole et la fièvre hémorragique. » « Nous croyons que Saddam Hussein a, en fait, reconstitué des armes nucléaires », soutenait enfin le vice-président Cheney en mars 2003 à la veille de la guerre.

Au cours d’innombrables déclarations, le président Bush a martelé les mêmes accusations. Dans un discours radiodiffusé à la nation, le 8 février 2003, il allait jusqu’à apporter les faux détails suivants : « L’Irak a envoyé des experts en explosifs et en fabrication de faux papiers travailler avec Al-Qaida. Il a aussi dispensé à Al-Qaida un entraînement aux armes biologiques et chimiques. Un agent d’Al-Qaida a été envoyé en Irak à plusieurs reprises à la fin des années 1990 pour aider Bagdad à acquérir des poisons et des gaz. »

Reprises et amplifiées par les grands médias bellicistes transformés en organes de propagande, toutes ces dénonciations ont été répétées ad nauseam par les réseaux de télévision Fox News, CNN et MSNC, la chaîne de radio Clear Channel (1 225 stations aux Etats-Unis) et même des journaux prestigieux comme le Washington Post ou le Wall Street Journal. A travers le monde, ces accusations mensongères ont constitué l’argument principal de tous les va-t-en-guerre. En France, par exemple, elles furent reprises sans vergogne par des personnalités comme Pierre Lelouche, Bernard Kouchner, Yves Roucaute, Pascal Bruckner, Guy Millière, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Pierre Rigoulot, etc.

Les accusations furent également répétées par tous les alliés de M. Bush. A commencer par le plus zélé d’entre eux, M. José Maria Aznar, président du gouvernement espagnol, qui, aux Cortés de Madrid, le 5 février 2003, certifiait : « Nous savons tous que Saddam Hussein possède des armes de destruction massive. (...) Nous savons tous également qu’il détient des armes chimiques. » Quelques jours auparavant, le 30 janvier, exécutant une commande formulée par M. Bush, M. Aznar avait rédigé une déclaration de soutien aux Etats-Unis, la « Lettre des Huit », signée entre autres par MM. Blair, Silvio Berlusconi et Vaclav Havel. Ils y affirmaient que « le régime irakien et ses armes de destruction massive représentent une menace pour la sécurité mondiale ».

Ainsi, pendant plus de six mois, pour justifier une guerre préventive dont ni les Nations unies ni l’opinion mondiale ne voulaient, une véritable machine de propagande et d’intoxication pilotée par la secte doctrinaire qui entoure M. Bush a répandu des mensonges d’Etat avec une outrecuidance propre aux régimes les plus détestés du XXe siècle.

Ils s’inscrivent dans une longue tradition de mensonges d’Etat qui jalonne l’histoire des Etats-Unis. L’un des plus cyniques concerne la destruction du cuirassé américain Maine dans la baie de La Havane en 1898, qui servit de prétexte à l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Espagne et à l’annexion de Cuba, Porto Rico, les Philippines et l’île de Guam.

Le soir du 15 février 1898, vers 21 h 40, le Maine fut en effet victime d’une violente explosion. Le navire sombra dans la rade de La Havane et 260 hommes périrent. Immédiatement, la presse populaire accusa les Espagnols d’avoir placé une mine sous la coque du navire et dénonça leur barbarie, leurs « camps de la mort » et même leur pratique de l’anthropophagie...

Deux patrons de presse allaient rivaliser dans la recherche du sensationnel : Joseph Pulitzer, du World, et surtout William Randolph Hearst, du New York Journal. Cette campagne reçut le soutien intéressé des hommes d’affaires américains qui avaient beaucoup investi à Cuba et rêvaient d’en évincer l’Espagne. Mais le public ne manifestait guère d’intérêt. Les journalistes non plus d’ailleurs. En mars 1898, le dessinateur du New York Journal, Frederick Remington, écrivit de La Havane à son patron : « Il n’y a pas de guerre ici, je demande à être rappelé. » Hearst lui câbla en réponse : « Restez. Fournissez les dessins, je vous fournis la guerre. » Survint alors l’explosion du Maine. Hearst monta une violente campagne comme on le voit dans Citizen Kane, le film d’Orson Welles (1941).

Pendant plusieurs semaines, jour après jour, il consacra plusieurs pages de ses journaux à l’affaire du Maine et réclama vengeance en répétant inlassablement : « Remember the Maine ! In Hell with Spain » (Souvenez-vous du Maine ! En enfer l’Espagne !). Tous les autres journaux suivirent. La diffusion du New York Journal passa d’abord de 30 000 exemplaires à 400 000, puis franchit régulièrement le million d’exemplaires ! L’opinion publique était chauffée à blanc. L’atmosphère devint hallucinante. Pressé de partout, le président William McKinley déclara la guerre à Madrid le 25 avril 1898. Treize ans plus tard, en 1911, une commission d’enquête sur la destruction du Maine devait conclure à une explosion accidentelle dans la salle des machines...

