Autre rappel, le Levant et en particulier la Palestine chrétienne ont été tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, le foyer ardent du Nationalisme arabe. Ainsi le syrien Michel Aflak qui posera les bases idéologiques et doctrinales du Parti socialiste de la résurrection arabe, le Baas. Quant aux militants et activistes palestiniens leur rôle fut considérable pour ne pas dire fondateur dans l’organisation politique et l’action des mouvements parmi les plus durs de résistance à l’occupation et à la colonisation de la Cisjordanie. Citons parmi d’autres, le Front populaire de libération de la Palestine, créé en 1968 par le chrétien, Georges Habache. Idem pour Naief Hawatmeh qui en 1969 lance le Front démocratique pour la libération de la Palestine. En ce qui concerne l’influence intellectuelle de la Palestine, citons encore deux chrétiens, dont la renommée a largement débordé les frontières de l’Orient proche : Edward Saïd et Azmi Bishara.
Reste qu’aujourd’hui des symptômes particulièrement inquiétants se manifestent qui ne sont plus seulement politiques ou géopolitiques mais strictement d’ordre confessionnel… Chacun ici connaît la rhétorique relative au projet de Grand Israël du Nil à l’Euphrate, sorte de mythe fondateur que l’on a pu rencontrer dans des manuels du soldat ou les programmes scolaires israéliens. Projet qui semblerait vouloir se concrétiser au moins partiellement avec l’extension ab libitum des colonies en Cisjordanie et l’annexion de Jérusalem Est, plus encore à la suite de la nomination au gouvernement de deux hommes, chauds partisans d’une nationalisation pure et simple des territoires occupés, à savoir le ministre des Finances, Bezalel Smotrich et celui de la sécurité intérieure, Itamar Ben-Gvir.
Pour ce qui est du statut des chrétiens et du christianisme en Palestine, s’applique jusqu’à présent l’Article 7 de la Loi fondamentale (l’État hébreu, tout comme l’Allemagne n’a pas de Constitution), selon lequel les chrétiens sont régis par leurs propres lois religieuses, de sorte que les Palestiniens chrétiens relèvent encore, en grande partie, du système ottoman des millets. Tel fut le cas sous le mandat britannique et l’administration jordanienne et aujourd’hui, sous la tutelle israélienne. À ce titre, ce sont les Églises qui tiennent les registres d’état-civil et contribuent à pourvoir à certains besoins de leurs communautés en matière d’éducation, de santé et d’aide sociale. Les lieux saints chrétiens quant à eux sont toujours soumis au firman de la Sublime Porte édicté le 8 février 1852 (en confirmation de celui de 1757), mieux connu sous le nom de « Statu Quo » répartissant les prérogatives relatives à la garde et la conservation des lieux Saints entre les diverses communautés religieuses. Or dans la vieille ville de Jérusalem la composition démographique du quartier existant autour du Saint-Sépulcre a été bouleversé deux fois, en 1948 puis en 1967 par le départ des commerçants chrétiens remplacés par des réfugiés palestiniens musulmans, venus notamment de la ville d’Hébron. Il ne resterait aujourd’hui dans la partie chrétienne de la Vieille ville qu’un quart de la population chrétienne présente avant la création de l’État juif… dénomination officielle depuis la loi du 19 juillet 2018 relative à Israël « État-nation du peuple juif ».
Force est de constater que la coexistence intercommunautaire, pour aussi précaire qu’elle ait été au cours du dernier demi-siècle, semblerait aujourd’hui évoluer, à l’occasion de la constitution d’un gouvernement ultra-conservateur incluant des sionistes-religieux, vers une véritable remise en cause. Ce fragile équilibre – certes régulièrement émaillé d’incidents plus ou moins graves – conférait à l’édifice social, jusqu’à présent, bon an mal an en temps ordinaire, une relative stabilité. En dépit des tensions persistantes, la cohabitation confessionnelle conférait une apparence de normalité à la vie en Cisjordanie occupée.
Or nous assistons à l’heure actuelle à une dégradation inusitée des rapports intercommunautaires avec la multiplication de manifestations de grave intolérance. Celles-ci ne sont pas nouvelles mais atteignent présentement un niveau d’alerte depuis que le sionisme-religieux participe au gouvernement et apporte sa caution peu ou prou à des éléments fanatiques. Certes les chrétiens ne sont pas persécutés au sens propre du terme, mais sont effectivement discriminés, poussés qu’ils sont à s’effacer ou mieux, à s’exiler. Une tendance générale qui n’est pas propre à Israël, mais se confirme à travers le temps et dans tout le Proche Orient depuis les premiers grands massacres hamidiens de 1894 et 1896.
Mgr. Pierbattista Pizzaballa, le patriarche latin désigné par le Saint Siège, s’alarmait ainsi récemment de ce que la communauté chrétienne fasse l’objet d’attaques en augmentation constante. Harcèlement du clergé, agressions, vandalisme, les actes hostiles se multiplient, les extrémistes religieux juifs « se sentant désormais protégés... l’atmosphère culturelle et politique semble justifier ou tolérer les actions antichrétiennes ». C’est un fait courant et récurrent que les prêtres des différentes Églises orthodoxe, catholique et arménienne se voient dans les ruelles de la Vieille ville de Jérusalem et depuis des lustres, cracher dessus ou molester cela sans intervention de la police.
