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L’enlèvement d’Europe

samedi 22 mai 2010

L’Express - 26 mai 1979

Constantin Caramanlis, Premier ministre grec, touche au but, après deux décennies d’efforts : son pays intègre le Marché commun.

Planté au cœur d’Athènes dans les ombrages de l’Ethnikos Kipos (le jardin national), le Zappéion, édifice néoclassique, se prépare à entrer dans l’Histoire.

Là, le 28 mai, à 18 h 30, en présence de Valéry Giscard d’Estaing et des 450 invités entassés dans l’Atrium, Constantin Caramanlis, Premier ministre grec, signera le traité qui fera de son pays le dixième membre de la Communauté européenne à compter du 1er janvier 1981. Le soir, après le dîner officiel, dans son moderne trois-pièces de la rue Herodou Attikou, l’ancien avocat de Serrés (Macédoine) savourera seul sa victoire.

Car l’homme de « la Grèce en Europe », c’est lui. 1959 : chef du gouvernement hellénique — déjà Caramanlis s’intéresse au traité de Rome, signé deux ans plus tôt. Plus exactement à son article 238, qui autorise la Communauté à « conclure avec un Etat tiers […] des accords créant une association caractérisée par des droits et des obligations réciproques, des actions en commun et des procédures particulières ». Le 9 juillet 1961, dans l’imposante bâtisse du Parlement grec, sous le regard absent des evzones en fustanelle et sabots à pompon, la Grèce de Caramanlis devient le premier pays « associé » à la CEE. Un début.

Six ans plus tard, pourtant, tout est remis en question. Les Européens, unanimes, coupent les vivres au régime des colonels. Les dispositions de l’accord de 1961 — union douanière, harmonisation des politiques, aides au développement — sont gelées jusqu’au retour de la démocratie à Athènes. Le « gel » durera sept ans.

En exil à Paris, Caramanlis ne désarme pas : il est le recours. Il le sait. Le 12 juin 1975, moins d’un an après son retour triomphal à bord de l’avion personnel de Giscard (54 % des voix, 215 sièges sur 300 pour son parti aux élections de novembre 1974), il sollicite, cette fois, l’adhésion. Les Neuf disent oui. Mais, très vite, la négociation piétine. Alors commence un étonnant forcing : Caramanlis multiplie les tournées en Europe et bouscule sans ménagement les plus hésitants et les plus hostiles. A Paris, à Rome ou à Bonn, il tient le même discours : le destin politique, économique, culturel de la Grèce est en Europe. Tout ce qui l’en sépare n’est qu’accident de l’Histoire.

Croisade payante. L’intendance finit par suivre. Le 21 décembre 1978, à Bruxelles (à l’aube, bien sûr), les Neuf et les représentants grecs — Georges Kontogeorgis, le ministre, Viron Théodoropoulos, l’expert — achèvent les négociations dites « de substance ». Le 4 avril, à Luxembourg (dans la nuit, cette fois), c’est le feu vert définitif pour la signature. Le « premier des Grecs » aura mis… vingt ans pour parvenir à ses fins.

C’est qu’il en avait à vaincre, des réserves. Economiques, surtout. En 1976, le produit intérieur brut par habitant était, dans la CEE, deux fois supérieur, en moyenne, à celui de la Grèce (22 000 francs, pour moins de 11 000 francs). Le nombre d’agriculteurs, par rapport à la population active, quatre fois inférieur (8,4 %, pour 34,4 %). De quoi se poser des questions. Et, certes, les Neuf s’en posent. L’intégration d’un pays en voie d’industrialisation ne va-t-elle pas « alourdir » inutilement à sa périphérie une Communauté surdéveloppée ? Portugais et surtout Espagnols, candidats autrement dangereux, ne risquent-ils pas de revendiquer, plus tard, des avantages identiques à ceux que pourrait obtenir la Grèce ? Enfin, l’« approche méditerranéenne » laborieusement mise au point grâce à des accords économiques avec le Maghreb (Maroc, Tunisie, Algérie) et le Machreq (reste du monde arabe) résistera-t-elle à un élargissement de la CEE à des pays aux productions (agrumes, huiles) en tout point comparables ?

Sans compter les précautions à prendre pour que le choc de l’adhésion ne se transforme pas en assommoir pour la Grèce elle-même. Période transitoire (cinq ans), aides budgétaires (450 millions de francs dès la première année) et soutien des divers fonds communautaires ne seront pas de trop. Car la CEE, tout le monde n’en profitera pas en Grèce.

