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Les liaisons dangereuses des courtiers

lundi 11 octobre 2010

Le scandale provoqué en 2004 par l’achat de la société de renseignements Kroll par Marsh & McLennan est retombé. l Mais la question des liens de certains cabinets avec des sociétés versées dans l’intelligence économique n’est pas résolue. Immersion dans cet univers qui mêle fantasmes et vrais enjeux financiers.

Le 02 novembre 2007 par CATHERINE DUFRÊNE

« Si nous perdons la bataille de l’intelligence, alors nous perdrons la guerre économique. Si nous perdons la bataille de l’intelligence, nous perdrons tout. » Cette petite phrase, prononcée par Nicolas Sarkozy lors de son allocution devant le Medef le 31 août, n’est pas passée inaperçue des défenseurs de l’intelligence économique, tant il est vrai que la France accuse un vrai retard en la matière.

De la protection à la piraterie

Mais de quoi s’agit-il au juste ? Les spécialistes peinent à s’accorder sur son périmètre exact. Toutefois, le rapport « Martre », l’un des textes référents en la matière (commissariat au Plan, 1994), la définit très pudiquement comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques ». Il précise que « ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise ». Quant à savoir ce qu’il entend par « information utile », il s’agit de « celle dont ont besoin les différents niveaux de décision de l’entreprise ou de la collectivité pour élaborer et mettre en œuvre de façon cohérente la stratégie et les tactiques nécessaires à l’atteinte des objectifs définis par l’entreprise en vue d’améliorer sa position dans son environnement concurrentiel ». Une définition qui ne s’attarde guère sur les moyens utilisés (notamment entrisme ou noyautage des entreprises cibles, exploitation de leurs systèmes informatiques) par les sociétés spécialisées en intelligence économique pour récolter lesdites « informations utiles » (données financières clés, données comportementales sur les patrons ou certains collaborateurs, vérification de CV, etc.) et qui s’apparente souvent, ni plus ni moins, à de l’espionnage industriel. Plusieurs objectifs peuvent en être à l’origine : lancer une OPA hostile une fois identifiées les faiblesses de la « proie », déstabiliser ou dénigrer un patron concurrent, etc. Qui plus est, ces sociétés sont souvent entourées d’une aura sulfureuse, liée au profil de leurs patrons et collaborateurs, anciens policiers ou agents de services spéciaux rompus aux méthodes d’investigation les plus pointues, mais aussi, parfois, « border line », à la limite de la légalité.

Or, plusieurs courtiers d’assurances ont décidé, ces dernières années, d’investir dans ce secteur, dont certains très proches d’entreprises nationales opérant dans des secteurs stratégiques ou sensibles : énergie, défense, aéronautique... On se souvient de la polémique et même du débat politique provoqué en France à l’annonce du rachat, aux États-Unis, de la société Kroll par Marsh & McLennan (MMC). Aujourd’hui, le courtier se dit serein et affirme que toutes les garanties ont été apportées aux clients. En France, Marsh a voulu montrer patte blanche en signant, en janvier 2006, une « charte de protection de l’information confidentielle et de son utilisation dans les secteurs de l’intermédiation en assurances et du conseil en gestion de risques ». « Les craintes d’éventuelles fuites ou de transmissions de données entre MMC et Kroll sont infondées. Il n’y a aucune passerelle, aucun partage d’informations entre les collaborateurs de Kroll et nous. Lorsqu’une équipe de Marsh se réunit pour travailler sur le dossier d’un client sensible, elle s’isole dans une salle sécurisée, sans écoute possible », affirme ainsi Philippe Carle, président de MMC France (lire aussi l’encadré p. 38).

Au secours, fuyons, mon courtier est un espion !

À noter que le principe d’une charte de confidentialité a aussi été adoptée par la Chambre syndicale des courtiers d’assurances (CSCA), afin d’engager tous les courtiers dans une démarche similaire. « Alain Juillet, haut responsable chargé de l’intelligence économique au secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), a identifié le secteur des assurances et du courtage comme détenant des informations stratégiques sur les entreprises, explique ainsi Jean-Paul Chapellier, coprésident de Diot. La CSCA m’a donc confié la responsabilité d’une commission, avec pour mission de mettre au point cette charte. » Les assureurs et les risk managers devaient, eux aussi, rencontrer Alain Juillet pour s’engager dans ce sens. Selon plusieurs observateurs, MMC aurait en tout cas fait une erreur en se lançant dans l’intelligence économique. « Plusieurs clients ont décidé de changer de courtier, de peur de voir certaines informations très sensibles leur échapper », constate un expert.