Le Centre inter-églises a pour sa part documenté sept actes majeurs de destruction de biens d’église de janvier à la mi-mars 2023. Une recrudescence significative par rapport aux six crimes anti-chrétiens (nous parlons bien d’actes criminels) signalés en 2022. Ceci s’inscrivant dans une volonté non dissimulée de judaïser la Vieille ville en excluant les autres confessions du Livre. L’éviction des musulmans du Mont du Temple est tout aussi d’actualité : on l’a vu lors de la prise d’assaut de la mosquée al-Aqsa troisième lieu saint de l’Islam par des forces de police israéliennes le 5 avril, peu avant la Pâque juive, où elles ont procédé à l’arrestation de quelque 350 « émeutiers ». Épisode qui a suscité de nombreuses réactions internationales dont celle du Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, lequel s’est dit « choqué et consterné par les violences et les coups » des unités israéliennes. Des faits récurrents. L’an passé, au cours du mois de Ramadan 2021, le 10 mai, l’attaque par les forces de l’ordre israéliennes de la mosquée Al-Aqsa suite à l’expulsion de quatre familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarah à Jérusalem Est sur décision de la Cour suprême avait déclenché entre le 13 avril et le 21 mai 2021 une brève intifada qui cependant fit au final 256 morts palestiniens dont 66 mineurs, 12 Israéliens, plus de 1900 blessés et 72000 déplacés. Un sinistre bilan pour ces 38 jours d’affrontements.
À l’issue de la Guerre des Six Jours, en juin 1967, Israël a unilatéralement établi sa souveraineté sur l’intégralité de Jérusalem et désigné la ville comme sa « capitale une et indivisible ». Elle entreprend derechef d’y « inverser les pourcentages d’habitants palestiniens d’un côté et juifs de l’autre ». Le quartier des Maghrébins est détruit et des implantations juives sont construites autour de la ville. Ceci en dépit de la pétition de principe selon laquelle, avec la réunification Jérusalem devait constituer « un refuge pour la coexistence, l’expression religieuse et culturelle de tous les cultes ayant de ce fait été revigorée afin que la liberté de croyance sur tous les sites sacrés soit garantie pour les membres des trois religions monothéistes pour la première fois de l’histoire ». On voit, avec les tragiques événements qui ont émaillé l’histoire récente, en particulier ceux de mai 2021, ce qu’il en est véritablement advenu.
En fait, le gouvernement israélien entendait limiter 20 % de Palestiniens la population de Jérusalem, dans le but explicite de pouvoir contester et rejeter toute réclamation sur la partie orientale de la ville qui aurait eu pour ambition d’en faire la capitale d’un potentiel État palestinien. Ce pourquoi, afin de contourner cet obstacle, les gouvernements israéliens successifs ont mis en œuvre à bas-bruit une politique non équivoque de colonisation de la ville sainte.
Cette année 2023, avec l’arrivée aux Affaires d’une nouvelle coalition gouvernementale ultra, la pression sur les Palestiniens a augmenté de façon sensible – en particulier des agressions plus nombreuses - pendant la période pascale orthodoxe. Déjà au mois de juin 2022 un groupe furieux d’une cinquantaine de colons avaient profané l’église du Saint-Esprit et le jardin du Patriarcat grec orthodoxe sur le mont Sion à la grande émotion du Comité présidentiel pour les églises de Palestine qui avait alors dénoncé publiquement « les attaques répétées contre l’église, les incursions fréquentes, l’exhumation de tombeaux et le dépôt d’ordures dans son jardin… Attaques qui s’inscrivent dans le contexte israélien de persécution les Églises à Jérusalem occupée et à la saisie de leurs biens ». Soulignant en outre que « les attaques contre les lieux de culte islamiques et chrétiens sont pratiquées d’une manière systématique et organisée, ce qui se manifeste clairement et clairement dans les incursions quotidiennes d’extrémistes dans la sainte mosquée Al-Aqsa, cherchent à obtenir une complète mainmise la ville sainte et à la vider de ses habitants autochtones ». Déjà par le passé « des radicaux juifs avaient investi et saccagé le site ». Jets de peinture dans la chapelle, excréments dans la crypte, les zélotes ne cachent pas leur intention de supprimer toute présence chrétienne dans le périmètre de ce qui est considéré comme la tombe (cénotaphe) de David. Lieu qui, au demeurant avait appartenu à l’ordre des Franciscains de la Custodie de Terre Sainte jusqu’en 1552 puis d’être transformé en mosquée. Ainsi sur le mont Sion, force est de constater que ces dix dernières années, les sites chrétiens - notamment arméniens ou ceux des bénédictins de la basilique de la Dormition ou encore le cimetière de la paroisse latine sur le Mont Sion, ont subi des atteintes répétées, non pas d’individus isolés mais de bandes organisées et fanatiques, ce qui augure mal d’un avenir apaisé.
D’autant que deux membres de la coalition gouvernementale du Premier ministre Benjamin Netanyahou, Moshe Gafni et Yaakov Asher, députés du parti ultra Yahadout HaTorah, ont déposé le 9 janvier un projet de loi visant à punir d’un an de prison la diffusion de propagande en vue de conversion au christianisme. Le 22 mars dernier, Benyamin Netanyahou a cependant exprimé son opposition à ce projet qui risquerait de le priver de ses très importants soutiens américains, au sein des Églises évangéliques et autres sionistes-chrétiens. Donc pas question pour l’heure de punir le prosélytisme chrétien d’un an à deux de prison, ni d’interdire « la création de vidéos en ligne en hébreu par crainte que des jeunes juifs puissent les regarder » ! Une législation qui n’est pas sans rappeler les dispositions prises en Russie et ailleurs pour protéger les mineurs de la diffusion via les réseaux sociaux de propagande pro LGBT+.
Israël, démocratie exemplaire, avait par le passé déjà envisagé une semblable loi. En 1998, le député d’Avoda, Nissim Zvili avait parrainé une législation qui rendait passible de poursuites judiciaires la diffusion des Évangiles, texte qui avait alors été interprété comme rendant illégale et pénalement sanctionnable la simple possession du Nouveau testament.
Léon Camus
21 avril 2023