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La Guerre économique sous l’ère Clinton

« Just shoot and we’ll shoot » : Si vous tirez, nous répondrons .

vendredi 1er octobre 2010

Avec cette mise en garde brutale à l’adresse des Européens, Rita Rodriguez résume la nouvelle philosophie de l’administration Clinton en matière de soutien à l’export. Tenez-vous-le pour dit, nous utiliserons dorénavant tous les moyens pour emporter les grands contrats internationaux , ajoute cette petite femme décidée, qui, sous une silhouette fragile, cache une détermination d’acier.

La directrice de l’Eximbank (Export-Import Bank, la Coface américaine) n’est pas la seule à tenir ce langage militaire.
Depuis l’arrivée de l’équipe démocrate à la Maison-Blanche, l’agressivité est devenue la règle de conduite de tous les responsables chargés de la promotion des exportations. Et cette nouvelle forme de diplomatie économique s’est déjà traduite par la signature de très gros contrats. En Arabie Saoudite, l’intervention de l’administration a ainsi permis à Boeing, McDonnell-Douglas et ATT de décrocher deux contrats d’une valeur totale de 57 milliards de francs, au début de 1994. En juillet dernier, c’est Raytheon qui a obtenu un contrat de 7 milliards de francs pour assurer la couverture radar de la forêt amazonienne. Il y a quelques semaines, la visite en Chine du secrétaire d’Etat au Commerce Ron Brown, le général en chef de cette nouvelle guerre commerciale, a permis de signer plus de 30 milliards de francs de contrats et lettres d’intention. Et ce n’est qu’un début : Nos concurrents feraient mieux de s’habituer à notre nouvelle manière d’agir, avertit le3 du département du Commerce, David Rothkopf. Nous n’avons pas encore tiré toutes nos cartouches.

Cette offensive est légitimée par Bill Clinton lui-même.
Démocrate, le président est persuadé du bien-fondé de l’intervention de l’Etat dans les affaires commerciales. Attaché à la défense de l’emploi comme objectif de sécurité nationale , il a l’intention de promouvoir l’exportation par tous les moyens. Un de ses conseillers, Laura D’Andrea Tyson, a d’ailleurs résumé en une équation la théorie économique qui est le socle de la stratégie du président : 1 milliard de dollars d’exportations supplémentaires, c’est 20 000 postes créés !

Les industriels français ont déjà fait les frais du durcissement américain.
La dernière mésaventure en date était justement la victoire de Raytheon sur le consortium Alcatel-Thomson, pourtant préqualifié à l’issue d’auditions par la commission parlementaire pour les Affaires étrangères du Brésil. Depuis le revirement des autorités brésiliennes, Dominique Simon, attaché commercial à l’ambassade de France à Brasilia, ne décolère pas : C’est vraiment une surprise très désagréable. Les Américains ont fait un forcing incroyable, en multipliant les pressions sur le gouvernement brésilien. Cet été, l’ambassadeur de France à Brasilia a déposé une protestation officielle auprès des autorités locales. L’ambassadeur du Brésil à Paris a même été convoqué pour s’expliquer sur les raisons du changement...

La stratégie du marchandage.

Celles-ci tiennent en un nom : Ron Brown. Le 28 juin, soit vingt-quatre heures après la visite du ministre français de l’Industrie Gérard Longuet, le secrétaire américain au Commerce a fait lui aussi le déplacement à Brasilia, où il a tiré le meilleur parti des rencontres qu’il avait au plus haut niveau (avec le président Itamar Franco notamment). Il aurait mis dans la balance l’annulation d’une créance détenue par l’Eximbank sur la Varig, la compagnie aérienne brésilienne, et des menaces de rétorsions commerciales sur certains produits locaux... Cet ex-avocat, ami personnel de Bill Clinton, est installé dans le plus grand bâtiment administratif de Washington, après le Pentagone.

Accompagné de chefs d’entreprise, il a déjà visité six des dix marchés émergents considérés comme prioritaires par l’administration.

