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USA-France au Kosovo

L’armée française au service d’Alcatel, Schneider et Vivendi

jeudi 19 février 2009

Extraits d’un film documentaire de Philippe Poiret (agence Capa), diffusé en 2000 sur France 2 - Envoyé spécial

Commentaire intro de l’auteur :
« Huit mois après la fin de la guerre, la bataille des parts de marché a commencé. Routes détruites, immeubles à rebâtir. Sur ces ruines, un gigantesque chantier se prépare. Pour les plus grandes entreprises de la planète, objectif : se tailler la part du lion dans les juteux marché de la reconstruction. La facture est estimée à trente milliards FF (4,5 milliards ?) et le paiement sera garanti par la communauté internationale. »

Commentaire sur les telecoms :
« Une bataille acharnée que se sont livrés Français et Américains. Cette tour (bombardée) abritait le central téléphonique du Kosovo. Un énorme marché pour les entreprises. »

Claude Jaclo, ingénieur telecoms, travaille pour les Nations Unies :
" Un très gros marché. Les telecoms, ça rapporte beaucoup d’argent. Et le Kosovo est un marché à part, c’est colossal. 60.000 Occidentaux qui téléphonent tous les jours. On peut estimer le marché du portable entre quatre cents millions et un milliard de DM sur trois ans. Avec le déploiement sauvage d’un réseau de GSM avec opérateur américain, Motorola (USA) n’a pas répondu à l’appel d’offre, il envahissait, s’imposait et faisait de facto un réseau n’appartenant pas au Kosovo, mais à des intérêts privés ou politiques du Kosovo.

Julien Bertin, représentant d’Alcatel qui a finalement remporté le marché :
« Il y a des affaires sur lesquelles on est obligé de se battre. Jamais agréable de recevoir des menaces par téléphone. (...) Très violent. Une bataille d’une violence intellectuelle et commerciale. »

Commentaire :
« Dans cette guerre du téléphone, les Américains disposaient d’un joker : US AID. Cette agence gouvernementale intervient partout dans le monde, officiellement, sur toutes les crises humanitaires pour venir en aide aux populations. Une sorte d’ONG, truffée d’anciens militaires et financée par les contribuables américains. Pour les Français US AID ne serait qu’une couverture humanitaire pour placer les entreprises américaines sur les marchés. Pourtant quand on lui parle business, US AID répond reconstruction. » L’émission présente des courriers adressés aux experts de l’ONU par US AID. Qui se proposait pour installer les pylônes, mais réclamait 5% des recettes.

Flash back :
"Janvier 91, guerre du Golfe. La reconstruction du Koweït est évaluée à 300 milliards de francs. US AID et le Gouvernement américain avaient réussi à placer leurs entreprises. Bilan : elles rafleront 40% des contrats. Pour les Français, la reconstruction du Koweït est un fiasco. Le second échec intervient quelques mois plus tard en Bosnie. La France, là encore, a laissé échapper les fruits de la reconstruction. Exemple : l’aéroport de Sarajevo, vaillamment défendu par les militaires français, mais ce sont les Hollandais qui obtiennent les résultats et pour ça ils avaient noyauté les structures internat de financement.
Ce véritable outrage hante encore les diplomates, officiers et industriels français. La France, écartée du Koweït et de la Bosnie, compte bien se rattraper au Kosovo. Jospin, nomme Roger Forroux qui doit défendre les intérêts français, avec pour message : ce sont les entreprises françaises qui reconstruiront le Kosovo. Et pour cela la France va employer les mêmes méthodes que ses concurrents : elle va infiltrer les instances de l’ONU. Militaires, fonctionnaires, experts, une centaine de Français sont envoyé au Kosovo pour travailler aux côtés de Bernard Kouchner .

Roger Forroux, chargé des intérêts français dans la « reconstruction » :

  • " C’est une méthode imitée des Anglais, avoir des experts dans tous les organismes parce que ça permet d’être informé des normes, des méthodes, un peu avant les autres. Il y a un réseau d’experts français.
  • Est ce que Monsieur Jospin vous a demandé de faciliter le travail des entreprises françaises ?
  • Oui incontestablement, oui, oui. Ca a été une priorité du gouvernement."

