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Areva, Alstom, Alcatel, l’histoire d’un naufrage triple A

Les leçons d’un désastre industriel à répétition

mercredi 23 septembre 2015

Ils ont la formidable puissance de symboles : Areva, Alstom, Alcatel, ces trois-là étaient il n’y a pas si longtemps des champions mondiaux, fleurons conquérants imposant leurs technologies, leurs recherches, leurs innovations dans des domaines stratégiques – le nucléaire, l’énergie, les télécoms. Mais en moins d’une décennie, leur destinée a viré au cauchemar. Si le premier, en quasi-faillite est en phase avancé de démantèlement, les deux autres sont quasi cédés à des entreprises étrangères, américaine et finlandaise. Ces symptômes accusateurs de la désindustrialisation en disent long sur les erreurs de stratégie, les carences de l’État, la considération des élites pour l’industrie. À l’heure de sa renaissance, il reste à tirer les leçons de cette collection de désastres, les enseignements de ces fâcheuses trajectoires pour imaginer les conditions de la nouvelle industrie.

Arcelor, Alstom, Areva, Alcatel… Ils étaient quatre, en ce début de siècle, à s’imposer comme les fiers fleurons d’une industrie française éclatante. Les trois derniers s’affichaient même comme champions mondiaux dans le Top 500 de ‘Fortune’. Ces trois champions ont non seulement disparu du classement, mais sont brutalement passés du rôle de puissants conquérants à celui de proies. En une décennie. Areva, en quasi-faillite ayant perdu 5 milliards d’euros en 2014 – le groupe est évalué à 3,4 milliards par la bourse – et plus 5 milliards les 3 années précédentes, bientôt démantelé façon puzzle ; les joyaux stratégiques d’Alstom – 18 000 salariés – vendus par appartements : les deux tiers de ses activités dans l’énergie, notamment ses turbines, cédés à l’Américain General Electric, et Alcatel, handicapé par sa fusion ratée avec l’Américain Lucent, vendu au Finlandais Nokia… Que du stratégique. Demain, ce sont les salariés de General Electric qui auront la responsabilité de la maintenance de nos centrales nucléaires. Avec la dépendance que l’on imagine.

Les centrales nucléaires, les réseaux de communication et les turbines ne sont pourtant pas des biens de consommation à faible valeur ajoutée, et délocalisables, mais des métiers à très dense teneur en technologie et valeur ajoutée.

Qu’il est loin le temps des conquêtes, des ambitions puissantes, lorsqu’Alcatel était l’unique pôle de consolidation crédible pour les télécoms européennes. Des métiers à envergure mondiale ayant déserté le village gaulois qui voit s’envoler un à un les centres de décision industriels. Comme Lafarge va le découvrir dans les mois qui viennent. Stigmates éclatant d’un déclin patent.

Nos champions industriels au tapis

Les symboles de la puissance industrielle française se sont subitement transformés en symptômes de sa formidable vulnérabilité. Le poids de la France dans le high-tech n’a cessé de fondre. Et la situation s’aggrave : selon le dernier constat publié par le cabinet AT Kearney, seuls 8 groupes européens (après la cession de Nokia) figurent dans le classement des 100 premiers groupes high-tech dans le monde (basé sur chiffre d’affaires). Résultat de ces Waterloo à répétition : l’industrie manufacturière a actuellement une importance dans l’économie de la France équivalente dans l’économie à celle de la Grèce – 10 % du PIB, contre 24 % en 1980 –, quand celle des Allemands est plus du double (25 %) et celle des Italiens (18 %) largement supérieure.

En effet, la production industrielle actuelle a plongé au niveau de celle d’il y a 20 ans, enregistrant un recul de 16,5 % par rapport à celle de 2008. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée atteint chichement les 11 % (contre 16 % dans la zone euro et 22 % en Allemagne). Plus inquiétant, depuis 2000, l’investissement productif se traîne au rythme de 1,1 % par an, contre près de 5 % dans les années 80/90.

“La part de l’industrie dans la valeur ajoutée atteint chichement les 11 % (contre 16 % dans la zone euro et 22 % en Allemagne)”

Emblèmes de cette désindustrialisation – plus importante en France que dans tous les pays de l’OCDE –, dont toute l’économie française paye, au prix fort, les dividendes : un déficit vertigineux et croissant de la balance commerciale suite à l’effondrement des exportations, et la destruction massive d’emplois (2,5 millions en 25 ans, dont 150 000 depuis 2012). Et certains indicateurs comme les dépôts de brevets ou les investissements en R&D ne laissent pas penser que les innovations stratégiques vont fleurir dans l’Hexagone.

Un effondrement qui vient de loin

De quels maux ces groupes emblématiques sont-ils donc le signe ? Beaucoup plus structurels que conjoncturels. Davantage multifactoriels que liés à une cause unique. Certes, quelques belles erreurs stratégiques que l’on verra plus loin ont précipité les choses, mais le mal est ancien. Principalement lié au difficile passage du colbertisme high-tech au capitalisme financier, décrit, il y a déjà une dizaine d’années, par l’économiste Élie Cohen.

