Claude SICARD.- Il va falloir qu’un nouveau « Commissariat Général au Plan » (CGP) soit mis en place, et qu’il s’attelle rapidement à la tâche. On ne parviendra pas à reconstruire le pays autrement. Et l’on se souvient que le général de Gaulle avait parlé, en son temps, d’une « ardente obligation ». Le Commissariat au Plan a disparu en 2006, et il a été remplacé par une simple cellule de réflexion et d’analyse, dont le rôle est devenu, les années passant, tout à fait marginal. Cela a résulté du fait que l’on a changé de modèle, comme Jean Louis Beffa l’a expliqué dans son ouvrage La France doit choisir.On a abandonné notre modèle traditionnel qu’il a qualifié de « commercial-industriel » pour adopter le modèle anglo-saxon « libéral-financier », ceci s’explique par la mondialisation et la poussée du libéralisme. En fait, notre pays n’a pas vraiment viré vers le libéralisme, il a opté pour un système mixte dans lequel l’État intervient toujours beaucoup dans la vie économique du pays. On a donc fait une erreur en abandonnant le CGP : c’était un organe d’étude, de réflexion, et de concertation, bien plus qu’un organe de planification, et le mot « Plan » ne signifiait nullement d’ailleurs une planification contraignante et autoritaire à la mode soviétique. Il s’agissait simplement d’une planification indicative qui traduisait les grandes options stratégiques de la puissance publique. Il faut donc en revenir à un tel système.
Quels sont selon vous les secteurs qui nécessitent une action urgente de la part de l’État ?
Le gouvernement hollandais dans sa politique d’intervention dans l’économie du pays qualifie de « top- sectors » les secteurs clés qui soutiennent l’activité économique du pays. La construction automobile, l’industrie agro-alimentaire, la machine-outil et la chimie dans le cas de l’ Allemagne ; la construction automobile, l’agro-alimentaire, la construction aéronautique et spatiale ainsi que l’industrie du luxe, dans notre pays. La France, dans le secteur du luxe, est leader au plan mondial, et c’est un secteur qui se remettra sans doute plus facilement de la crise. Il va donc falloir soutenir plus vigoureusement les trois autres filières.
Il faudrait donc placer notre pays au cœur d’une industrie européenne de l’armement, secteur dans lequel nous disposons de beaucoup d’atouts.
Tout d’abord, l’industrie automobile était déjà en difficulté, avant la crise actuelle. Pour deux raisons : le fait que le marché européen soit entré maintenant dans sa phase de maturité, ce qui signifie une croissance zéro, et la mutation rapide et forcée vers le véhicule électrique où la batterie représente 40 % de la valeur d’un véhicule, un composant clé, qui nous vient de Chine. Quant à la filière agro-alimentaire, battue à l’exportation depuis quelques années par les Hollandais et les Allemands, elle était en difficulté bien avant l’arrivée du coronavirus. Il va donc falloir vigoureusement aider ces deux « top-sectors » à se restructurer. Quant au secteur aéronautique, il va devoir passer la crise, étant entendu que la reprise sera très lente. Le secteur automobile est, des quatre top- sectors, le plus préoccupant, et il faudrait donc, dans la ligne de ce que veut faire le Commissaire européen Thierry Breton, placer notre pays au cœur d’une industrie européenne de l’armement, un secteur dans lequel nous disposons de beaucoup d’atouts, et qui pourrait devenir si Thierry Breton pouvait gagner son pari, le cinquième « top- sector » de notre économie, les commandes venant abondamment dans les années prochaines des divers autres pays européens..
Mais ce sera, évidemment, à ce nouveau Commissariat au plan, de déterminer quels seront les secteurs sur lesquels il va falloir miser pour assurer l’avenir de notre pays.
L’effondrement de notre secteur industriel est-il imputable à la crise, ou faut-il remonter plus loin ?
Le mal vient de très loin. Notre secteur industriel, que depuis Colin Clark on qualifie de « second secteur de l’économie » a fondu peu à peu depuis le début des années 1980, c’est à dire depuis la fin de la période faste des « Trente glorieuses », sans que les pouvoirs publics s’en émeuvent : il employait alors 6,5 millions de personnes et représentait 28 % de notre PIB. Ce déclin s’est poursuivi, régulièrement, d’année en année, les pouvoirs publics n’intervenant pas car ils considérèrent que c’était, là, le signe même d’une modernisation du pays, nos dirigeants se fiant aveuglément à la loi bien connue d’évolution naturelle des trois secteurs de l’économie d’un pays que leur avait enseignée Jean Fourastié, une loi qui voudrait qu’une économie moderne soit une économie « post industrielle », c’est-à-dire sans industrie.