Une lobbyiste française visite un fonctionnaire français de l’ONU à Pristina. Le reporter interroge ce dernier :

  • " Est-ce que vous pouvez l’aider ou pas ?
  • Oui. En fait, là où je l’aiderai le plus, c’est en convainquant les donneurs, en faisant en sorte que le marché soit important. Pour le client de Laurence, mais aussi pour les autres entreprises.
  • Est-ce que ça veut dire que vous attachez à ce que les entreprises françaises réussissent ?
  • Bien sûr. Personnellement, oui.
  • Donc, on peut dire que vous allez aider une entreprise française.
  • (Il rit, fait le geste de couper la prise de vues) : Ah, ah, ah !
  • Non, mais, c’est-à-dire que... Oui... Non, c’est-à-dire qu’on donne l’information...
  • Le reporter : C’est clair, on a beau être mandaté par l’ONU, on n’en reste pas moins Français".

Commentaire :
« Les télécoms représentent un contrat de 7 millions FF. Dans les prochains mois, deux autres contrats pour un total de 21 millions FF. Dans cette partie de poker économique, certains industriels et commerçants français sont convaincus de détenir avec Bernard Kouchner (qui gère la province) un joker économique. »

Commentaire lors de la visite de la centrale électrique d’Obilic :
« C’est vieux, mais ça marchait. Avant la guerre, c’était même une source de revenus, le Kosovo exportait son électricité vers la Macédoine, la Bulgarie. Mais aujourd’hui, faute d’entretien, de main d’œuvre.... » (NDLR : et dix années d’embargo !)
Reconstruire tout : 500 à 600 millions d’Euros. Marché obtenu par les Anglais, et pour ça les soldats britanniques ont carrément encerclé le site avec leurs chars. Une manière d’écarter les curieux et les experts".

Thierry Vandevelde, responsable de Water Force, une ONG créée par le groupe Vivendi.
« On intervient sur le plan humanitaire, sans arrière-pensée de business ».

Commentaire :
« Grâce à Water Force, Vivendi s’est donc offert au Kosovo une image de marque ».

Commentaire revenant sur les télécoms :
" Des techniciens, des ingénieurs arrivés de France sont venus prêter main forte à Julien Bertin. Surprise : un capitaine de l’armée française, spécialiste des télécommunications, participe aussi à la réunion. (on voit une carte militaire)

  • En général, des cartes militaires, c’est plutôt des chars et l’avancement des troupes. C’est rarement l’avancement d’un projet industriel et économique ?
  • Le capitaine : C’est les mêmes principes. Ca se gère pareil.
  • Bertin (Alcatel). On travaille dans le même sens, dans le même but.
  • C’est-à-dire ?
  • Bertin : Le but, c’est de faire gagner des affaires à des sociétés françaises. On a agi sur ce marché pratiquement en commando en fait.

Commentaire :
" Pour gagner sur le plan économique, l’armée s’est dotée d’un bureau des affaires civilo - militaires. Ses soldats, souvent ingénieurs, sont des experts en reconstruction. Réplique française du fameux G5, au KW et en Bosnie, ce département de l’armée américaine avait joué le rôle de rabatteur d’affaires pour les entreprises.
En avril, un mois avant l’arrêt des frappes, une cellule de crise Medef - militaires est déjà créée. Les Français veulent être les premiers sur les marchés du Kosovo. L’armée analyse tous les marchés possibles sur place tout de suite.

Un colonel du bureau des affaires civilo - militaires :
« Il faut gagner toutes les guerres, la guerre militaire et la guerre économique. La guerre économique n’est plus aujourd’hui une guerre honteuse. »

Commentaire :
« C’est vrai, le Kosovo d’après-guerre est aujourd’hui un Eldorado pour les entreprises. (...) Une nouvelle arme : les soldats - businessmen. (...) Pour les entreprises de la planète, être au Kosovo, c’est pénétrer l’antichambre de la Serbie. A Pristina, Européens et Américains n’attendent que (en images, des ponts bombardés en Serbie) le départ de Milosevic pour lancer leurs prospecteurs sur Belgrade. C’est en effet la Serbie toute entière qu’il faudra reconstruire. Et là le chiffre des marchés est gigantesque, on parle déjà de centaines de milliards de francs. Le plus gros chantier depuis la reconstruction de l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. »

NOS QUESTIONS SUR CETTE « RECONSTRUCTION »

Ce remarquable reportage pose plusieurs questions très importantes :

1° Tout ce cynisme du business guerrier ne devrait-il pas être communiqué à nos opinions publiques avant les prochaines guerres ? Ne faudrait-il pas leur annoncer - au début de chaque guerre - que leurs impôts financent des militaires qui travaillent pour les multinationales ? Ne devraient-elles pas avoir le droit de choisir que leurs impôts servent plutôt à l’emploi, à l’enseignement, aux soins de santé ?

