Geopolintel

La vision Européenne de Pierre Charasse

Ancien ambassadeur de France.

samedi 22 octobre 2022

Il y a treize ans que nous avons réalisé cet entretien, et il donne toute sa pleine mesure vu le contexte géopolitique européen.
L’Europe était vouée à échouer, ce que nous vivons actuellement n’est que les répercutions de la politique américaine à notre égard.
Pierre Charasse avait compris l’enjeu de cette Europe mal construite.
FR octobre 2022

Pierre Charasse a passé l’ensemble de sa carrière au Ministère des Affaires Etrangères de 1972 à 2009. Il a occupé différents postes dans les ambassades de France à Moscou, au Guatemala, à La Havane et à Mexico.
Il a été conseiller technique au cabinet de Claude Cheysson, Ministre des relations extérieures, et de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur de 1984 à 86.
Il a été galement Consul Général à Naples et Barcelone, ambassadeur en Uruguay, au Pakistan et au Pérou et ambassadeur itinérant chargé de la coopération internationale contre la criminalité organisée et la corruption de 2000 à 2003 ; et, Chef de la délégation française à la Conférence des Nations Unies sur le commerce illicite des armes légères et de petit calibre (New-York, 2000-2001) ; Secrétaire général de la Conférence ministérielle « les routes de la drogue de l’Asie Centrale à l’Europe »(avril 2003) et Ministre Plénipotentiaire à partir de 1998. Il est en retraite depuis août 2009.

Geopolintel- Monsieur l’ambassadeur, quelles réflexions vous inspirent l’installation d’un Président du Conseil de l’Union européenne et d’un haut représentant des 27 pour les Affaires extérieures de l’Union ? De votre point de vue, l’Europe sortira-t-elle renforcée par la cooptation de ces nouveaux “pilotes” ? Ou bien ces fonctions sont-elles purement “virtuelles” ?

Pierre Charasse : Je pense que la construction européenne a atteint son point culminant. La mise au point de cette architecture a été particulièrement laborieuse et est restée entre les mains de technocrates passablement déconnectés des préoccupations des citoyens.

L’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne n’est pas perçue comme un événement majeur par les opinions publiques européennes. On sait dans quelles conditions la ratification du Traité a été obtenue dans les différents pays. Alors qu’on nous annonçait qu’avec un Président nommé pour deux ans et demi et un Haut représentant, vice-président, l’UE allait se faire entendre d’une voix forte dans le monde, c’est l’exact contraire qui se passe.

Le consensus s’est fait autour de deux personnalités peu connues et sans charisme, ce que souhaitaient les britanniques [le Belge Herman Van Rompuy, président du Conseil de l’UE et Catherine Ashton Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité]. Mais, bien des choses restent à régler avec les nouvelles institutions.

Les compétences des uns et des autres ne sont pas claires, le service diplomatique européen verra difficilement le jour et d’ailleurs risque d’être en concurrence avec les délégations de la Commission dans le monde.

Le dénouement de ce long processus de construction institutionnelle est finalement normal. On voit mal dans une Europe qui n’est pas fédérale, les chefs d’États des grands ou des petits pays s’effacer devant un « super président » et un « super ministre des affaires étrangères.

Il était naïf de croire que grâce à un simple coup de peinture, l’UE deviendrait un poids lourd politique mondial. Pendant des années, nombreux ont été ceux qui ont cru a une « Europe-puissance » autonome sur la scène internationale. L’entrée des nouveaux membres depuis les années 90 a fait basculer les rapports de force internes et tué définitivement les velléités de ceux qui rêvaient d’une Europe politiquement forte. C’est donc le schéma anglo-saxon qui s’est imposé, une Europe de plus en plus réduite à une zone de libre-échange très intégrée dans un ensemble politico-économique transatlantique au sein duquel ce qui faisait la force et l’originalité du « modèle européen », cède chaque jour un peu plus de terrain devant l’avancée des conceptions les plus ultralibérales.