Manipulation des esprits

En 1960, en pleine guerre froide, la Central Intelligence Agency (CIA) diffusa auprès de quelques journalistes des « documents confidentiels » démontrant que les Soviétiques étaient en passe de remporter la course aux armements. Immédiatement, les grands médias commencèrent à faire pression sur les candidats à la présidence et à réclamer à cor et à cri une substantielle augmentation des crédits de la défense. Harcelé, John F. Kennedy promit de consacrer des milliards de dollars à la relance du programme de construction de missiles balistiques de croisière (the missile gap). Ce que souhaitaient non seulement la CIA, mais tout le complexe militaro-industriel. Une fois élu et le programme voté, Kennedy devait découvrir que la supériorité militaire des Etats-Unis sur l’Union soviétique était écrasante...

En 1964, deux destroyers déclarent avoir été attaqués dans le golfe du Tonkin par des torpilles nord-vietnamiennes. Aussitôt, la télévision, la presse en font une affaire nationale. Crient à l’humiliation. Réclament des représailles. Le président Lyndon B. Johnson prend prétexte de ces attaques pour lancer des bombardements de représailles contre le Nord-Vietnam. Il réclame du Congrès une résolution qui va lui permettre, dans les faits, d’engager l’armée américaine. La guerre du Vietnam commençait ainsi, qui ne devait s’achever - par une défaite - qu’en 1975. On apprendra plus tard, de la bouche même des équipages des deux destroyers, que l’attaque dans le golfe du Tonkin était une pure invention...

Même scénario avec le président Ronald Reagan. En 1985, il décrète soudain l’« urgence nationale » en raison de la « menace nicaraguayenne » que représenteraient les sandinistes au pouvoir à Managua, pourtant élus démocratiquement en novembre 1984 et qui respectaient à la fois les libertés politiques et la liberté d’expression. « Le Nicaragua, affirme cependant M. Reagan, est à deux jours de voiture de Harlingen, Texas. Nous sommes en danger ! » Le secrétaire d’Etat George Schultz affirme devant le Congrès : « Le Nicaragua est un cancer qui s’insinue dans notre territoire, il applique les doctrines de Mein Kampf et menace de prendre le contrôle de tout l’hémisphère ... » Ces mensonges vont justifier l’aide massive à la guérilla antisandiniste, la Contra, et déboucheront sur le scandale de l’Irangate.

On ne s’étendra pas sur les mensonges de la guerre du Golfe en 1991, largement analysés et demeurés dans les mémoires comme des paradigmes du bourrage de crâne moderne. Des informations constamment répétées - comme « L’Irak, quatrième armée du monde », « le pillage des couveuses de la maternité de Koweït », « la ligne défensive inexpugnable », « les frappes chirurgicales », « l’efficacité des Patriot », etc. - se révélèrent totalement fausses.

Depuis la victoire controversée de M. Bush à l’élection présidentielle de novembre 2000, la manipulation de l’opinion publique est devenue une préoccupation centrale de la nouvelle administration. Après les odieux attentats du 11 septembre 2001, cela s’est transformé en véritable obsession. M. Michael K. Deaver, ami de M. Rumsfeld et spécialiste de la psy-war, la « guerre psychologique », résume ainsi le nouvel objectif : « La stratégie militaire doit désormais être pensée en fonction de la couverture télévisuelle [car] si l’opinion publique est avec vous, rien ne peut vous résister ; sans elle, le pouvoir est impuissant. »

Dès le début de la guerre contre l’Afghanistan, en coordination avec le gouvernement britannique, des centres d’information sur la coalition furent donc créés à Islamabad, Londres et Washington. Authentiques officines de propagande, elles ont été imaginées par Karen Hugues, conseillère médias de M. Bush, et surtout par Alistair Campbell, le très puissant gourou de M. Blair pour tout ce qui concerne l’image politique. Un porte-parole de la Maison Blanche expliquait ainsi leur fonction : « Les chaînes en continu diffusent des informations 24 heures sur 24 ; eh bien, ces centres leur fourniront des informations 24 heures par jour, tous les jours ... »

Le 20 février 2002, le New York Times dévoilait le plus pharamineux projet de manipulation des esprits. Pour conduire la « guerre de l’information », le Pentagone, obéissant à des consignes de M. Rumsfeld et du sous-secrétaire d’Etat à la défense, M. Douglas Feith, avait créé secrètement et placé sous la direction d’un général de l’armée de l’air, Simon Worden, un ténébreux Office de l’influence stratégique (OIS), avec pour mission de diffuser de fausses informations servant la cause des Etats-Unis. L’OIS était autorisé à pratiquer la désinformation, en particulier à l’égard des médias étrangers. Le quotidien new-yorkais précisait que l’OIS avait passé un contrat de 100 000 dollars par mois avec un cabinet de communication, Rendon Group, déjà employé en 1990 dans la préparation de la guerre du Golfe et qui avait mis au point la fausse déclaration de l’« infirmière » koweïtienne affirmant avoir vu les soldats irakiens piller la maternité de l’hôpital de Koweït et « arracher les nourrissons des couveuses et les tuer sans pitié en les jetant par terre ».Ce témoignage avait été décisif pour convaincre les membres du Congrès de voter en faveur de la guerre...

