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Les États-Unis font main basse sur la médecine de demain

vendredi 26 novembre 2021

Avec leurs champions des nouvelles technologies et de la génomique, les Etats-Unis prennent une longueur d’avance dans la course aux recherches sur l’ADN.
Selon l’OCDE, 7758 brevets en génétique humaine ont été déposés par les Etats-Unis contre 3846 pour l’Europe.

C’est une entreprise inconnue du grand public, au nom un brin ésotérique (Illumina), et pourtant incroyablement puissante. Depuis son QG de San Diego, sur la côte ouest des Etats-Unis, cette société qui pèse plus de 20 milliards de dollars en Bourse dispose d’un quasi-monopole sur les machines permettant d’analyser le contenu de notre ADN.

« C’est très simple, 90% des données issues du décryptage du génome dans le monde sortent de nos appareils », se félicite Peter Fromen, un de ses dirigeants. Souvent comparée au « Google de l’ADN », Illumina a même été qualifiée en 2014 par la prestigieuse MIT Technology Review d’« entreprise la plus intelligente du monde ».

Et pour cause : c’est à ses ingénieurs que l’on doit la naissance des séquenceurs à haut débit, capables de décrypter un génome en moins de vingt-quatre heures, pour un coût inférieur à 1000 dollars. Des machines qui sont en train de révolutionner la recherche, et qui inondent les labos de la planète, jusqu’à Pékin, où le plus gros centre mondial d’analyse du génome est lui aussi très largement équipé d’appareils de cette firme californienne.

Cette situation hyperdominante donne à Illumina, de fait, une réelle influence sur le rythme de développement de la génomique un peu partout dans le monde. « Il faut être clair : sa politique de prix, tant pour les appareils eux-mêmes que pour les réactifs qui vont avec, détermine le nombre de malades auxquels nous pouvons proposer un séquençage des gènes dans le cadre de nos protocoles de recherche », constate Eric Solary, un des responsables de Gustave-Roussy, premier centre européen de traitement du cancer.

Difficile de trouver meilleure illustration du leadership des Etats-Unis dans le business très prometteur de l’ADN... « Les Américains ont clairement une longueur d’avance grâce au rôle moteur qu’ils ont joué dans le Human Genome Project, qui avait abouti en 2003 au premier décryptage d’un génome humain, explique Jean-François Deleuze, le directeur général du Centre national de génotypage. Les investissements énormes qu’ils avaient alors consentis leur permettent d’être aujourd’hui les chefs de file de la recherche en génomique. »

Et pourquoi pas, demain, de dominer la médecine mondiale...« Il y a un risque très sérieux que, dans quinze ans à peine, nous soyons tous soignés grâce à des algorithmes développés par quelques grands groupes américains, capables de croiser les données génétiques du malade avec l’ensemble des connaissances scientifiques disponibles. Ce sont ces algorithmes qui feront les diagnostics et préconiseront les traitements », prédit l’urologue Laurent Alexandre, président de DNAVision et fondateur du site Doctissimo.fr.

Le gouvernement et les investisseurs déversent des milliards dans le secteur

Pendant longtemps, les espoirs placés dans la génétique n’avaient pourtant pas semblé tenir leurs promesses - les échecs des premières tentatives de thérapie génique, dans les années 90, avaient durablement douché l’enthousiasme initial des scientifiques. Mais, avec la baisse du prix du décryptage du génome, les progrès des big datas et de l’intelligence artificielle, une médecine personnalisée, voire prédictive semble désormais à portée de main.

Une analyse de l’ADN pourrait bientôt déterminer le risque d’un individu de développer telle ou telle maladie. Ou, pour un malade donné, permettre de trouver les traitements les plus appropriés, selon les informations inscrites dans ses gènes. C’est déjà une réalité pour quelques maladies rares et certains cancers. « Près de 35% des traitements arrivés sur le marché en oncologie l’an dernier et plus de 70% de ceux en développement sont liés de près ou de loin à la génomique », confirme Edward Abrahams, président de la Personalized Medicine Coalition, une association qui regroupe tous les acteurs du secteur outre-Atlantique.

Et cet expert de préciser qu’« une majorité de ces médicaments innovants sont le fait d’entreprises américaines ou de firmes dont les laboratoires de recherche sont implantés aux Etats-Unis »... Comment pourrait-il en être autrement ? C’est aux Etats-Unis que se trouvent les plus importants centres mondiaux de recherche sur le génome : le Broad Institute du MIT et de Harvard, le New York Genome Center, ou encore les universités de Stanford et de San Diego.

Aucun pays n’a déposé autant de brevets en génétique humaine (7758, contre 3846 pour toute l’Europe et moins de 300 pour la Chine, selon l’OCDE), et le gouvernement comme les investisseurs déversent des milliards sur le secteur. « Toute une filière est en train de se développer : l’industrialisation des découvertes fait partie de la culture scientifique locale, les start-up sont légion, et un gros effort est fait sur la formation des étudiants dans ce domaine », souligne Armelle Sérose, experte Life Sciences chez EY.

