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Ces études qui attaquent la télévision

mercredi 9 octobre 2019

Rares sont les études qui se sont intéressées au fonctionnement de la télévision et à ses effets sur le cerveau du point de vue du citoyen. Comment la télévision prépare-t-elle le téléspectateur à ingérer ses contenus ? quelle fascination exerce-t-elle ? Après plus de quarante ans de programmes de masse, elle aurait dû lasser déjà.

Or le constat est inverse : elle ne lasse pas. Pire, elle intoxique. Elle enchaîne les foyers, colonise les pensées quotidiennes, s’implante dans les espaces publics, après avoir déjà largement modifié l’espace social et familial. Constat global de ces études : la télévision affaiblit la capacité d’attention, engendre un état d’hypnose sous couvert de relaxation, elle se passe de l’activité intelligente, critique, l’altère même, mettant les neurones au repos. Une détente favorable à une imprégnation efficace par les contenus publicitaires et autres messages de propagande. Sans se focaliser sur les contenus, et le monde parallèle dans lequel emmène la télévision, certaines de ces études montrent que chez l’enfant, une exposition précoce et répétée à la télévision empêche sa construction psychique. Une question de médium, plus que de programmes. Voici le détail de quelques études - restées discrètes, et pour cause.

Un état de sommeil éveillé

En 2001, le journaliste Luc Mariot révélait au public le produit d’une enquête sur le tube cathodique, autrement dit la télévision, dans le film « Le tube », de Peter Entell (coproduit notamment par Arte). Parmi les expériences menées, le journaliste assiste à The Fordham Experiment, réalisée par le fils de McLuhan et qui consiste à montrer qu’un film regardé à la télévision ou au cinéma n’est pas perçu de la même manière (il forme deux groupes). Lumière réfléchie (cinéma) et lumière directe (écran, télévision) n’ont pas les mêmes effets sur le corps et l’esprit. Dans le groupe télévision, le téléspectateur est ni plus ni moins l’écran sur lequel est projetée la lumière et vit le contenu des programmes avec une imprégnation émotionnelle plus forte, avec une perte du sentiment d’extériorité des scènes regardées. Cette lumière directe donne aux images télévisées le pouvoir d’envahir l’esprit comme dans un rêve, en neutralisant l’activité critique. D’une autre manière, le neurologue américain Thomas Mulholland, montre, lui, sur la base d’électroencéphalogrammes (EEG), que la télévision plonge dans un état de somnolence, de léthargie du cerveau. Du fait de la suspension d’activité du cerveau, celui-ci est mis, face aux images projetées, dans un état d’hypnose. Contrairement à son hypothèse de départ, qui était de considérer que le cerveau était en état d’activité face à la télévision (ce qui aurait dessiné des ondes bêta sur l’EEG), l’EEG dessine des ondes alpha. Ces ondes sont celles que l’on observe lorsque l’être humain ne fait rien. Moins le cerveau travaille, plus il produit des ondes alpha. En revanche, lorsque l’on fixe son attention, il n’y a plus d’ondes alpha. Un pas de plus est franchi, la télévision provoque un état de somnolence proche de celui de l’hypnose.

Pour sa part, l’ancien publicitaire Herbert Krugman, va encore plus loin en comparant la télévision à certaines techniques de lavage de cerveau employées par les militaires. Il rapporte des expériences en usage pendant la guerre de Corée (ex. plonger le corps dans l’eau à température du corps pendant des heures et empêcher la personne de toucher quoi que ce soit). Selon lui, de telles techniques s’appuient sur une phase de désensorialisation très semblable à l’état de désensorialisation causé par la télévision. L’image télévisuelle est en effet pauvre en données sensorielles, conduisant à faire perdre au téléspectateur le sentiment de son corps. Dans le cas du lavage de cerveau, la perte des repères sensoriels par lesquels la personne se reconnaît elle-même est la phase préparatoire du changement imposé à son monde mental. Dans le cas de la télévision, les images plongent le téléspectateur dans un sommeil éveillé, où l’identité se dissout (notamment la réalité d’un imaginaire personnel et singulier) et auquel elles fournissent les rêves. Directeur de recherche pour des publicitaires, Herbert Krugman avait été embauché dans les années 1960 par General Electric (producteur de tubes cathodiques) pour démentir des thèses qui auraient pu porter de l’ombre à la télévision, mais il n’a fait que confirmer à sa manière ce qu’écrivait McLuhan… En 1964, le philosophe Marshall McLuhan avait publié « Pour comprendre les médias », expliquant que la télévision était un vecteur privilégié des messages publicitaires parce qu’elle était capable de faire tomber le sentiment d’extériorité des scènes regardées, comme si elle était une extension du cerveau. Le message passe, en colonisant la pensée du téléspectateur parce qu’il est de même nature que son imaginaire. La différence étant, bien sûr, que ce n’est plus son inconscient qui produit les images, mais qu’elles proviennent d’un univers qu’il ne contrôle pas. Cet univers est en outre capable de se supplanter à sa propre activité mentale et dans le même temps d’uniformiser sa pensée avec celle des autres téléspectateurs.