Officiellement dissous après les révélations de la presse, l’OIS est certainement demeuré actif. Comment expliquer sinon quelques-unes des plus grossières manipulations de la récente guerre d’Irak ? En particulier l’énorme mensonge concernant la spectaculaire libération de la soldate Jessica Lynch.

On se souvient que, début avril 2003, les grands médias américains diffusèrent avec un luxe impressionnant de détails son histoire. Jessica Lynch faisait partie des dix soldats américains capturés par les forces irakiennes. Tombée dans une embuscade le 23 mars, elle avait résisté jusqu’à la fin, tirant sur ses attaquants jusqu’à épuiser ses munitions. Elle fut finalement blessée par balle, poignardée, ficelée et conduite dans un hôpital en territoire ennemi, à Nassiriya. Là, elle fut battue et maltraitée par un officier irakien. Une semaine plus tard, des unités d’élite américaines parvenaient à la libérer au cours d’une opération surprise. Malgré la résistance des gardes irakiens, les commandos parvinrent à pénétrer dans l’hôpital, à s’emparer de Jessica et à la ramener en hélicoptère au Koweït.

Le soir même, le président Bush annonça à la nation, depuis la Maison Blanche, la libération de Jessica Lynch. Huit jours plus tard, le Pentagone remettait aux médias une bande vidéo tournée pendant l’exploit avec des scènes dignes des meilleurs films de guerre.

Mais le conflit d’Irak s’acheva le 9 avril, et un certain nombre de journalistes - en particulier ceux du Los Angeles Times, du Toronto Star, d’El País et de la chaîne BBC World - se rendirent à Nassiriya pour vérifier la version du Pentagone sur la libération de Jessica. Ils allaient tomber de haut. Selon leur enquête auprès des médecins irakiens qui avaient soigné la jeune fille - et confirmée par les docteurs américains l’ayant auscultée après sa délivrance -, les blessures de Jessica (une jambe et un bras fracturés, une cheville déboîtée) n’étaient pas dues à des tirs d’armes à feu, mais simplement provoquées par l’accident du camion dans lequel elle voyageait... Elle n’avait pas non plus été maltraitée. Au contraire, les médecins avaient tout fait pour bien la soigner : « Elle avait perdu beaucoup de sang, a raconté le docteur Saad Abdul Razak, et nous avons dû lui faire une transfusion. Heureusement des membres de ma famille ont le même groupe sanguin qu’elle : O positif. Et nous avons pu obtenir du sang en quantité suffisante. Son pouls battait à 140 quand elle est arrivée ici. Je pense que nous lui avons sauvé la vie. »

En assumant des risques insensés, ces médecins tentèrent de prendre contact avec l’armée américaine pour lui restituer Jessica. Deux jours avant l’intervention des commandos spéciaux, ils avaient même conduit en ambulance leur patiente à proximité des lignes américaines. Mais les Américains ouvrirent le feu sur eux et faillirent tuer leur propre héroïne...

L’arrivée avant le lever du jour, le 2 avril, des commandos spéciaux équipés d’une impressionnante panoplie d’armes sophistiquées surprit le personnel de l’hôpital. Depuis deux jours, les médecins avaient informé les forces américaines que l’armée irakienne s’était retirée et que Jessica les attendait...

Le docteur Anmar Ouday a raconté la scène à John Kampfner de la BBC : « C’était comme dans un film de Hollywood. Il n’y avait aucun soldat irakien, mais les forces spéciales américaines faisaient usage de leurs armes. Ils tiraient à blanc et on entendait des explosions. Ils criaient : « Go ! Go ! Go ! » L’attaque contre l’hôpital, c’était une sorte de show, ou un film d’action avec Sylvester Stallone. »

Les scènes furent enregistrées avec une caméra à vision nocturne par un ancien assistant de Ridley Scott dans le film La Chute du faucon noir (2001). Selon Robert Scheer, du Los Angeles Times, ces images furent ensuite envoyées, pour montage, au commandement central de l’armée américaine, au Qatar, et une fois supervisées par le Pentagone, diffusées dans le monde entier.

L’histoire de la libération de Jessica Lynch restera dans les annales de la propagande de guerre. Aux Etats-Unis, elle sera peut-être considérée comme le moment le plus héroïque de ce conflit. Même s’il est prouvé qu’il s’agit d’une invention aussi fausse que les « armes de destruction massive » détenues par M. Saddam Hussein ou que les liens entre l’ancien régime irakien et Al-Qaida.

Ivres de pouvoir, M. Bush et son entourage ont trompé les citoyens américains et l’opinion publique mondiale. Leurs mensonges constituent, selon le professeur Paul Krugman, « le pire scandale de l’histoire politique des Etats-Unis, pire que le Watergate, pire que l’Irangate (19) ».

IGNACIO RAMONET

Source : http://www.monde-diplomatique.fr/20...

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