Après Mossoul, l’offensive fulgurante des radicaux a maintenant dépassé Tikrit [2] , la Ville aux Trois églises (aujourd’hui disparues), chef-lieu du gouvernorat de Salaheddine qui porte le nom du Kurde Saladin, et d’où fut originaire Saddam Hussein, celui-ci aimant à s’identifier à son illustre devancier. Guerre éclair qui s’approche de la ville sainte de Samarra - sanctuaire abritant les tombes du Xe et du XIe Imam, et la châsse de l’Imam caché des Chiites duodécimains, le Madhi [3] censé revenir à la fin des temps – et menace à présent Bagdad où commence à s’étendre l’ombre sinistre des salafo-wahhabites… jusqu’au cœur du bastion ultrasécurisé appelé Zone verte. Les États-Unis et l’Australie rappellent leurs ressortissants. L’affaire est chaude.
Au-delà de Bagdad, c’est tout l’Orient proche qui est menacé d’implosion
Une menace par conséquent prise très au sérieux non seulement par les spécialistes de l’Irak convulsionnaire, en quasi guerre civile depuis 2004 et où, depuis 2013, l’on dénombre une petite moyenne de mille morts par mois dus à de sanglants attentats interconfessionnels… menace qui inquiète aussi et surtout les chefs d’États et de gouvernements occidentaux. Lesquels découvrent tout à trac l’ampleur d’un désastre qu’ils ont plus ou moins sciemment provoqué. Car la source du drame actuel ne se trouve nul part ailleurs que dans la guerre d’agression du printemps 2003. Or qui peut, au sein de nos élites dirigeantes, prétendre avoir ignoré à cette époque la nature des monstrueux mensonges diffusés par la machine de guerre américaine [4] ? À part bien entendu les opinions publiques occidentales désinformées, intoxiquées et gavées de propagande !
C’est dans ce contexte, celle d’une offensive sunnite fondamentaliste lancée sur la capitale - pourtant à dominante chiite, mais cœur symbolique et géopolitique du Pays des deux Fleuves - que le président iranien Rohani a déclaré ce samedi 14 juin - avec une certaine jubilation qu’il avait du mal à dissimuler - être prêt à intervenir militairement en Irak [5]… et si nécessaire, aux côtés des forces américaines. Qui ne voit l’ironie de la chose et l’extraordinaire renversement de situation qu’elle implique ? Des pourparlers bilatéraux sont déjà en cours à ce sujet…
Parce que ce serait à tort que l’on irait s’imaginer que les Américains trouveraient à l’occasion de cette offensive, un prétexte pour revenir en Irak alors qu’ils sont déjà bien heureux d’avoir pu s’en extraire sans casse majeure. Parce que grâce au ciel, ils en sont partis, presque à la cloche de bois, au petit matin glauque du 18 décembre 2011… « la queue entre les jambes [6] » comme l’avait prédit Scott Ritter ancien officier du corps des Marine, laissant derrière eux la bagatelle d’un million et demi de cadavres [ORB28janv08] ! Trois ans après le départ des GI’s - « Mission accomplie » - le chaos règne en maître sur la Mésopotamie. À ce titre, nous pouvons – nous occidentaux qui portons au pouvoir et reconduisons dans leur fonctions les responsables politiques de ce navrant pandémonium – être également, en bout de chaîne, fiers de nous !
Volens nolens, l’Amérique devra assumer le prix de ses fautes et de ses crimes
C’est donc finalement contraint et forcé que le Pentagone vient de dépêcher dans les eaux du Golfe le porte-avions USS George HW Bush, ceci afin « de permettre au commandement en chef de disposer de plus de souplesse d’action si une opération militaire américaine devait être déclenchée pour protéger des vies américaines, des citoyens ou nos intérêts en Irak ». Des mobiles sans équivoques où il n’est plus pour une fois question de démocratie et de droits de l’homme… une rhétorique désormais aussi inutile que largement dépassée !