Ainsi détendre, faire rire ou faire pleurer, au fil des émissions, prépare le cerveau à somnoler dans l’attente aussitôt assouvie d’épisodes qui se succèdent, tout en éteignant l’activité critique (ce qui est le cas d’une majorité d’émissions). Ce qui évoque la bévue de Le Lay au sujet de la mission de TF1 de préparer au mieux le cerveau pour les publicitaires et de leur vendre « du temps de cerveau disponible ». C’est dans les années 1960 que ce potentiel du média télévisuel est découvert et employé par les publicitaires. Depuis, la télévision fabrique largement de la passivité par des émissions qui se passent de réflexion afin que les spots atteignent leurs objectifs avec un maximum d’efficacité. Le téléspectateur, passif devant son écran, ne va opposer aucune résistance au conditionnement publicitaire.

Des enjeux de santé publique

Et les enfants ? C’est plus récemment que la publicité a ciblé sans scrupule le cerveau des bébés. Pour certains, cela correspond à une baisse d’audience chez les adolescents, plus attirés par des jeux vidéo et l’Internet (dont les effets sur l’individu ne sont pas très différents de ceux de la télévision). Or des études faites sur des tout-petits montrent le danger de placer de façon répétée un bébé face aux images qui bougent sur l’écran (1). La plus importante de ces études est celle publiée en 2007 dans la revue américaine « Pediatrics » par deux chercheurs de l’université de Washington (Seattle), Dimitri Christakis et Frederick Zimmerman. Sur un panel de 3300 familles, elle révèle que l’exposition à la télévision avant 3 ans engendre quelques années plus tard des troubles de l’attention définis dans la nosographie américaine comme ceux du « deficit attention disorder » (TDAH. Cf. les troubles du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité stigmatisés notamment dans les écoles). L’étude confirmait l’hypothèse selon laquelle la consommation audiovisuelle précoce engendre une modification de la synaptogenèse, c’est-à-dire de la formation du cerveau infantile et de son appareil psychique.

En France, cette étude a inspiré le Collectif interassociatif enfance et média (Ciem) dans sa lutte contre les chaînes pour bébés. Outre les effets sur la construction synaptique du cerveau, révélés par l’étude américaine, le Ciem a mis en avant d’autres conséquences de la télévision sur la développement de l’enfant. Notamment le fait qu’il n’acquiert pas l’usage du langage aussi rapidement que lorsque les paroles lui sont adressées par son entourage et que son cerveau n’est pas, de plus, sollicité par toutes les expériences motrices et sensorielles qui font que le psychisme se développe et s’enrichit. Les arguments sont psychologiques. La télévision cumule un défaut de parole s’adressant spécifiquement à l’enfant, lui prouvant qu’il est l’objet d’attention et de soin autant que d’éducation, et un défaut de motricité, dont les conséquences sont connues de longue date par les psychologues. Un Piaget ou un Winnicott ont suffisamment montré combien la motricité est la source des apprentissages de l’enfant. La formation de l’enfant dépend de la rencontre entre son corps et la matière, qui sont la trame de son expérience du monde, enrichie et complexifiée au fil des expériences. Or devant l’écran, l’enfant ne se déplace pas et ne manipule pas des objets réels, ce qui a tendance à bloquer la formation de son expérience. Comme le montrait le journaliste Luc Mariot, les yeux même de l’enfant ne cillent que peu et le regard est comme figé (cf. « Le tube »). Conclusion : les images télévisuelles ne stimulent pas la connaissance du bébé, pas plus qu’elles ne remplacent l’expérience, ses échecs, et la confrontation à l’autre dans la formation du psychisme de l’enfant.

