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L’Union européenne à l’heure de la nouvelle guerre froide

samedi 25 mai 2024

À l’approche des élections européennes de juin prochain, un groupe d’anciens hauts responsables politiques européens, d’éminentes personnalités et d’éminents universitaires présentent dans cette chronique leur point de vue sur les défis auxquels l’Union européenne est confrontée et tracent une voie ambitieuse pour l’avenir. Écrivant à titre personnel, les auteurs présentent sept éléments clés qui pourraient constituer la base d’un nouveau contrat politique capable de rétablir la confiance, de renforcer la solidarité, d’accroître la capacité de l’Union à agir dans l’intérêt de tous ses citoyens et d’améliorer le rôle mondial de l’UE. Les signataires, tout en soutenant pleinement les lignes générales de ce Manifeste, ne sont pas nécessairement d’accord sur chaque aspect spécifique.

NB : L’unilatéralisme de Donald Trump a changé les relations entre l’UE et les États-Unis. Il a qualifié l’Union européenne d’« ennemie » et de « pire que la Chine, juste plus petite ». Il a célébré le Brexit et a encouragé des États membres à quitter le bloc.
Trump a refusé le programme du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), imposé des droits de douane, soumis les entreprises européennes à la juridiction extraterritoriale. Trump s’est retiré de l’accord de Paris sur le climat, du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, de l’accord « Ciel ouvert » et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Donald Trump méprise les priorités européennes, et représente un problème le leadership transatlantique. Même si Washington pousse à la création d’une république européenne, le mois de novembre sera décisif, et la commission européenne se presse de mettre en place les structures d’une nouvelle supra nation qui actera la fin des souverainetés des 27 pays de l’Union.
Notre salut viendra de son élection qui semble plus réalisable qu’en 2020, même si une nouvelle épidémie venait pointer son nez.

La guerre de longue durée en Ukraine et l’aggravation du conflit entre les États-Unis et la Chine sont les moments décisifs de notre époque. Un nouvel ordre mondial est en cours d’élaboration et, si l’UE reste une construction à moitié achevée, elle ne jouera aucun rôle dans son élaboration. Les États-Unis et la Chine sont des zones économiques et politiques, ce qui n’est pas le cas de l’UE. Un troisième acteur mondial rendrait le système international plus stable. L’UE devrait s’efforcer de donner une nouvelle chance au multilatéralisme et d’éviter une pure logique de puissance dans les relations internationales, ce qui nuirait à la situation de tous.

La position et le rôle géopolitiques de l’UE dépendront de façon cruciale de la réconciliation de ses agendas nationaux et internationaux. Pour ce faire, les dirigeants européens doivent reconnaître que le modèle socio-économique, institutionnel et, en fin de compte, politique actuel de l’UE n’est pas viable dans un monde post-pandémique caractérisé par des guerres « chaudes » et « froides ».

D’un point de vue socio-économique, la dépendance à l’égard de la demande extérieure, l’éloignement progressif de la frontière technologique, le risque de perdre le leadership dans la lutte contre le changement climatique, une démographie stagnante et la remise en cause progressive de la cohésion sociale remettent en cause les principaux fondements du modèle économique et social européen.

Sur le plan institutionnel, un processus décisionnel qui ne produit des avancées notables que lors de crises majeures - et qui est sujet à des revirements de décision lorsque la pression diminue - est incompatible avec la nécessité de projeter une position cohérente à l’échelle nationale et mondiale.

Deux conflits persistants mettent à rude épreuve le tissu politique de l’UE : (1) le traditionnel conflit d’intérêts « Nord-Sud » autour de la dimension de la solidarité/responsabilité ; et, pour couronner le tout, (2) un conflit de valeurs « Est-Ouest » autour de la dimension de l’intégration/de la souveraineté nationale. Les changements politiques récents dans plusieurs États membres augmentent la complexité géographique de ces conflits.

Les faiblesses économiques et sociales, les incohérences institutionnelles et les tensions politiques ne peuvent que s’aggraver et conduire à la paralysie de l’UE face à la perspective d’un élargissement à plus de 35 membres.

Une nouvelle synthèse est nécessaire pour aboutir à un nouveau contrat politique.