Il doit encore se rendre en Indonésie (en novembre), en Inde (en janvier) puis, avant la fin 1995, en Corée du Sud et en Turquie.

Les diplomates vont à l’usine.
Sous sa houlette, une véritable révolution administrative a été entreprise. Les dix-neuf agences gouvernementales chargées de développer les marchés étrangers ont été regroupées dans le Trade Promotion Coordinating Committee (TPCC), le comité de coordination de la promotion du commerce. Ce superministère de l’exportation chapeaute également les activités de l’Eximbank et de l’Overseas Private Investment Corporation (Opic), qui assure les investissements réalisés en dehors des frontières. Il centralise les demandes d’aide émanant des exportateurs américains et définit les grandes lignes de la politique commerciale des Etats-Unis (voir encadré page 111).

Cette année, à la suite des recommandations du TPCC, on a par exemple travaillé à réconcilier les diplomates en poste à l’étranger avec le monde de l’entreprise : des cours de business ont été organisés à leur intention, avec visite d’usines. Quatre guichets d’information (one-stop shops) ont été établis à Miami, Baltimore, Chicago et Long Beach, qui diffusent des renseignements sur les mécanismes d’assistance aux exportateurs locaux. Et d’ici à la fin 1995, le TPCC envisage d’organiser une centaine de séminaires dans les grandes villes américaines pour présenter en détail aux chefs d’entreprise les opportunités que recèle chacun des dix marchés cibles.

Atout supplémentaire, Bill Clinton a su faire passer sa nouvelle philosophie commerciale auprès des parlementaires. Début août, la commission pour les Affaires étrangères a approuvé un projet de loi qui renforce les pouvoirs de l’Opic. Auparavant, les représentants avaient voté le relèvement du plafond d’intervention de l’agence de 50 à 200 millions de dollars par opération et accepté une rallonge budgétaire de 10 % pour l’Eximbank. Et la banque a désormais l’autorisation d’utiliser les 150 millions de dollars du fonds de financement des projets d’équipement sur aide pour contrer les offen-sives de ses concurrents. Ces derniers mois, l’Eximbank a utilisé ce magot à six reprises, pour faire capoter des opérations de crédits d’aide proposées par les Australiens et les Européens en Chine et en Indonésie : n’ayant pas réussi à faire bloquer par l’OCDE la vente de locomotives en Indonésie sur crédits d’aide espagnols, la banque a annoncé qu’elle proposerait à Jakarta une offre plus intéressante avec du matériel américain.

La présidence elle-même n’hésite plus à recourir à des méthodes inédites outre-Atlantique. Désireux de faire pencher la balance du côté de Boeing et de McDonnell-Douglas, Clinton décroche par exemple son téléphone pour convaincre le roi Fahd de confier une commande d’avions aux Américains plutôt qu’à Airbus. Aussi peut-il annoncer, le 16 février dernier, la signature d’un contrat de 34 milliards de francs lors d’une conférence de presse organisée dans l’enceinte même de la Maison-Blanche - une grande première. Un effort financier supplémentaire de l’Eximbank (qui a accepté de garantir la totalité du contrat) et, plus encore, la restructuration fort opportune de la dette militaire saoudienne auront emporté la décision du souverain.

Quelques semaines plus tard, Clinton envoie une lettre au roi Fahd pour lui suggérer de choisir ATT au lieu d’Alcatel, afin de moderniser le réseau de télécommunications saoudien. Associé à l’intervention du secrétaire d’Etat Warren Christopher lors des pourparlers de paix au Moyen-Orient, à deux déplacements de Ron Brown en 1993 et à l’appui discret et constant de l’ambassade américaine à Riyad, le courrier présidentiel permet aux Américains de remporter, le 9 mai, le plus gros marché jamais conclu dans le secteur en dehors des Etats-Unis.