Bref le djihadistes ont chassé à peu de frais du nord de l’Irak, une armée gouvernementale bien équipée mais particulièrement démotivée. Une victoire spectaculaire qui ouvre, aux djihadistes des perspectives aussi inédites qu’inattendues puisque les fondamentalistes contrôlent désormais, en continuité spatiale, quasiment une bonne moitié du territoire irakien et presque autant en Syrie [7]… récoltant ainsi les fruits d’une politique irréfléchie, imprudente, inconstante voire insensée de l’Occident ! Une situation que l’on était pourtant en mesure d’anticiper si les dirigeants occidentaux avaient bien voulu, entre autres, prendre la mesure de l’incohérence et de l’inconséquence de leur politique syrienne tout autant que de l’impuissance et de la corruption du pouvoir chiite de Bagdad.
Car, répétons-le, ce sont les mêmes forces islamistes sunnites radicales que les occidentalistes soutiennent en Syrie contre le régime baasiste de Damas, qu’ils s’apprêtent à contrer en Irak. Nous ne sommes plus là dans le paradoxe et la complexité mais dans un cas de figure de mortelle contradiction. Inutile de chercher ici un super machiavélisme ou de tortueux calculs chez les dirigeants des grandes démocraties… qui se sont pris les pieds dans le tapis, coincés qu’ils sont eux-mêmes au cœur de forcenées luttes de pouvoir internes, soumis en permanence aux pressions contradictoires de dogmatismes idéologiques, de communautarismes sectaires, d’intérêts financiers et géopolitiques dissonants, le tout dans une infernale cacophonie, mais toujours sous couvert des faux et pernicieux principes directeurs de la Démocratie ultralibérale.
À Mossoul la pitoyable débandade des forces gouvernementales
Comment expliquer la débandade de Mossoul ? L’armée gouvernementale pourtant en majorité chiite, a fui à tire d’ailes abandonnant sur place armes, matériels et munitions, notamment des chars et deux hélicoptères d’attaque. Des milliers de prisonniers politiques ont été libérés et les arsenaux pillés… D’abord par l’état de décomposition avancée qui caractérise le gouvernement de Nouri al-Maliki. Un gouvernement vomi autant par les chiites eux-mêmes, et particulièrement par leur influent clergé, cela pour son incurie, trop occupé qu’il était à s’enrichir plutôt qu’à engager le pays sur la voie du dialogue et de la réconciliation nationale.
Notons ici, parmi les signes avant-coureurs de l’actuelle débâcle, la prise et l’occupation en janvier dernier de Falloujah à 70 Km de la capitale, ville martyre de 326 000 habitants [recensement de 2010] dans la province d’Al-Anbar. La Cité des mosquées – quelque deux cents - a été en effet détruite en grande partie par les Américains en avril 2004 [8]. Depuis dix ans la population sunnite vit ainsi au milieu des décombres sans que le gouvernement chiite soit intervenu en quoi que ce soit pour réhabiliter cet habitat dévasté à la suite des représailles américaines.
Au reste, cinq cent mille personnes ont fui Mossoul où des corps jonchent les rue de la ville, pour se réfugier dans les « villages » alentours, tel celui de Karakosh peuplé ordinairement de 50 000 syriaques catholiques. Les Chrétiens assyro-chaldéens fidèles à Rome, Nestoriens monophysites, Arméniens catholiques et orthodoxes, Syriaques orthodoxes – pour ces derniers, autrement appelés Jacobites, le siège du maphrianat fut d’abord Tikrit puis Mossoul - subissent de cette manière et de plein fouet, la déconfiture de l’État fantoche de Maliki. Ainsi le monastère de Mar Behnam [9], bellement restauré par les fonds et la volonté – comme toutes les églises d’Irak – de l’effroyable dictateur Saddam Hussein. Lieu saint pour les Chrétiens et les musulmans où tous, indistinctement, venaient jusqu’à ces derniers jours prier… tout comme au monastère syriaque orthodoxe de Mar Matti sur les contreforts du Kurdistan où Saddam Hussein s’était fait installer son propre héliport et où il disposait d’appartements, certes situés à l’extérieur parce que les musulmans n’étaient pas autorisés à passer la nuit dans l’enceinte sacrée10 – [10].