Un point de départ utile consiste à identifier les voies à ne pas suivre. Le déni du défi climatique, la myopie d’un mercantilisme d’arrière-garde, les tentations du protectionnisme technologique et du retrait des chaînes de valeur internationales, les sirènes de l’autarcie démographique et l’externalisation de la défense et de la sécurité équivaudraient à la disparition de l’UE et à son manque de pertinence dans la gouvernance mondiale. Ces fausses solutions n’entraveraient pas seulement toute évolution positive, mais elles affaibliraient également les atouts de l’UE, tels que le fonctionnement du marché unique et les avantages comparatifs en termes de normes environnementales, d’État-providence et de réglementation.

La recherche d’une nouvelle voie est essentielle, non pas tant pour le bien-être supérieur de l’« Europe » que pour permettre à ses membres de poursuivre efficacement leurs objectifs intérieurs et extérieurs à long terme. Le temps est venu de reconnaître que le nationalisme est contraire à l’intérêt national, que la souveraineté nationale des États membres est inefficace si elle n’est pas redéfinie en termes de souveraineté européenne, et que la fourniture de biens publics européens est cruciale pour satisfaire les demandes nationales en matière de sécurité économique, sociale et politique.

Pour relever les grands défis d’aujourd’hui, une approche englobant la dimension européenne est inévitable. Pour atteindre la frontière technologique, il faudra mobiliser des ressources privées et publiques, ce qu’aucun État membre ne peut faire seul. Pour poursuivre efficacement les transitions verte, numérique et de l’intelligence artificielle, nous devons achever l’Union bancaire et rendre opérationnelle l’Union des marchés des capitaux afin d’allouer des ressources publiques et privées à des projets qui sont « longs en idées et courts en collatéraux ». L’union des forces et des fonds au niveau de l’UE sera nécessaire pour faire face à l’immense tâche de la reconstruction de l’Ukraine. Assurer la sécurité de l’Europe dans un monde où les menaces et les tentations isolationnistes se multiplient et évoluer vers l’autonomie stratégique nécessitera de mettre en commun la souveraineté au niveau de l’UE en matière de défense et de sécurité.

Pour relever efficacement le défi de l’immigration, il faudra établir une nouvelle relation entre l’UE et l’Afrique. Elle devra être fondée sur des accords de coopération qui ne se réduisent pas à la limitation des départs de migrants et sur un nouveau modèle d’inclusion créé dans les États membres de l’UE, notamment par le biais de l’éducation, de l’acquisition de compétences et de la création d’emplois.

Dans tous ces domaines, les États membres devront décider collectivement s’ils veulent être des leaders communs ou des suiveurs isolés. S’ils choisissent d’être des leaders, il sera nécessaire de donner à l’UE les moyens d’agir en conséquence. Cela ne signifie pas qu’il faille avancer rapidement vers une fédération européenne irréaliste. Il s’agit plutôt d’une nouvelle articulation entre les politiques nationales (coordination horizontale) et entre les niveaux national et européen (coordination verticale). Nous pourrions qualifier cette évolution de « fédéralisme progressif et pragmatique ».

Au cours des 15 dernières années, l’UE a été frappée par une série de chocs exogènes, en partie communs aux autres régions et en partie idiosyncrasiques. L’UE a appris le prix énorme à payer pour des réponses erronées ou inopportunes à ces chocs. Réagir à la pandémie, aux retombées de la guerre et à la crise énergétique par des politiques budgétaires procycliques et des politiques monétaires surchargées, comme au cours de la période 2011-2019, aurait été une erreur dramatique. Au lieu de cela, l’UE a adopté un policy mix radicalement nouveau et plusieurs innovations institutionnelles. Avec la centralisation de l’approvisionnement en vaccins, la mise en place du plan de relance NextGenerationEU, la coordination des politiques énergétiques nationales, les mesures climatiques « Fit for 55 » et les programmes conjoints de soutien à l’Ukraine, un nouveau système de gouvernance européenne à plusieurs niveaux a vu le jour.
Il en est ressorti un réseau complexe de relations entre les États membres et l’Union. Un rôle fort et croissant a été attribué à la Commission européenne, sur la base de l’article 122 du traité qui habilite l’UE à prendre des mesures exceptionnelles dans des situations exceptionnelles. Cela a créé un lien que même les gouvernements les plus eurosceptiques ne peuvent ignorer. Son aspect positif est la confirmation que l’UE a la volonté et les ressources (ainsi qu’une nouvelle ingéniosité) pour rebondir en cas de stress extrême. L’aspect négatif est la fragilité d’une construction institutionnelle prise en étau entre le manque de temps, la nature éphémère de ces tâches et la recherche de compromis à court terme qui en découle.