Plus discrets, d’autres courtiers de la place ont, eux aussi, tenté l’aventure. En général pour accompagner les salariés expatriés de leurs clients dans des régions du monde à risques, la sûreté et la sécurité des biens et des personnes étant souvent l’autre grande activité des sociétés d’intelligence économique. Mais l’expérience a souvent tourné court.

Une tenace odeur de soufre

Chez Assurances & Conseils Saint-Honoré (ACSH), par exemple, plus question de remettre les pieds dans ces activités (lire l’interview à la page suivante). Il faut dire que l’aventure n’a pas été concluante. Les noms de trois dirigeants des sociétés dans lesquelles le courtier avait investi - Sécurité sans frontières et i2F - ont circulé dans de récents dossiers politico-financiers (Rhodia, Clearstream). Il s’agit de Frédéric Bauer, ancien directeur de sécurité chez Dassault, devenu président de Sécurité sans frontières, de Pierre Miallot, directeur général adjoint d’i2F et d’Hervé Séveno, patron d’i2F et ancien officier de police à la division nationale Antiterroriste, puis à la Brigade financière à Paris. Autant dire que le soulagement est grand chez le courtier d’être sorti de ces sociétés !

Chez Gras Savoye, la discrétion prévaut tout autant. Sa filiale Sageris ne ferait que de la gestion et de la prévention de risques traditionnels, sans recourir aux méthodes de l’intelligence économique. Quant à Geos, il a longtemps été lié dans les esprits, à tort, au cabinet Verspieren, du fait des 34 % de son capital détenus par Guillaume Verspieren, qui a quitté le courtage depuis longtemps, via Continental Risk (en 2004). « Nous n’avons aucune relation d’affaires, directe ou indirecte, avec le cabinet de courtage de sa famille », martèle Stéphane Gerardin, patron de Geos.

Le renseignement anglo-saxon a pignon sur rue

Au final, il apparaît que rares sont les courtiers français qui ont réellement internalisé cette activité. La plupart se contentent de recourir ponctuellement, aux services de sociétés spécialisées, comme Geos (lire l’encadré page 36). D’abord, parce que les revenus complémentaires et les synergies escomptés sont rarement au rendez-vous, tant les deux activités requièrent des compétences différentes et répondent à des objectifs quasi opposés. Ensuite, parce que la mauvaise réputation des sociétés spécialisées en intelligence économique a la vie dure dans l’Hexagone, et que les courtiers sont soucieux de préserver leur réputation.

À noter que ces sociétés, très discrètes ici, ont pignon sur rue au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Certaines sont même cotées en Bourse. Les événements de septembre 2001 ont d’ailleurs contribué à resserrer les liens entre assureurs et sociétés de sécurité et d’information, grâce, notamment, à l’essor des contrats de kidnapping-rançon. La compagnie Saint-Paul a ainsi signé un partenariat avec Kroll, Great American (Hiscox) avec Control Risks Group ou encore AIG avec Thomas A. Clayton Associates.

Alors, ne serait-ce qu’un problème culturel, propre à la France ? En tout cas, de nombreux dirigeants de cabinets de courtage gravitent dans des cercles de pensée ou d’influence étiquetés « intelligence économique ». Il en va ainsi, par exemple, de Rémy Robinet-Duffo, patron d’Henner et fondateur, en 1989, de l’Institut pour le développement de l’entreprise dans son environnement, ou encore de Pierre Donnersberg, membre de la fondation Promotheus, où il peut côtoyer entre autres les hauts représentants d’EADS, d’Areva, Alstom, Thales communication, Sagem Défense Securité, Dassault Aviation...

En France aussi, le besoin finira par changer les mentalités

Très jeune en France, l’intelligence économique y est donc encore en pleine ébullition. Le chiffre d’affaires que cette activité réalise dans l’Hexagone est, certes, sans commune mesure avec ceux affichés par les leaders mondiaux (Kroll, Control Risks...), mais le potentiel de croissance est exponentiel, surtout au vu des risques qui se démultiplient pour les entreprises et de l’environnement économique, sans cesse plus compétitif. Et nul doute qu’un jour, les activités d’intelligence économique parviendront à se « fondre dans le décor », même dans l’Hexagone. Il n’est pas impossible que les courtiers se laissent alors de nouveau tenter par ses sirènes.

Source

http://www.argusdelassurance.com/ac...

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