Priorité au business. Parallèlement, Clinton profitait de discussions politiques avec le président kazakh Nazarbaïev pour lui glisser un mot des vues que la firme Chevron a sur les gisements pétroliers du pays. Là encore, la Maison-Blanche a gagné le contrat et satisfait les entreprises. Pour la première fois, l’administration n’a plus honte de montrer qu’elle défend les intérêts des firmes commerciales américaines à l’étranger , estime ainsi R.K. Morris, responsable des affaires internationales à la NAM (National Association of Manufacturers, la plus puissante association du patronat américain). Pendant toute la durée de la guerre froide, la politique extérieure était dominée par des critères politiques (la lutte contre l’ex-URSS, empire du Mal ), tandis que les considérations commerciales passaient toujours au second plan. La priorité de la Maison-Blanche a changé : le business avant tout.

Chez ATT, on se félicite de ce changement. Le bureau de Ronald Pump, le directeur de la communication, porte la trace de la victoire récente : un article du journal d’entreprise célébrant le contrat saoudien est encadré à côté de la porte d’entrée. Le responsable aborde de lui-même le sujet des appuis politiques dont sa compagnie a bénéficié : Si nous avons été choisis, c’est d’abord parce que nous sommes les meilleurs, explique-t-il, ensuite parce que nous avons pu compter sur le soutien sans faille des autorités. Ronald Pump reconnaît que l’administration Clinton a fait jouer l’avantage politique dont elle jouit depuis la guerre du Golfe. Je ne vois pas ce qu’il y a de choquant à cela , juge-t-il, en accusant le président Mitterrand d’avoir fait la même chose en invitant le roi Fahd à déjeuner dans son avion privé, sur le chemin du retour de l’île Maurice. Si les méthodes américaines font parler davantage, c’est simplement parce qu’elles sont plus efficaces , en conclut-il.

Mais les missions du secrétaire Brown ne provoquent pas que des louanges. Lors de son dernier déplacement en Chine, en septembre, il a été aussi très critiqué. D’une part parce qu’il cautionnait de fait un régime coupable de violations des droits de l’homme, de l’autre parce qu’il semblait se comporter plus en entraîneur d’équipe de football qu’en homme politique. Nous allons nous battre sur ce marché et nous allons gagner ! a-t-il crié en serrant les poings, provoquant l’enthousiasme des vingt-quatre chefs d’entreprise qui l’accompagnaient. Ron Brown aurait profité de l’occasion pour casser le concurrent de Chrysler, devant le ministre chinois des Transports qui envisageait de confier à Mercedes-Benz la construction d’une usine de montage de minivans. Mercedes n’a aucune expérience dans ce domaine, a expliqué le responsable américain d’après l’un de ses proches, mieux vaut faire confiance à Chrysler qui a bâti sa réputation sur ce type de produit.

Ces critiques n’ont pas entamé d’un pouce le moral de l’équipe de Ron Brown. Les esprits chagrins prétendent que c’est une honte de s’abaisser à vendre nos produits par ce type de méthodes, plaisante David Rothkopf, je leur réponds que la honte, c’est d’avoir mis autant de temps à nous apercevoir que c’était la bonne façon de faire notre métier. De notre envoyée spéciale à Washington, Isabelle Lesniak

COMMENT DOPER LES EXPORTATIONS Chaque année, le TPCC (Trade Promotion Coordinating Committee) présente ses recommandations.

Pour 1994, il a formulé 65 propositions. Voici les plus significatives.

Mettre sur pied un programme de collecte de l’information commerciale provenant des postes commerciaux à l’étranger.

Définir, pour chaque pays présentant un potentiel de développement, un plan commercial stratégique, en accord avec l’équipe commerciale locale et l’ambassadeur en poste.

Développer un programme de formation destiné au personnel chargé de la promotion des exportations.

Créer un mécanisme d’évaluation des performances du personnel qui est en poste à l’étranger.

Mettre en place un programme de formation des hommes d’affaires afin de les aider à tirer parti des programmes gouvernementaux de financement des exportations.

Source :
L’expansion 1994

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