A Koropi, 30 kilomètres au nord d’Athènes, au cœur d’une riche région vinicole où l’on produit, notamment, le fameux retsina, les habitués du Cafenio, entre deux parties de tavli (backgammon), commentent favorablement l’événement. Nikolaos Papamilahis, directeur de la coopérative locale, cheveu laineux, casquette en étendard et prestige du chef, promet « une sécurité pour les prix » et le « libre accès à un marché de 250 millions d’habitants ». Mais beaucoup plus au nord, en Macédoine, où les exploitations dépassent rarement 1 ou 2 hectares, les agriculteurs redoutent d’apprendre à leurs dépens la signification du mot « restructuration »

A Kalamaki, au bord du golfe d’Athènes, Dimitri Marinopoulos, ancien « patron des patrons » grecs et lui-même industriel prospère (produits pharmaceutiques et… chaînes de Prisunic), s’apprête, sans inquiétude, à affronter la concurrence. Son entreprise est moderne, les 650 employés et cadres compétents. Les capitaux américains ne manquent pas. Réaliste, il reconnaît pourtant que, dans une industrie grecque surprotégée par l’Etat, superendettée auprès des banques et dont le secteur manufacturier est constitué à 90 % d’unités de moins de 10 ouvriers, « il y aura inévitablement des morts ».
« Les intérêts politiques supérieurs l’ont finalement emporté », observe Constantin Calligas, éditorialiste du journal libéral « Kathimerini » ( « Le Monde » à l’échelle grecque). De fait, en accueillant la Grèce au sein de la Communauté, les Neuf font, politiquement, coup double : ils ancrent définitivement dans l’Occident un pays occupant une position stratégique enviable en Méditerranée. Ils contribuent à la stabilisation d’une démocratie encore fragile. Quant aux Grecs, un œil sur la Turquie voisine — et rivale, à Chypre comme en mer Egée — ils y gagnent, souligne Calligas, une agréable impression, « celle de rompre avec un inconfortable isolement diplomatique ».

Non exempt d’incertitudes, pourtant, l’avenir de la Grèce en Europe. Après une année 1978 honorable (11,5 % d’inflation, pour 12,8 % en 1977, un taux de croissance de 5,9 %, soit beaucoup plus que la moyenne communautaire), la machine économique connaît aujourd’hui de sérieux ratés. Pour les quatre premiers mois de l’année, l’inflation atteint 9,50 %: on dépassera probablement 15 % d’ici à 1980. La balance des paiements courants est en déficit (707 millions de dollars sur les trois premiers mois), malgré l’apport — traditionnellement décisif — des « invisibles » (fret maritime, tourisme, remises des Grecs de l’étranger). Les investissements productifs sont quasi inexistants depuis trois ans. Moderne Cassandre, Xénophon Zolotas, gouverneur de la Banque de Grèce, crie casse-cou et brandit la menace d’une situation… à la turque ! Constantin Mitsotakis, Crétois, fonceur, ministre de la Coordination économique — un des dauphins de Caramanlis, bien qu’il s’en défende mollement — reste, lui, serein dans la tempête. « Face à l’inflation, problème n° 1, notre politique de fermeté commence à produire ses premiers effets », assure-t-il.

Fermeté ?
Le dernier blocage des prix au début de l’année s’est traduit… par une nouvelle flambée ! C’est la tradition en Grèce : les faiblesses criardes de l’administration empêchent la mise sur pied d’un dispositif de contrôle. Au total, +20 % pour le panier de la ménagère entre les Pâques orthodoxes 1978 et 1979.

L’interdiction de circuler un week-end sur deux, calquée sur le « modèle californien » — un coup les plaques paires, un coup les plaques impaires — irrite les Athéniens, privés tous les quinze jours de l’évasion vers les plages. Diminue-t-elle pour autant la facture pétrolière ? s’interroge l’homme de la rue, plutôt enclin à penser que les autorités ont trouvé là un moyen commode de réduire le trafic joyeusement anarchique de la capitale (600 000 voitures particulières).

Pas perdue pour tout le monde, cette mauvaise humeur. Lundi, Andréas Papandréou, leader charismatique du Parti socialiste panhellénique (le Pasok, 26 % des voix, 93 députés aux dernières législatives), et Charilaos Florakis, chef du Parti communiste orthodoxe (KKE, 10 % et 11 députés), bouderont les cérémonies du Zappéion.

La nuit, les « Oxi Eok » (« Non au Marché commun ») fleurissent sur les murs de la ville. Dans des discours enflammés, Papandréou dénonce pêle-mêle l’« Europe capitaliste » qui condamne la Grèce à la « soumission aux multinationales » et l’exode rural qui suivra, selon lui, l’adhésion. « La solution, explique Constantin Similis, son porte-parole pour les questions européennes, c’est la définition d’un lien spécial avec la CEE permettant à la Grèce de garder le contrôle du commerce extérieur et des investissements étrangers. »

Véritable objectif de cette fougueuse campagne ? Canaliser les mécontentements sous la bannière anticommunautaire. Prendre date : les prochaines élections n’ont lieu, après tout, que dans deux ans (automne de 1981), au terme de la première année d’adhésion, justement. Et, d’ici là, l’Europe espoir risque fort de devenir l’Europe alibi.

Jacques Espérandieu

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