À ce titre, il est devenu désormais politiquement incorrect de défendre la notion de service public, le rôle de l’Etat comme régulateur de la société et protecteur de plus faibles. Quoi qu’en disent les gouvernements, il y a accord sur cette évolution de fond, de même que sur le renforcement du lien transatlantique. Donc, nous allons rester dans un système confus où les chefs d’Etat continueront à vouloir exister sur la scène internationale, où le Président de l’Europe sera confiné à un rôle technique de « chairman » et la ministre des Affaires étrangères ne fera qu’exprimer une position commune lorsqu’elle existera. S’il y a un consensus général pour affirmer l’appartenance de l’UE à la « famille occidentale », il y aura toujours de nombreuses divergences sur des points spécifiques ou des crises internationales ponctuelles. On voit bien par exemple comment chacun des pays européens va chercher à se désengager de l’Afghanistan, tout en proclamant une solidarité sans faille avec les Etats-Unis. Le plus probable est que lorsqu’il n’y aura pas d’accord entre les principaux membres de l’Union, Mme Ashton demeurera particulièrement silencieuse.

Geopolintel – Selon vous l’Europe peut-elle encore échapper à un destin qui semble désormais “programmé” (pour ne pas dire “scellé”), à savoir se fondre dans un vaste marché commun Nord-atlantique avec les États-Unis et le Canada (un “espace” fusionnel qu’appelle ardemment de ses vœux l’ancien Premier ministre Édouard Balladur) et subséquemment assurer des fonctions militaires supplétives au sein de forces occidentales coalisées au sein de l’Otan et dédiées essentiellement à conduire les politiques anglo-saxonnes d’expansion et de conquête ?

PC : Depuis la disparition de l’Union Soviétique, l’espace de liberté dont disposait l’Europe s’est singulièrement rétréci. Les idéologues du marché ont imposé leur vision, celle d’un monde occidental triomphant qui allait propager son modèle au monde entier. Au lieu de s émanciper de la tutelle américaine, l’Europe s’est au contraire crue obligée de « coller » aux positions américaines. Ce « partenariat transatlantique » déjà explicite a été proclamé avec force après les attentats du 11/9. Dans sa Stratégie Européenne de sécurité adoptée par le Conseil Européen de décembre 2003, l’Europe reprend à son compte la vision américaine du monde, y compris la notion de guerre préventive et la lutte manichéenne du « bien contre le mal ».

Ce texte est ahurissant, mais il est passé comme une lettre à la poste ! Dans ce même document, il est clairement fait mention du lien entre l’UE et l’OTAN. L’UE est par conséquent le volet économique européen d’un ensemble politico-militaire regroupé au sein de l’OTAN. Le Traité de Lisbonne officialise ce rapprochement puisqu’il spécifie dans son art. 28 A que « les engagements et la coopération dans ce domaine (la politique européenne de défense et de sécurité) demeurent conformes
aux engagements souscrits au sein de l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont
membres, le fondement de leur défense collective
et l’instance de sa mise en œuvre." Ceci veut dire l’UE renonce à une défense européenne autonome. Le retour de la France dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN ne fait que parachever cette imbrication UE-OTAN. Que ce soit sur l’Afghanistan sur l’Iran ou sur le conflit israélo-palestinien, l’Europe n’est ainsi, de facto, plus perçue comme un acteur autonome. Sa crédibilité est faible et elle pèsera de moins en moins face à la montée en puissance de pays dits émergents comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. En outre, son côté « donneur de leçons » irrite les opinions publiques de nombreux pays tant ses prises de positions sont sélectives. Sur les grands débats qui s’ouvrent sur le climat et l’énergie, il est certain qu’il y a en Europe une très grande « sensibilité ». Mais il est probable que les nouvelles autorités européennes chercheront à éviter la confrontation avec les Etats-Unis. Solidarité atlantique d’abord !