“Le mal est ancien. Principalement lié au difficile passage du colbertisme high-tech au capitalisme financier”

Le dirigisme étatique des Trente glorieuses, son économie administrée, ses groupes industriels gérés par l’État selon un modèle volontariste qui doit beaucoup à celui de l’arsenal, ont fait florès. Un chiffre d’affaires quasi exclusivement assuré par des commandes publiques, des dirigeants recrutés parmi les élites des grands corps, des relations endogames avec les cabinets ministériels et des politiques amicalement dirigistes, tenaient lieu de politique industrielle sur fond de colbertisme de bon aloi. Ce modèle économique très intégré ne les préparait pas à trois chocs considérables du nouveau monde : un capitalisme “libéral financier”, la mondialisation, puis Internet et la transformation digitale. Un véritable saut quantique pour ces organisations massives.

Pas prêts pour le modèle “libéral-financier”

Depuis les privatisations des années 90, le capitalisme financier a pris le relais des ressources de l’État, moins intime que ce dernier des vertus du temps long sur lesquels sont le plus souvent calés les investissements dans les industries lourdes et capitalistiques. Las, il n’existe alors aucun véritable véhicule, du type fonds de pension à l’anglo-saxonne, pour flécher l’épargne des ménages et les futures rentes des retraités vers des fonds familiers de ce type d’exigence. Fatale carence.

Brutalement sevrés de colbertisme étatique – l’État étant passé d’acteur à spectateur, à défaut d’être stratège et agile –, les champions de la grande industrie ont dû s’adapter à trois facteurs les faisant muter, radicalement : un capitalisme financier qui a bouleversé leur actionnariat, une mondialisation qui a fait muter leur clientèle comme les règles du jeu de leurs concurrents, l’irruption invasive du numérique chamboulant le management en interne, leurs marchés en externe.

“Las, il n’existe alors aucun véritable véhicule, du type fonds de pension à l’anglo-saxonne, pour flécher l’épargne des ménages et les futures rentes des retraités vers des fonds familiers de ce type d’exigence”

Si le capitalisme rhénan fait bénéficier les groupes allemands de la robuste colonne vertébrale de son système banque/industrie, rien de tel dans l’Hexagone où ces groupes ont dû tout réinventer dans les années 90, assiégés sur chacune de leurs frontières. Réinventer un actionnariat alors que l’épargne des ménages n’a jamais été vraiment “fléchée” vers cette économie réelle, mais aussi la gouvernance, le recrutement des dirigeants. Le manque de contre-pouvoir provoqué par la composition de conseils d’administration quelque peu consanguins ne les a pas mis à l’abri de funestes erreurs stratégiques. Alors que dans le même temps, les analystes financiers qui adorent avoir de la visibilité sur les futures rentabilités privilégiaient les groupes mono-métiers et boudaient ceux par trop diversifiés.

D’où le démantèlement des joyaux de la CGE – premier groupe industriel français il y a 20 ans –, Alcatel et Alstom, leaders mondiaux dans l’énergie et les télécoms. Plus puissant que Siemens, le conglomérat, pour plaire aux marchés financiers, sera démantelé. Alors qu’avec le rachat de Thomson-Multimédia, il aurait pu s’imposer comme un géant de l’électronique grand public. Le rachat d’Alcatel-Lucent, qui a raté le virage du mobile malgré ses centaines de chercheurs, par Nokia marque la fin de l’ambition tricolore dans l’industrie des télécoms. Bref, à part les industries du luxe, l’automobile et l’aéronautique, le paysage version industrielle est dévasté.

Le talon d’Achille, d’une façon tristement répétitive, est à chercher du côté de la finance, surtout à son absence d’une façon organisée et puissante. Comme on l’a vu dans l’aluminium avec la perte du géant Péchiney, puis dans l’acier avec l’aciériste Arcelor à la destinée tout aussi fâcheuse. Le groupe Usinor Sacilor, privatisé en 1995, choisit la course en avant de la taille critique, toujours plus vaste. Acquisitions et fusions s’enchaînent alors, avec dès 1999, Cokerill Sambre, puis l’Espagnol Aceralia, le Luxembourgeois Arbed. Le groupe prend du poids, Arcelor est devenu puissant, mais l’acier français est devenu vulnérable. Comme le prouve une OPA hostile du groupe indien Mittal qui en fait l’acquisition pour l’équivalent de son chiffre d’affaires – près de 25 milliards d’euros –.