Notre secteur industriel n’emploie plus que 2,7 millions de personnes et ne contribue à la formation du PIB que pour 10 % seulement.
On en est donc arrivé à la situation actuelle caractérisée par le fait que notre secteur industriel n’emploie plus que 2,7 millions de personnes et ne contribue à la formation du PIB que pour 10 % seulement. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mise à part. Et l’on ne s’en aperçoit que seulement aujourd’hui, avec la crise du coronavirus ! L ’Allemagne a un secteur industriel qui n’a pas fondu et qui est même resté très vigoureux : il représente 24 % de son PIB. Et la Suisse, un pays que l’on ne soupçonne pas d’ être aussi industrialisé, en est, elle, à 22% Ces deux pays sont a nos portes et leur économie est florissante, mais cela n’a aucunement ébranlé nos dirigeants dans leur adhésion aveugle à la thèse des trois secteurs de l’économie.
Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette forte régression de notre secteur industriel ?
Les conséquences de cette chute régulière de l’industrie dans notre pays sont multiples. Tout d’abord, un très fort taux de chômage : il était de 3,5 % seulement à la fin des trente glorieuses, chiffre qui correspond à une situation de plein emploi, et il est allé en croissant, atteignant 10 % ces dernières années. Nous avons ainsi, aujourd’hui, 5 450 000 personnes inscrites à Pôle emploi, en catégories A, B et C, et il s’y rajoute 645 000 personnes en catégories E et D. On se souvient que François Mitterrand s’en était publiquement montré affligé, disant pour s’en excuser : « On a tout essayé ! ». Récemment, il y a eu un léger mieux, mais avec la crise on est reparti vers des sommets. Il s’ensuit, mais cela n’est jamais souligné par les médias, un taux de population active qui est le plus faible aujourd’hui de tous les pays européens. Les personnes occupées à travailler représentent, en France 45,7 % de l’ensemble de la population, alors qu’il s‘agit, par exemple en Allemagne de 52,2 % , et de 58,3 % en Suisse. En s’en référant simplement au taux allemand, on voit qu’il nous manque 4,5 millions de personnes au travail. Que font donc toutes ces personnes qui sont sans travail ? Elles sont prises en charge d’une manière ou d’une autre par la collectivité, et vivent à ses dépens.
La dette extérieure du pays est passée de 21% en 1980 à 100,2% en 2019..
Il a résulté de l’effondrement de notre secteur industriel, un appauvrissement progressif du pays, et, curieusement cela n’a pas été vu par nos dirigeants. On ne peut pas comprendre comment cela a pu leur échapper. En effet, lorsque l’on procède à un rapprochement des données sur la production industrielle des pays de leur PIB/ capita, l’indicateur habituellement utilisé pour mesurer la richesse d’un pays, on découvre qu’il existe une corrélation extrêmement étroite entre ces variables. Le graphique ci-dessous illustre ce phénomène, la production industrielle étant mesurée, ici, en dollars par habitant selon les données de la BIRD, un organisme international qui inclut la construction dans sa définition de la production industrielle. Et l’on note que le coefficient de corrélation est étonnamment élevé, ce qui permet d’avancer que la production industrielle des pays est bien la variable explicative de leur prospérité.
On voit, sur ce graphique, que la France avec une production industrielle par habitant de 6.900 dollars a un PIB/tête de 40.493 US$ ; l’Allemagne, avec un ratio de 12.400 dollars obtient un PIB/tête de 46.258 US$, et la Suisse, qui vient en tète dans cette comparaison internationale, avec une production industrielle par habitant de 21.000 dollars se retrouve avec un PIB/capita extraordinairement élevé : 81.993 US$, le double tout simplement du PIB par tête des Français.
Notre pays se trouve donc fortement pénalisé par une production industrielle anormalement faible. L’État a été contraint de soutenir le niveau de vie de la population, en multipliant les emplois publics et en alimentant des dépenses sociales. On est ainsi arrivé à avoir bien plus d’emplois publics que les autres pays et un taux de dépenses sociales record de 34,1 % du PIB, alors qu’il s’agit de 16,7 % aux Pays- Bas, et de 25,1 % en Allemagne. La moyenne des pays de l’ OCDE se situe à 20,1 %, et nous avons donc, par rapport à la moyenne des pays développés, 261 milliards d’euros de dépenses sociales de trop !.Là encore, cela n’est jamais relevé par les observateurs de la vie économique du pays.
Pour financer des dépenses publiques de plus en plus élevées l’ Etat s’est vu contraint d’accroître régulièrement les rentrées fiscales, les fameux « prélèvements obligatoires » des économistes, et ceux-ci sont passés de 30 % du PIB, en 1960, à 48,4 % actuellement, en sorte que notre pays détient maintenant le record mondial des prélèvements obligatoires. Cette très lourde fiscalité a asphyxié peu à peu le pays.
