Attention danger. À force de grossir, les grands gestionnaires d’actifs américains, qui se nomment BlackRock, Vanguard, ou State Street, font peser un risque sur la finance mondiale. Le plus important d’entre eux, BlackRock, gère 7.800 milliards de dollars, soit 30 % de plus qu’en 2018 ! Même dynamique pour Vanguard (6.200 milliards) et State Street (3.100 milliards sous gestion). Réunis, ces trois géants ont désormais entre les mains « autour de 10 % de la capitalisation boursière mondiale totale », concède BlackRock. Et même 20 % de l’indice boursier phare américain, le S&P 500, avec des positions fortes dans les banques (JP Morgan, Wells Fargo), les grands industriels (Pfizer, ExxonMobil, Walmart) et bien sûr les Gafam.
Une gestion en « bon père de famille »…
À la base, ces gérants de fonds proposent à leurs clients – investisseurs particuliers, compagnies d’assurances, banques, grandes entreprises et autres fonds de pension – une gestion en « bon père de famille » de leur argent. Leur produit phare : les ETF [Exchange-Traded Fund], des fonds reproduisant l’évolution d’indices boursiers, composés d’actions ou d’obligations de plusieurs centaines d’entreprises. Les ETF ont un double avantage pour les clients qui souhaitent y investir leur argent : les commissions demandées par les gérants sont faibles et le risque est lissé car les ETF regroupent un ensemble de valeurs.
En fait, via ces fonds, « on achète la valeur d’un indice en bourse et non plus une action », explique le journaliste Denis Robert dans un ouvrage* fouillé consacré à BlackRock et son très puissant patron, Larry Fink. Fini le stress du boursicoteur qui chaque matin craignait de perdre sa mise si l’entreprise sur laquelle il avait parié tombait en faillite, BlackRock et consorts proposent un investissement indiciel avec des rendements assurés sur le long terme. Même si la rentabilité n’est pas mirobolante, en période de taux bas, c’est bon à prendre. Les encours d’ETF – dont environ 80 % sont logés chez BlackRock, Vanguard et State Street – ont ainsi explosé ces dernières années et franchi pour la première fois la barre des 7.000 milliards de dollars fin août, selon l’institut statistique ETFGI.
... mais explosive
Problème, la prolifération des ETF serait devenue, selon de nombreux experts, la principale source d’instabilité financière actuelle. En effet, lorsque les achats massifs de ces fonds indiciels prennent le pas sur les achats d’actions individuelles, les premiers dictent les cours. Ceci, sans examen au cas par cas de la santé économique des entreprises cotées. Il y a donc une décorrélation mécanique « entre la valeur fondamentale d’une société ou d’un émetteur et sa valeur de cotation », explique dans l’Opinion un chroniqueur spécialiste des risques financiers.
De nombreuses actions et obligations pourraient donc être survalorisées à cause des ETF des gestionnaires d’actifs. Une situation explosive en cas de krach qui inquiète. Rare dans les médias, Michael Burry, l’un des premiers à avoir prédit la crise des subprimes – il est interprété par Christian Bale dans le film The Big Short – jurait à l’été 2019 que les fonds indiciels gonflaient « les cours des actions et des obligations de la même manière que les titres de créance garantis pour les prêts hypothécaires à risque (les subprimes N.D.L.R.), il y a plus de 10 ans ». Selon lui, lorsque le marché se retournera, « ce ne sera pas beau à voir ».
Circulez, il n’y a rien à voir !
Contacté par Marianne, BlackRock, qui réprouve « le poids démesuré » donné aux grands gestionnaires d’actifs, dément tout risque systémique lié aux fonds indiciels. « Pour preuve, si les ETF avaient dû entraîner l’effondrement des marchés financiers en période de forte incertitude, cela aurait été le cas lors de la crise Covid-19 qui a soumis – et soumet encore – les marchés du monde entier à une extrême volatilité. Or c’est l’exact inverse qui s’est produit : tout au long du mois de mars 2020 et depuis, les échanges d’ETF ont continué de manière ordonnée et ont permis aux investisseurs de disposer de liquidités et d’un accès efficace au marché au moment où ils en avaient le plus besoin », justifie la firme. Circulez, il n’y a rien à voir ! nous dit BlackRock : si problème avec les ETF il y avait, on l’aurait constaté durant la crise de la Covid-19.