« Le nerf de la guerre, c’est la donnée »

Pour aller plus loin, le grand défi, à présent, est d’arriver à mieux interpréter les informations issues du décryptage de l’ADN. La communauté scientifique mondiale se trouve en effet aujourd’hui un peu comme face à un livre ouvert dont elle ne comprendrait que quelques phrases. L’espoir est qu’en faisant parler nos gènes, on puisse encore mieux soigner les cancers, mais aussi la plupart des autres maladies ayant une composante génétique (diabète, hypertension...).

« Pour cela, le nerf de la guerre, c’est la donnée. Il faut constituer de très grandes bases permettant de croiser les informations médicales et génomiques de nombreux individus », explique Nicolas Garcelon, de l’institut des maladies génétiques Imagine. L’objectif : repérer, dans les milliards de variations possibles du génome humain, celles associées à telle ou telle maladie. Autrement dit, chercher quelques aiguilles dans un Everest de données...

« On est vraiment dans le big data, et ça, c’est aussi une force des Etats-Unis, constate Pierre Tambourin, le directeur général de Genopole. Pouvoir travailler avec les champions des algorithmes et de l’intelligence artificielle, comme Google ou d’autres, est un atout pour la recherche américaine. Ces grands groupes ont des moyens énormes, une capacité à faire parler les données qui ne souffre aucune comparaison, et ils s’intéressent à la santé depuis plusieurs années, ce qui n’est pas encore vraiment le cas des acteurs européens du numérique. »

IBM travaille main dans la main avec les hôpitaux

Et pour ce qui est de collecter ces énormes quantités de données si précieuses pour la recherche, les Américains, comme à leur habitude, ne font pas les choses à moitié. Barack Obama a lancé l’an dernier la Precision Medicine Initiative : en quatre ans, un million de volontaires de tous âges et de toutes origines verront leur génome séquencé et croisé avec leur dossier médical. « Le gouvernement va débloquer plus d’un milliard de dollars pour ce projet », constate Armelle Sérose.

Le Royaume-Uni et la France, plus récemment, ont aussi lancé leurs programmes de séquençage. Mais, dans la compétition mondiale qui s’est engagée, seul Pékin semble pouvoir faire jeu égal avec les Etats-Unis : en début d’année, le gouvernement chinois a annoncé son intention de faire lui aussi décrypter un million de génomes...

Sauf que, outre-Atlantique, le plan gouvernemental n’est pas le seul du genre. Il vient s’ajouter au Million Veteran Program, lancé dès 2010 par le département des Vétérans de l’armée américaine, qui vise à séquencer les gènes et à enregistrer les données médicales d’un million d’ex-soldats et de leur famille. Et il faudra aussi compter sur le très ambitieux projet de Craig Venter, ce biologiste qui avait, dans les années 2000, fait la course contre le consortium international public pour le premier décryptage du génome humain.

Avec sa société, Human Longevity, cet entrepreneur compte bien « créer le plus grand centre de séquençage du monde », et collecter les données génomiques et médicales d’au moins un million de personnes d’ici à 2020. « Il veut être, demain, le leader dans les systèmes experts d’aide au diagnostic et à la prescription qu’utiliseront les médecins », résume Laurent Alexandre, de DNAVision.

Il n’est pas le seul : le géant de l’informatique IBM, avec son système d’intelligence artificielle Watson, affiche le même objectif, mais avec une approche différente. « Nous travaillons déjà avec des hôpitaux pour les aider, sur la base des connaissances disponibles, à proposer les traitements les mieux adaptés à chaque cancer. Et eux aident Watson à acquérir toujours plus d’expertise », souligne Pascal Sempé, responsable santé Watson pour IBM en France.

Des acteurs européens émergeront-ils aussi ? Une start-up suisse, Sophia Genetics, noue des partenariats avec nombre d’hôpitaux, notamment en France, avec la même ambition de devenir une plateforme globale d’aide à l’analyse des données issues du génome. En Angleterre, le Sanger Institute se positionne aussi dans la bataille. « Mais, pour l’instant, aucun ne semble pouvoir rivaliser avec les acteurs américains », estime Laurent Alexandre.

Et ce n’est pas tout... C’est aussi dans des universités américaines qu’a été réalisée la découverte la plus prometteuse de ces dernières années en matière de génétique : Crispr-Cas9, une technique révolutionnaire de réécriture du génome. Une équipe de Berkeley (dont faisait partie la Française Emmanuelle Charpentier) et une autre du MIT ont beau s’en disputer la paternité, la majorité des brevets restera bien, quoi qu’il en soit, aux Etats-Unis. Et le pays investit déjà des centaines de millions de dollars dans cette technologie. Une fois encore, le rouleau compresseur américain est en marche.

L’Express

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