2° Si, à la prochaine guerre, les médias occidentaux continuent à nous présenter leurs armées respectives comme « humanitaires », ne pourra-t-on conclure qu’ils se livrent à une propagande qui manipule nos sentiments ?

3° Aujourd’hui, tout le monde a compris que la guerre de Bush en Irak avait pour objectif d’assurer de « bonnes affaires » à ses sponsors et complices Esso, Shell, Bechtel, Halliburton... Et les guerres précédentes ? Yougoslavie, Afghanistan, guerre du Golfe n° 1 : étaient-ce vraiment des guerres « humanitaires » ? Aurons-nous droit à un grand débat public pour les réévaluer ? On sait que Bush a présenté une mise en scène, plus ou moins réussie, et quelques grossiers médiamensonges pour justifier sa guerre. Et que valait l’info sur les précédentes ?

4° Les « bonnes affaires » sont-elles seulement une conséquence après la guerre ou bien sont-elles son objectif même ? Clinton, Blair et Chirac n’avaient-ils pas ces bonnes affaires en tête déjà avant de faire la guerre à la Yougoslavie ?

5° Peut-on faire remarquer que les pays attaqués pour raisons « humanitaires » sont pratiquement toujours des pays où le secteur économique public est important et résiste aux prises de contrôle des multinationales ?

6° Si, pour ouvrir de nouveaux marchés, les guerres sont un instrument de pénétration aussi remarquable, est-il permis de rappeler que les guerres tuent ? Qu’en Yougoslavie, après dix années d’embargo déjà meurtrier, plus de deux mille personnes ont été tuées par 78 jours de bombardements « humanitaires » de l’Otan ? Admettra-t-on qu’on introduise des critères d’évaluation ? Par exemple, pour forcer un contrat d’un million de dollars, quel sera le nombre de tués « acceptable » ? Une sorte de loi « 1.000 morts valent un million de dollars » ?

7° Pourquoi, à chaque guerre, les grands médias continuent-ils à nous ressasser le terme « reconstruction » ? Alors que manifestement il s’agissait de détruire dans le but de pouvoir imposer ses produits, ses entreprises et ses profits ? Le mot « reconstruction » n’est-il pas un leurre typique de la propagande de guerre ? Ne faudrait-il pas plutôt enquêter - enfin - sur la situation sociale catastrophique dans les pays concernés ? Le public peut-il savoir que, depuis que les multinationales occidentales ont « conquis » leur pays, les Serbes vivent encore plus mal que sous l’embargo ? Que la richesse des uns va de pair avec la misère des autres ?

8° Pourquoi les grands médias français continuent-ils à préserver Bernard Kouchner de toute question gênante sur son désastreux bilan au Kosovo ? N’est-ce pas justement parce qu’il est le représentant de commerce des multinationales françaises ? Et qu’il a donc bien accompli sa mission, et peu importe que les diverses populations du Kosovo vivent aujourd’hui sous la terreur de la mafia et du nettoyage ethnique ?

9° Pourquoi nous a-t-on récemment fortement suggéré que la France était d’une nature bien différente de celle des Etats-Unis ? Ne les voit-on pas ici se faire la guerre économique avec les mêmes objectifs (maximum de contrats, maximum de profits) et avec les mêmes moyens (ONG bidons, infiltration de l’ONU, pressions, chantages, menaces) ? Si Paris s’est présentée comme opposée à la guerre en Irak, n’était-ce pas qu’elle y avait déjà conquis certaines positions et craignait de les perdre ? Si la France est moins puissante que les Etats-Unis, certainement sur le plan militaire, ne fonctionne-t-elle pas suivant le même système ?

10° Et justement, ce reportage n’impose-t-il pas une réflexion fondamentale sur le but même de la guerre dans notre société ? Ne s’agit-il pas d’une privatisation - confiscation économique par les bombes ? Le capitalisme en crise ne pourrait-il conquérir de nouveaux marchés importants qu’en détruisant - au sens littéral - des moyens de production qui lui faisaient concurrence ? Alors que tant de besoins restent non satisfaits, partout dans le monde, n’est-il pas inhumain et barbare un système économique qui ne voit de nouveaux débouchés qu’à travers la guerre ?

BIBLIOGRAPHIE :
Notre chapitre Comment les multinationales se partagent le Kosovo
dans notre livre Monopoly - L’Otan à la conquête du monde
, p. 210 - 214, EPO, Bruxelles, janvier 2000.

SOURCE : Extrait de notre dossier : Autopsie de la Yougoslavie, pour comprendre les prochaines guerres de la globalisation- Michel Collon

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