Cet argument s’entend. Mais il est, au reste, contestable. Pour comprendre, il faut revenir au 23 mars 2020 : alors que la bourse de Wall Street venait de subir une chute de 35 % en à peine un mois, la Réserve fédérale américaine (Fed) a fait tapis : pour éviter le cataclysme, elle a annoncé une intervention sans limite de montant ni de temps, via le rachat d’actions et d’obligations d’entreprises. Autrement dit, la Fed s’est substituée alors au marché pour faire remonter les cours de sociétés qui s’écroulaient. Cette annonce a tout changé car, depuis, Wall Street est reparti à la hausse. Or, pour faire remonter les cours, la Fed a paré au plus pressé en rachetant massivement… des ETF. Pour une éditorialiste du Financial Times, il est ainsi « possible que si ce sauvetage de la Fed n’avait pas eu lieu, les prix déconnectés des ETF auraient finalement provoqué l’effondrement ». Impossible, donc, d’absoudre les gestionnaires d’actifs de toute responsabilité.
Mais il y a pire : pour racheter tous ces titres, la Fed a confié la responsabilité de ses milliards à… BlackRock. Bingo : son ETF phare représentait fin mai plus de 25 % des achats de la Fed, d’après les Echos. « BlackRock et la Fed, c’est la bernique et son rocher », résume Denis Robert dans son livre. Ne pouvant pas prendre le risque d’un écroulement du système, la Fed a donné aux gestionnaires d’actifs – State Street et Pimco ont également été mandatés – les clés du camion pour se sauver. Comprendre : les nouveaux géants de Wall Street ont fait main basse sur la politique monétaire américaine. À Marianne, BlackRock conteste et assure avoir érigé « une muraille de Chine très stricte » entre son mandat pour la Fed et ses activités sur les marchés financiers. Dont acte. Mais impossible toutefois d’occulter les conflits d’intérêts patents au regard des enjeux.
Ingérence dans la gouvernance des entreprises
Dès lors, « plus que jamais, les gestionnaires d’actifs sont devenus l’acteur pivot de la financiarisation », résume l’économiste de Xerfi Olivier Passet. Même les grandes entreprises doivent se soumettre à la vision des nouveaux géants de Wall Street. « Ils ont atteint une telle taille critique, un tel degré de concentration que nulle entreprise cotée n’ose déroger aux objectifs financiers que ces fonds leur assignent », constate aussi l’économiste.
Pourtant en théorie, lorsque les gérants investissent de manière minoritaire dans des entreprises via des fonds indiciels, ils interviennent très peu dans la gouvernance. Ils se contentent de gérer leurs participations comme un placement financier. Mais désormais, « la taille même des ETF pose des problèmes de gouvernance, de démocratie actionnariale et d’antitrust », constate un chroniqueur du cercle des économistes, spécialiste des marchés financiers. Il ajoute que BlackRock a triplé « les effectifs de son service de surveillance des sociétés cotées ». Ainsi, ses fonds peuvent « peser davantage par leurs votes en assemblée générale sur la stratégie et les comportements des sociétés qu’ils avaient en portefeuille ».
Résultat, « depuis le début de l’année 2020, BlackRock a voté contre les recommandations du management près d’une fois sur trois aux États-Unis », note Denis Robert. On savait que la lettre annuelle adressée par Larry Fink aux PDG des grandes entreprises était minutieusement décryptée. Mais maintenant on en est sûr : en tant que fiduciaire hyperinfluent des principaux actionnaires mondiaux, il dicte aux grands patrons la bonne marche à suivre d’un point de vue stratégique.
Le pouvoir politique démuni
Face à cela, les États, dépassés par la situation, restent les bras croisés. Pis, ils cherchent à obtenir le blanc-seing de BlackRock pour attirer les capitaux étrangers. « Le discours de Larry Fink sur l’attractivité économique d’un pays pèse », indiquait en janvier dernier à Marianne l’ancien ministre des Finances (2014-2017) Michel Sapin. Il confirmait que Larry Fink faisait partie de ceux qui « formatent l’opinion de ce petit monde assez manichéen » des décideurs économiques. Bien conscient de cela, Emmanuel Macron a multiplié entre 2017 et 2019 les rendez-vous avec Larry Fink et son état-major pour promouvoir la « marque » France et lui vanter les mérites de ses réformes pro-business. Faisant fi des risques que font peser BlackRock et ses principaux concurrents sur l’économie mondiale.
Depuis, la crise du coronavirus n’a fait que renforcer la mainmise des gestionnaires d’actifs qui ont récolté l’épargne de leurs clients fébriles face à la conjoncture. Désormais, « banques centrales et États marchent main dans la main pour éliminer le risque de sinistralité qui serait coûteux pour la finance. Et les fonds de gestion (...) ont plus que jamais la main sur les choix d’investissement, autrement dit sur la construction du monde de demain », déplore Olivier Passet. Et in fine, « c’est le contribuable des générations futures qui paiera pour l’immunité de la finance d’aujourd’hui ». Ou comment ceux qui gèrent l’argent des autres sont devenus plus puissants que ceux qui le possèdent…
*« Larry et Moi. Comment BlackRock nous aime, nous surveille et nous détruit », Editions Massot 19 euros, 299 pages.