Cet aspect négatif est mis en évidence par le renforcement de l’incertitude et de l’instabilité dû à la dépendance à l’égard de ressources ponctuelles. Un problème moins évident, mais encore plus important, est la tentative systématique de mettre en place des processus ad hoc pour pallier le manque de compétences juridiques et institutionnelles.

Pour relever les défis actuels et futurs, l’UE devra se doter d’un cadre réglementaire stable et de pouvoirs budgétaires adéquats. Des chantiers ouverts de longue durée, tels que l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux, devraient être menés à bien, en dépassant le débat stérile sur le partage des risques par rapport à la réduction des risques. Plus de vingt ans après le lancement de l’euro, l’objectif d’une union fiscale doit être mis sur la table. Sans cela, l’UE ne parviendra pas à poursuivre ses agendas vert et numérique et continuera à être à la merci des événements extérieurs, restant ainsi vulnérable sur le plan intérieur et sur la scène mondiale.

Un fédéralisme progressif et pragmatique devrait inclure les sept éléments suivants :

  • Une réforme fondamentale du budget de l’UE fondée sur une capacité fiscale centrale permanente ou, au moins, récurrente, pour fournir des biens publics européens dans le cadre de la triple transition verte, numérique et sociale, soutenue par des ressources propres crédibles. Des fonds adéquats et stables devront être alloués à la reconstruction de l’Ukraine.
  • De nouvelles règles fiscales pour poursuivre la convergence économique et sociale au sein de l’UE et remplir les conditions nécessaires à une croissance économique à long terme et à des finances publiques viables.
  • Une avancée décisive vers la construction de marchés financiers européens intégrés et profonds, basée sur l’émission d’un actif européen sûr et la définition d’un système de gestion de crise à part entière.
  • Une politique industrielle favorisant le passage à un nouveau « modèle d’entreprise » européen qui associe des productions innovantes, des services efficaces, des systèmes éducatifs de qualité et des travailleurs bien formés, en s’appuyant sur les succès du programme SURE lancé pendant la pandémie.
  • Une politique d’aides d’État remaniée visant à renforcer - et non à saper - le marché unique et de nouveaux outils européens pour préserver le rôle de l’UE dans les chaînes de valeur internationales. En bref, l’objectif ne devrait pas être le « made in Europe », mais le « made with Europe ».
  • Une stratégie commune d’éducation et de formation ainsi que des programmes concrets pour inclure les migrants dans les marchés du travail de l’UE, en tant qu’étape fondamentale d’une politique d’immigration de l’UE.
  • Une politique européenne de sécurité et de défense au sein de l’OTAN, mais disposant d’une autonomie et d’une visibilité suffisantes, afin de résister à d’éventuelles nouvelles tendances isolationnistes aux États-Unis après les élections de novembre 2024.

La poursuite de ce programme ambitieux nécessitera de rétablir la confiance entre les États membres de l’UE, entre les gouvernements nationaux, la Commission européenne et le Parlement européen et, en fin de compte, entre les institutions européennes et les citoyens européens. Dans cette entreprise, la « génération Erasmus », qui est l’ambassadeur le plus efficace de l’Europe, devrait jouer un rôle clé.

Pour rétablir la confiance dans l’UE, il faudrait reconnaître que les vainqueurs d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui ou de demain. Dans un monde d’incertitude endémique et de chocs répétés, pour éviter les jeux à somme nulle, une solidarité basée sur l’assurance est nécessaire, où le soutien dépendra de qui souffre le plus des chocs.

La confiance mutuelle, la solidarité à double sens, une capacité fiscale centrale permanente fournissant des biens publics européens économiques et non économiques, une nouvelle politique industrielle renforçant l’autonomie stratégique de l’UE et l’inclusion sociale des composantes les plus faibles de la société sont les ingrédients nécessaires à la construction progressive d’un fédéralisme pragmatique. Ce dernier ne peut être mis en place par le biais d’accords ponctuels basés sur des arrangements purement intergouvernementaux qui ne seraient déclenchés que dans des circonstances extrêmes. Des compétences nouvelles et stables de l’UE, soutenues par des ressources appropriées dans les domaines mentionnés ci-dessus, sont nécessaires.

