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Ankara : bombes et prétextes

Jean-Michel Vernochet

jeudi 15 octobre 2015

Ankara officiellement 95 morts, 130 selon d’autres sources. À trois semaines d’élections législatives anticipées, un double et terrible attentat a visé une manifestation organisée par les opposants du Parti démocratique des peuples (HDP) de Selahattin Demirtas. Le pouvoir s’est aussitôt empressé de désigner trois possibles coupables : les irrédentistes kurdes du PKK, les takfiristes wahhabites de Daech, l’extrême gauche radicale du Front révolutionnaire de libération du peuple. Mezzo voce certains parlent cependant de l’État profond. Didier Billion, co-directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), formule l’hypothèse que ne serait pas à exclure l’intervention de « cellules clandestines cachées au sein de l’appareil d’Etat » [1].

Or bien que la Turquie soit candidate à l’adhésion européenne depuis 1987 – et fasse putativement partie de l’Union au regard des subventions et des aides qui lui sont versées - il ne faut pas trop compter sur notre bonne presse pour nous dire ce qui s’y passe… pourtant ! « À l’est et au sud-est de la Turquie l’on assiste à des scènes de guerre civile, des affrontements très violents. Quelques petites villes ont quasiment fait sécession en prononçant leur autonomie démocratique [face au pouvoir islamo-kémaliste de l’AKP] ». À telle enseigne que ce dimanche 11 octobre, en écho au 11 janvier hexagonal, aura été un jour de deuil et de grande mobilisation pour toutes les communautés kurdes et alévies d’Europe qui, notamment en France, en Allemagne, en Suisse, se sont rassemblées au cri d’« Erdogan assassin ». Réactions identiques à celles qui suivirent l’attentat de Suruç à proximité de la frontière syrienne, lequel fit la bagatelle de 32 morts le 20 juillet dernier. La responsabilité de ce crime avait été alors attribuée à l’État islamique, mais dès le lendemain des foules en colère dénonçaient à travers tout le pays la « complicité » du gouvernement avec les égorgeurs de Daech et d’al Nosra.

« Erdogan assassin » ! Un slogan peut-être fondé si l’on sait que la veille du carnage un intime du président turc, le démagogue Sedat Peker, appelait publiquement « à faire couler le sang des traîtres »(comprendre les Kurdes) [2]. Le lendemain, cette sinistre oraison se voyait exaucée et M. Erdogan trouvait dans cette jonchée de cadavres l’espoir de voir se renverser lors de la prochaine consultation une tendance aujourd’hui plutôt défavorable… Simultanément se présentait à lui un juteux prétexte pour faire bombarder illico les positions du PKK en Syrie. Il est vrai que, par la voix autorisée de son Secrétaire général, Jens Stoltenberg, l’appui de l’Otan lui est a priori acquis face à des incursions russes dans l’espace aérien turc. Des Russes qui dévoilent par leur efficacité meurtrière contre Daech, les complicités ou les complaisances des États-Unis à l’égard de leurs commensaux islamistes et terroristes. Russes qui font également violence aux ambitions syriennes d’Erdogan, lequel voudrait étendre l’influence d’Ankara sur la vallée de l’Euphrate, nostalgie de l’époque ottomane et convoitise pour les hydrocarbures syriens. Ainsi adossé à la puissance atlantique Erdogan se croit pour l’heure indispensable, et pire, en conséquence, se croit tout permis.

À l’appui de cette thèse, il est encore facile de supposer ou d’imaginer que sur le front intérieur une manœuvre plus cynique que désespérée – ce que d’aucun appellent une « stratégie de la tension » - pourrait faire pencher la balance électorale en faveur de l’AKP par une judicieuse diabolisation de l’opposition accusée de tous les crimes. Opposition durement harcelée au cours du mois de septembre durant lequel les permanences du HDP subirent de la part des nervis du régime quelque trois cents attaques ! À l’extérieur, Ankara combat ouvertement les YPG, Unités de protection du peuple kurde, force d’intervention au sol intervenant en principe sous couverture aérienne de la coalition américano-arabe. Reste que les YPG sont considérées à Ankara comme étant la branche syrienne de l’organisation « terroriste » PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. La bête à abattre.

Rappelons que pour sa part l’État turc, l’un des principaux soutiens des milices islamistes d’Irak et de Syrie, viole sans vergogne les espaces aériens de ses voisins, bombardant des camps kurdes en Irak et abattant les avions syriens au-dessus de leur propre territoire créant de facto une quasi zone d’exclusion aérienne aux abords de ses frontières. Ne reculant devant aucune menace Erdogan n’a-t-il d’ailleurs pas déclaré ? « Une agression contre la Turquie signifie une agression contre l’Otan ? ». Évoquant par là, explicitement, l’Article V du Pacte atlantique qui rend solidaire l’ensemble des pays de l’Alliance face à une attaque visant l’un quelconque de ses membres. M. Erdogan, promoteur présomptif d’actes de terreur contre ses propres minorités nationales, est au final un homme que son imprévisibilité et sa mégalomanie rendent éminemment dangereux pour la paix… quels que soient les efforts consentis actuellement par Moscou et Washington bien conscients des risques majeurs de « destruction mutuelle assurée » que feraient courir tout dérapage non maîtrisée de la situation déjà excessivement chaotique au Proche-Orient.

Notes

[2Sedat Peker oluk oluk hepsinin kanlarını akıtacağız. https://www.youtube.com/watch?v=ZR0...
À l’occasion d’un rassemblement sur les bords de la Mer Noire à Rize : « Si les citoyens se sentent en danger, si nous devons nous protéger, nous n’aurons aucune pitié, nous allons faire couler le sang à flot », ceci désignant explicitement les Kurdes.

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