Geopolintel – Vous avez préfacé la monographie de Jean-Michel Vernochet dont le titre est “Europe, chronique d’une mort annoncée” [2009 http://www.editions-infini.fr/ ]. Un diagnostique qui peut sembler paradoxal alors même qu’avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la construction de l’Europe politique semble avancer maintenant à grands pas... Ou bien, l’Union masquerait-elle, derrière une façade institutionnelle sans défaut apparent, de sinistres lézardes ? Ou pire, cette façade ne serait-elle qu’un décor à la Potemkine ? Qu’en pensez-vous ? De bien mauvaises esprits ont mis au regard l’une de l’autre, la représentation de la Tour de Babel peinte par Peter Bruegel et l’architecture de l’actuel Parlement de Bruxelles. L’analogie architectonique est frappante entre l’imaginaire du peintre flamand et la vision architecturale contemporaine. Ainsi, serait-il loisible de voir dans ce surprenant parallélisme autre chose qu’une pure coïncidence, quelque chose qui pourrait ressortir d’une vision “prémonitoire” en quelque sorte ?

PC : Je crois en effet que l’Europe politique est à l’agonie. Elle est au moins en état de mort cérébrale, même si le corps fonctionne encore. C’est la fin d’un beau projet, mais qui n’était plus partagé par une majorité d’Européens. Il faut bien voir que pour tous les nouveaux membres d’Europe centrale et orientale, l’entrée dans l’UE représentait une sorte « d’assurance sur la vie », entre autres sur le plan économique, l’essentiel pour eux étant la sécurité offerte par les Etats-Unis via l’OTAN face à une Russie toujours considérée comme une menace.

Dans une certaine mesure, on a mis fin à un malentendu entre certains européens et les États-Unis. La France en particulier a vécu pendant des années, sous Mitterrand et Chirac, dans l’idée d’une Europe indépendante de l’Amérique du nord. Cette perspective a été abandonnée, les Américains en vérité ne l’ont jamais acceptée, la voie est finalement désormais tout à fait libre pour consolider l’ensemble euro-atlantique.

Au fond, le président Sarkozy a clarifié les choses en proclamant avec force l’appartenance de la France à la « famille occidentale » et en traduisant concrètement son engagement atlantiste par le retour de la France dans la structure de commandement intégré de l’OTAN. Même confrontée aux dures réalités des théâtres d’opération, l’OTAN prétend étendre indéfiniment sa zone d’intervention en Asie, tout comme les Etats-Unis souhaitent que l’UE s’étende toujours plus à l’Est (Turquie, Ukraine, Caucase…).

Peut-être que l’Europe finira en effet comme la Tour de Babel ! Il est frappant de voir à quel point l’intégration entre ses peuples ne s’est pas produite. La monnaie unique, l’espace Schengen sont des réalités, mais dans leurs têtes les Européens restent des Français, des Allemands, des Roumains, des Polonais etc. Un certain racisme et la xénophobie sont monnaie courante entre européens. Après tant d’années de construction européenne, combien de citoyens du vieux continent parlent la langue de leur voisin ?

Pour beaucoup d’entre eux, passer la frontière, même si elle été dématérialisée, relève encore de l’aventure. Au delà de nos frontières nationales c’est encore, dans une grande mesure le saut dans l’inconnu. La multiplicité des langues, richesse extraordinaire de l’humanité, s’est convertie en un obstacle réel.

La machine européenne est à ce titre grippée par le nombre de langues à utiliser. D’où la simplification qui s’impose d’elle même : on utilise l’anglais comme « lingua franca », sorte de novlangue [le global english ou globish !] au vocabulaire simplifié pour véhiculer un nombre réduit d’idées et de principes. Comme dans Orwell, cette novlangue ne laisse pas de place pour la dissidence et la critique…

L’image d’un Parlement Européen-Tour de Babel me paraît assez pertinente, elle exprime bien une réalité, la difficulté de communiquer. Dans la Genèse, en détruisant la Tour de Babel Dieu avait puni la vanité des hommes qui voulaient s’élever jusqu’à lui. Soyons rassurés : avec des institutions aussi confuses et un président aussi falot, Dieu ne risque rien et laissera les européens s’épuiser en débats abscons et stériles et sans impact sur la marche du monde !

Interview JM Vernochet pour Geopolintel – 1er décembre 2009

Voir aussi : Europe : Chronique d’une mort annoncée

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