Considérant donc que ces études étaient suffisamment graves pour lutter contre les chaînes pour bébés qui tentaient de s’implanter en France, le Ciem et l’Unaf (Union nationale des Associations familiales) ont interpellé les pouvoirs publics et démontré au CSA le danger des chaînes pour bébés. Le CSA a ainsi adopté, le 22 juillet 2008, une délibération interdisant aux éditeurs français de proposer des programmes spécifiquement destinés aux enfants de moins de 3 ans. Ces deux associations poursuivent leur mobilisation, en compagnie d’Ars Industrialis, qui organisait, le 6 décembre dernier, un débat international sur la télévision au théâtre de la Colline, à Paris (2). Outre les analyses du Ciem (sur le combat contre les chaînes pour bébés) et de l’Unaf (remarquable exposé sur la publicité cachée dans les dessins animés), l’on a pu écouter le résultat d’études menées par le chercheur allemand Christian Pfeiffer (sur les résultats scolaires et la consommation de télévision), le chercheur espagnol Jesus Bermejo Berros (sur la construction de l’intelligence et de la personne), notamment. En fin de journée, Ars Industrialis (3) et le Ciem rédigeaient une résolution destinée aux pouvoirs publics pour réaffirmer la nocivité de la télévision sur les jeunes générations et proposer qu’un débat de société sur les dangers de la télévision soit lancé en 2009. Avis aux amateurs…

Perte d’attention, agressivité et consommation télévisuelle

Autre effet non mesuré : les troubles de l’attention et l’agressivité des enfants soumis à une intense consommation télévisuelle. Ces conséquences de la télévision ont été mises en avant par le collectif français Pas de zéro de conduite. Ce collectif de psychiatres, psychologues et psychanalystes, fondé fin 2005 en réaction à des pratiques de dépistable des troubles de conduite chez les tout-petits, mettait en relation dans un colloque fin 2007 le déficit d’attention de certains enfants et la consommation intensive de télévision (4). Ce qu’ignorent totalement les tentatives du gouvernement lorsqu’il fait part de sa volonté de s’intéresser aux « troubles du comportement » des tout jeunes enfants. Il stigmatise au contraire ces formes d’inattention et d’agressivité comme étant le prélude à la délinquance, sans plus s’interroger sur leurs causes. Or comment ne pas faire le lien entre la perte d’attention, l’excitabilité, l’agressivité des enfants et les modes de vie dans une majorité des foyers, donc la télévision, qui s’est implantée dans les chambres ? Sans oublier la fatigue réelle qui suit la consommation nocturne de télévision chez les enfants ? Plus expérimentalement, le chercheur espagnol Bermejo Berros (cité plus haut) a mis en avant dans son étude présentée le 6 décembre dernier la labilité de l’attention construite par le mode télévisuel et les effets de la consommation intensive de télévision et celle d’autres écrans sur la formation de l’attention (il décrit un mode d’attention horizontal, sans connexions profondes des expériences). Le chercheur allemand Christian Pfeiffer, également cité plus haut, a lui comparé différents groupes d’élèves homogènes socialement, où il apparaissait que les plus mauvais résultats scolaires étaient, dans chaque groupe, directement en relation avec le nombre de téléviseurs et autres écrans par foyers et le nombre d’heures passées devant un écran.

Après ces remarques, il est difficile de continuer à passer sous silence les effets de la télévision sur la scolarité et l’attention des enfants. Il semble que la consommation d’images télévisuelles ou de jeux vidéo ne favorise pas l’activité mentale requise par l’école et que certains problèmes d’échec scolaire, d’inattention et d’agressivité juvénile soient à mettre en rapport avec cette consommation de télévision.

Distraire, hypnotiser, gouverner

Revenons aux adultes. Si la télévision est dangereuse pour les enfants, elle l’est aussi pour les adultes, bien au-delà du conditionnement publicitaire. Divertie ou trompée – que d’erreurs, d’errements, de non-vérités, de fuites au journal télévisé et ailleurs –, la masse sociale se détourne des enjeux du politique et entre dans le monde de la fiction, une fiction dont la ressemblance avec la réalité sera d’ailleurs un atout de crédibilité. La télévision est avant tout un remède au mal-être, peu cher et mal connu, qui ressemble aux drogues… La conversation autour des séries télévisées ou des fictions est associée à un sentiment d’évasion mais aussi de dégoût de soi. Cet arrière-monde télévisuel est proche d’une toxicomanie. Et celle-ci se trahit comme pour toute addiction par le dégoût qui s’associe au geste de s’installer devant son téléviseur et de disposer son esprit à ingurgiter des émissions sans distinction. Créant une illusion de satisfaction et un monde parallèle, elle agit aussi au détriment de l’implication de chacun dans la réalité sociale et politique. Au détriment, pour un certain nombre d’entre nous, des liens de famille qui ne résistent pas à la fascination et au dérivatif fournie par la télévision, qui crée comme un manque addictif. Mais aussi au détriment, pour une majorité « silencieuse » de leur implication dans des luttes et des combats de société.