Que laisseront de ce vénérable sanctuaire, joyau mémoriel de l’un des berceaux de la civilisation helléno-chrétienne, les néo-iconoclastes qui déboulent actuellement sur les villages chrétiens du nord de l’Irak ? Animés qu’ils sont par le sombre désir et la rage de semer la mort parmi les apostats - entendez les chiites et pas seulement les simples mécréants que seraient les Chrétiens « Gens du Livre » pour les musulmans - l’apostasie étant le crime le plus inexpiable et le plus abjecte aux yeux de ces fondamentalistes fanatiques. On sait que l’émir de l’EIIL, Abou Baker al Bagdadi, a repris l’efficace méthode, celle de la terreur, que sut si bien employer contre l’occupant américain son prédécesseur al-qaïdiste Abou Moussab al-Zarkaoui, décédé de mort violente en juin 2006. Voie et moyen utilisé depuis la nuit des temps, à différents degrés par de nombreux conquérants… de toutes obédiences tels les Croisés qui surent aussi la manier… mais eux sous forme d’arme psychologique en répandant la rumeur terrorisante de pratiques cannibales ! De nos jours les djihadistes se font précéder par l’onde de choc d’une implacable cruauté, mauvaise réputation hélas apparemment pleinement justifiée et que décuple l’extraordinaire caisse de résonance que constitue aujourd’hui la Toile et leurs atroces vidéos [cf. note 2] !
Le fossé confessionnel
À la lecture de ce qui précède, l’on comprendra que le fossé interreligieux ne cesse de se creuser en Irak. Que les divisions confessionnelles y sont aujourd’hui très profondes alors qu’elles s’étaient estompées avant le printemps 1991, la première Guerre du Golfe et l’Opération Tempête du désert. Dans la foulée de la victoire de la coalition – à laquelle la France comme la Syrie d’Hafez el Assad participaient - Chiites et Kurdes encouragés par Washington crurent leur heure arrivée. Hélas, comme dans l’affaire de la Baie des Cochons [11], l’Amérique laissa froidement écraser ceux qu’elle avait incité à défier le pouvoir central. Depuis la révolte manquée des Chiites, écrasée à Kerbela par la Garde républicaine du raïs Saddam Hussein, la plaie ne s’est jamais refermée jusqu’à devenir un insondable abîme de défiance intercommunautaire.
En 2006 la guerre civile, réputée de basse intensité, atteint un paroxysme et ne s’est depuis jamais apaisée, Nouri al-Maliki n’ayant rien fait, au contraire, pour apaiser les passions. Mais le plus grave est qu’à présent cet antagonisme virulent entre Chiites et Sunnites prend une autre tournure. Celle d’une guerre confessionnelle ouverte susceptible de se développer dans toutes la Péninsule arabique, du Yémen au Kurdistan. Et qui ne devrait, dans l’hypothèse du pire, n’épargner ni les pétromonarchies du Golfe, au premier rang desquelles le Bahreïn, ni l’Arabie en proie à des soulèvements chiites endémiques. Au-delà cette guerre pourrait toucher le Pakistan où les affrontements intercommunautaires se multiplient dangereusement… ces deux dernières années près d’un millier de chiites ont été tués alors que cette minorité ne représente que 20% de la population pakistanaise [AFP6juin14]. Cela parce qu’ils sont accusés de « vouloir pervertir l’islam » !
Verrons-nous bientôt les salafo-wahhabites défiler dans Bagdad comme ils viennent de le faire à Mossoul, au volant leurs Humvee gracieusement offerts par l’armée américaine ? Tout comme il y a quarante ans, le 17 avril 1975, les Khmers rouges triomphaient dans les rues de Phnom Penh ? En Europe, l’Espagne annonce le démantèlement d’un réseau de recrutement de djihadistes à destination du front syrien tenu par l’État islamique en Irak et au Levant. Attendons-nous donc au choc en retour…
Léon Camus 16 juin 2014