Et, autre phénomène préoccupant : l’accroissement régulier de l’endettement de l’ État. Malgré des prélèvements obligatoires considérables, les recettes fiscales se sont trouvées chaque année insuffisantes, et l’ État a été contraint de recourir, année après année, à des emprunts pour boucler ses budgets. Cela dure depuis quarante ans maintenant. Le niveau d’endettement du pays n’a donc pas cessé de croître et la dette extérieure du pays est ainsi passée de 21,0 % du PIB, en 1980, à 100,2 % en 2019. Avec la crise du Covid-19, on sait qu’elle se trouvera portée à 120 % en fin d’année.
La France est devenu un pays qui vit sous perfusion.
La France est ainsi devenue un pays qui vit sous perfusion, celle-ci étant alimentée à la fois par des emprunts nouveaux, chaque année, et par des prélèvements fiscaux excédentaires. Nous avons, dans un article précèdent, évalué à 350 milliards d’euros la perte de richesse due à l’affaissement anormal de la production industrielle du pays, et cette estimation est certainement par trop conservatrice. Cet appauvrissement du pays , appauvrissement qui explique, d‘ailleurs, la jacquerie des gilets jaunes qui a éclatée en novembre 2018, a été compensé par des recours à l’endettement qui ont oscillé entre 80 et 100 milliards d’euros chaque année, et par des prélèvements obligatoires excédentaires de quelques 250 milliards d’euros environ, chaque année.
Dans cet enchaînement pernicieux de facteurs liés les uns aux autres, comme nous venons de l’indiquer très schématiquement, les entreprises n’ont guère été épargnées : elles aussi ont été soumises à une pression fiscale excessive qui a nui à leur compétitivité . Une étude récente du ministère de l’Économie ayant pour auteurs Yves Dubief et Jacques Le Pape indique que les impôts de production en France se montent à 3,2 % du PIB, alors qu’il ne s’agit que de 0,47 % seulement en Allemagne. L’institut Co-Rexecode confirme ce chiffre et évalue à prés de 80 milliards d’euros le différentiel de charges existant entre les entreprises françaises et leurs concurrentes allemandes.
Lors de l’interview du 14 juillet le président parlait de redevenir une grande nation industrielle « grâce et par l’écologie », alors que dans son adresse aux Français du 14 juin dernier il indiquait vouloir « bâtir un modèle économique plus fort pour ne pas dépendre des autre ». Ce n’est pas la même chose. Le changement de vocabulaire est il décevant ?
Cette spirale descendante que nous venons de décrire doit être arrêtée : le pays ne peut pas continuer à recourir chaque année à 80 ou 100 milliards d’euros d’emprunts supplémentaires, ni maintenir indéfiniment sur l’ensemble du pays une pression fiscale aussi élevée car elle décourage les initiatives et ruine la compétitivité des entreprises. Il va donc bien falloir reconstruire l’économie du pays, comme notre Président dans son discours à la nation du 14 juin en avait effectivement manifesté la volonté. Malheureusement, comme vous le faites remarquer, il n’en a plus été question dans son interview du 14 juillet. Il a simplement parlé d’une relance de l’économie, en précisant qu’il allait s’agir d’une relance « industrielle, écologique, locale, culturelle et éducative ». Et pour satisfaire les écologistes dont on a vu la forte montée aux dernières élections municipales, il a précisé à leur attention : « Moi, je crois à cette écologie du mieux, pas à cette écologie du moins ». Voilà donc l’écologie placée à présent au cœur des préoccupations gouvernementales, Emmanuel Macron allant jusqu’à avancer : « On peut, en France, redevenir une grande nation industrielle grâce et par l’écologie ».
La relance est une chose, c’est un phénomène passager, et la restructuration de l’économie du pays est une affaire de toute autre nature. La relance nécessite de simples mesures de stimulation de la demande et le soutien, momentané, des entreprises en difficulté pour les aider à traverser une mauvaise passe ; la restructuration de l’économie d’un pays est quelque chose de bien plus difficile, car cela nécessite que l’on remanie la structure de l’appareil de production et que l’on modifie l’environnement des entreprises.
Le projet de reconstruction de l’économie du pays annoncé en fanfare le 14 juin dernier reste donc à élaborer, mais nul ne sait en quoi il va consister, ni comment on va pouvoir procéder. On sait que ce sera extrêmement difficile car il faudra pour remettre l’économie du pays d’aplomb changer un nombre considérable de lois et de règlement, notamment au plan fiscal et en matière de droit du travail. Et les opinions publiques n’y ont pas été préparées.