Un élément clé d’un fédéralisme progressif et pragmatique sera la refonte du système de vote au sein du Conseil de l’UE : pour éviter la paralysie du processus décisionnel, le vote doit être réformé avant les futurs élargissements de l’UE. Sachons qu’il existe des moyens flexibles pour permettre à une dissidence isolée de ne pas se transformer en veto, tout en protégeant le membre dissident des effets de la décision. La réforme institutionnelle devrait également inclure la possibilité, dans des domaines bien identifiés où il existe un besoin mais pas encore d’accord pour repousser la frontière de l’intégration, de procéder avec une géométrie variable et des « clubs » d’Etats membres.

Ce Manifeste affirme que l’évolution vers un fédéralisme progressif et pragmatique est essentielle pour l’avenir de l’UE, tant au niveau national qu’international. Cela ne peut se faire en catimini par le biais d’une sorte de « régime permanent de l’article 122 ». La mise en œuvre complète de l’agenda nécessitera des changements dans le traité, mais des mesures importantes peuvent également être prises avant une telle réforme. Elle ne peut se faire en une seule fois. Lorsque l’agenda politique et institutionnel sera clair, les dirigeants nationaux et européens devront expliquer aux citoyens européens pourquoi la mise en place d’institutions européennes plus efficaces et efficientes n’est pas une obscure prérogative de « Bruxelles », mais un développement décisif pour préserver l’avenir de nos communautés, et plus particulièrement celui des jeunes générations.

La campagne pour le prochain Parlement européen offre cette opportunité. Il ne faut pas la gâcher.

Ce Manifeste est soussigné par :

Joaquin Almunia
Giuliano Amato
Laszlo Andor
Olivier Blanchard
Marco Buti
Elena Carletti
Benoît Cœuré
Vítor Constancio
Giancarlo Corsetti
Renaud Dehousse
Barry Eichengreen
Sylvie Goulard
Danuta Hübner
Erik Jones
Jean-Claude Juncker
Erkki Liikanen
Emma Marcegaglia
Marcello Messori
Mario Monti
Pierre Moscovici
Jean Pisani-Ferry
Christopher Pissarides
Richard Portes
Romano Prodi
Francesco Profumo
Lucrezia Reichlin
Hélène Rey
Maria João Rodrigues
Herman Van Rompuy
André Sapir
Eleanor Spaventa
Guido Tabellini
Jakob von Weizsäcker
Thomas Wieser

Jean Pisani-Ferry
Ancien commissaire général
Jean Pisani-Ferry a été commissaire général de France Stratégie de mai 2013 à janvier 2017.

Titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l’Institut universitaire européen de Florence, Jean Pisani-Ferry est aussi professeur de politique économique à Sciences Po (Paris), et d’économie et de politique publique à la Hertie School (Berlin). Il écrit régulièrement des tribunes pour le journal Le Monde, le think tank Terra Nova et le média Project Syndicate.

Nommé commissaire général de France Stratégie le 1er mai 2013, il démissionne de cette fonction le 11 janvier 2017 pour rejoindre l’équipe de campagne du candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron en qualité de directeur du pôle Programme et Idées.

De sa création en 2005 jusqu’en 2013, il dirige le centre de recherche et de débat sur les politiques économiques en Europe Bruegel (Bruxelles). Précédemment, il a été président-délégué du Conseil d’analyse économique (2001-2002), conseiller auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie (1997-2000) et directeur du CEPII (1992-1997).

Jean Pisani-Ferry a aussi enseigné à l’université de Paris-Dauphine, à l’École Polytechnique, à l’École centrale Paris et à l’université libre de Bruxelles.

Olivier Jean Blanchard, né en 1948 à Amiens, est un macroéconomiste français, spécialiste de l’économie du travail. Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il a été, du 1er septembre 2008 à octobre 2015, chef économiste et directeur des études1 au Fonds monétaire international.
Considéré comme l’un des meilleurs macroéconomistes au monde, il est décrit par le Washington Post comme l’un des économistes les plus brillants de sa génération et l’un des plus influents.
Il est conseiller auprès de la Réserve fédérale des États-Unis à Boston et à New York. Il est depuis 2006 membre du conseil scientifique de l’École d’économie de Paris.
En mai 2020, il est choisi par le président de la république pour réunir avec Jean Tirole une commission de 26 économistes chargés de faire des propositions concernant le Climat, les inégalités et la démographie

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