La télévision nourrit une forme de passivité généralisée, poussant chacun à se retirer chez soi et dans l’arrière-monde télévisuel, à désinvestir les lieux de débat et de combat, muet et épuisé par le langage des images. De ce fait, on n’est pas loin des présupposés d’Orwell, selon lesquels les Etats modernes disposent de pouvoirs bien plus puissants que ceux de l’Inquisition… Disons d’un autre type d’arme, celle d’influencer le rythme et les contenus de pensée des téléspectateurs. Un pouvoir qui veut se faire entendre et imposer un discours se doit d’investir la télévision. Enfoncé dans son fauteuil, ayant l’illusion d’être entouré par une réalité qui est la sienne, le téléspectateur ne descend pas dans la rue à chaque attaque des libertés, il finit d’ailleurs par lire les journaux comme il regarde la télévision, les images passent et se succèdent. Sans interruption. Sans pensée entre les spots, les émissions, les images ou des actualités. Elle fragilise la capacité d’action des individus en désolidarisant les vécus. Grâce à leur effet d’hypnose, leur effet de distraction, les écrans permettent d’entraîner le citoyen lambda dans la distraction la plus illusoire, de le détacher des enjeux réels afin de les gouverner plus aisément. Voire de lancer une propagande médiatique anti-informative, qui hante, on ne peut s’empêcher de le penser, la mainmise de l’Elysée sur la présidence de France Télévisions ou l’organisation d’un pôle extérieur audiovisuel français.

L’ère est au conditionnement social et politique, et la télévision est un outil moderne qui fait les frais des assauts de différents pouvoirs (de l’industrie et du politique). Pas plus que les autres médias, elle n’est indépendante d’enjeux de contrôle et de régulation des opinions dans nos sociétés modernes. D’où sans doute la deuxième offensive télévisée du président en deux semaines, avec une récidive le 18 février au 20h ? Ou serait-ce la jubilation d’un show télévisé ultralumineux dans un décor de théâtre élyséen qui pousse sur cette scène le président ? Il y a fort à penser que l’utilisation du pouvoir hypnotique de la télévision, pendant le temps du journal télévisé, est idéale pour faire ingurgiter des contre-vérités en pleine crise. Paroles, lumière, images qui auront vertu de calmant, tandis le télespectateur digérera paroles et dîner et s’accommodera d’attendre le 19 mars – date de la prochaine grève générale. Nombreux sont les téléspectateurs fascinés, réconfortés, tandis que les cyniques démissionnent face à tant de contre-vérités. Encore un show et certains auront presque réellement envie d’obéir, de consentir à ce bien qu’on leur veut, à cet égard qu’on leur témoigne, et face à tant d’aplomb. Idéal pour faire oublier la grève du 29 mars, le mouvement des universités, la Guadeloupe (sans doute pour ne pas perturber la digestion). Tout cela est loin, le cachet du journal télévisé avalé, c’est l’heure de la fiction.

« Mettez-vous à l’heure de France Télévisions », signalaient il y a peu les écrans pour habituer au nouveau rythme des chaînes publiques. Le nouveau slogan de France Télévisions sonne comme l’heure de la mise au pas du téléspectateur. Sans publicité, mais pas sans autres formes de discours de propagande. Rappelons que la loi audiovisuelle (et donc la suppression de la publicité), au-delà de son intérêt très éventuel pour la culture, est entachée de différents scandales, puisqu’elle a été imposée avant d’être votée et qu’elle installe le président de la République comme responsable quasi direct d’un nombre considérable de chaînes et radios. De plus, chacun sait que la publicité se glisse aussi à l’intérieur des émissions et dessins animés pour enfants, en dehors des fameux « tunnels » de pub, et qu’elle saura mieux encore s’y distiller, plus subliminale. Enfin, il n’a pas fallu deux mois pour qu’en guise de théâtre, on ait l’Elysée. Quel plus bel exemple de cet usage familier et manipulateur de la télévision que des allocutions ultralumineuses dans un décor élyséen, sur plusieurs chaînes, face à des journalistes triés sur le volet et bien dociles ?

Louise A. Renard

Notes (1) Le journaliste Luc Mariot avait lui montré dans « Le tube » l’hypersensibilité des enfants au rayonnement lumineux de la télévision. L’enquête sur un épisode des Pokemon mérite le détour.

(2) Les enregistrements audio et vidéo de la journée du 6 décembre 2008 sont postés sur le site http://www.arsindustrialis.org (rubrique Débats à la Colline).

(3) Le président d’Ars Industrialis, Bernard Stiegler, avait par ailleurs publié un article, en 2004, sur le phénomène de rythmes collectifs qu’établissait la télévision sous le titre « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu ».

(4) Cf. « Pas de conduite pour les enfants de 3 ans », appel lancé en janvier 2006, puis les ouvrages collectifs. Le documentaire « Graines de délinquants » raconte l’histoire de ce combat. Informations sur www.pasde0deconduite.ras.eu.org.

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