“Le manque de contre-pouvoir provoqué par la composition de conseils d’administration quelque peu consanguins ne les a pas mis à l’abri de funestes erreurs stratégiques”

Cette conversion loupée à un capitalisme de marchés financiers a provoqué des erreurs de stratégie – ventes et acquisitions d’actifs pour Alcatel comme pour Alstom –, à l’heure où ces géants devaient affronter deux défis majeurs : sortir de leur marché domestique quelque peu étriqué pour affronter la nouvelle donne de la mondialisation, et mener à bien l’incontournable transformation digitale. Et en devenir les acteurs agiles.

Le désamour des élites pour l’industrie

Le tout sur fond de paysage “culturel” quelque peu hostile. Si au sommet de l’État, parmi les fabriques à élites, dans l’univers des décideurs, ingénieurs et grand corps, surtout celui des Mines, brillaient de toute leur puissance rayonnante, leur étoile a depuis quelque peu pâli. Les business school et les inspecteurs des finances se sont imposés tandis que dans l’opinion dominante de cette classe dirigeante, l’industrie n’était vraiment plus en cours. La politique industrielle relève du gros mot. Le volontarisme d’État est hors de mode et l’industrie furieusement “no future” !

Un signal en guise d’alarme : la nomenclature des industries manufacturières n’a quasiment pas changé depuis les années 50. Le désamour pour cette production tient à quelques représentations tenaces parmi ces hauts décideurs, notamment que ces usines sales, polluantes et bruyantes sont réservées aux pays en développement à faible coût de main-d’œuvre, tandis que les activités “nobles” des services feraient la richesse du pays. Cette erreur majestueuse imprégna les esprits.

“Les business school et les inspecteurs des finances se sont imposés tandis que dans l’opinion dominante de cette classe dirigeante, l’industrie n’était vraiment plus en cours”

Oui, vraiment, la modernité c’était les services, et le salut de l’économie devait impérativement passer par sa tertiarisation. On vit même le patron d’un de ces grands groupes – Alcatel justement – plaider avec enthousiasme pour une entreprise “fabless”. Cette myopie, pour rester poli, des équipes dirigeantes, couplée aux exigences des marchés financiers drivés par la tyrannie du court terme, sont à l’origine de cet effondrement du tissu industriel. Par-delà une jolie collection d’erreurs stratégiques et d’occasions manquées personnalisant le douloureux parcours de chacun de ces géants, des affections communes caractérisent ce déclin partagé.

Comme ces marges passées au laminoir quand il faut maintenir la compétitivité d’organisations qui voient irrésistiblement monter leurs coûts salariaux, tandis que le modèle économique impose bien souvent un arbitrage brutal entre la rémunération du capital et les investissements pour le long terme. Ces derniers se sont depuis longtemps effondrés, avec les dividendes négatifs que l’on sait : dégradation des capacités d’innovation et obsolescence de l’outil de production.
L’erreur bruxelloise

Une politique industrielle aux abonnés absents n’explique pas seule la carence de grands champions mondiaux (hormis Michelin, Renault et quelques autres). Les autorités de Bruxelles, au nom de la concurrence et de principes quelque peu étriqués, ont contrarié la constitution de puissants groupes aux dimensions de la planète. Lorsque Siemens et Alcaltel prévoient de réunir leurs capacités industrielles, lorsque Schneider Electric et Legrand, particulièrement complémentaires, veulent fusionner en 2002. Le niet de Mario Monti a mis un terme à ce projet. Et à bien d’autres. Cette doctrine a ainsi stimulé les acquisitions hors du continent plutôt que de bâtir des acteurs européens puissants.
Fatal décrochage

Faut-il alors se résigner à ce lent et sinistre décrochage ? La dimension européenne ne s’est pas imposée dans la constitution d’acteurs industriels de premier plan – à l’exception d’Airbus. Pourtant, le volontarisme sur le temps long est indispensable pour espérer s’imposer dans la nouvelle industrie. “Les Chinois, les Coréens et les Américains bâtissent des plans stratégiques à 10 ou 15 ans, avec une stratégie industrielle nationale assumée.

“Les Chinois, les Coréens et les Américains bâtissent des plans stratégiques à 10 ou 15 ans, avec une stratégie industrielle nationale assumée. Ce n’est pas forcément le cas en Europe”

Ce n’est pas forcément le cas en Europe” observe Hervé Collignon, associé chez AT Kearney. Le volontarisme dans ce domaine doit donc être lisible et visible sur la durée, en évitant les cafouillages d’affichage ! En quelques mois, la politique industrielle du ministère éponyme est passée de 34 thématiques à 9 domaines prioritaires, dont on perçoit plus facilement la virtuosité technocratique que la logique d’une réflexion sur la ré-industrialisation.

Les outils neufs de la renaissance

Comment reconstruire, sur ces ruines, une “smart industrie” qui ne doit rien aux images sépia du XIXe mais tout aux images 3D réalisées par des robots ? L’éveil d’une conscience collective est un must indispensable, mais pas suffisant. Le rôle d’un État stratège, par son volontarisme structurant, est essentiel, mais il n’a rien à voir avec les politiques industrielles d’antan qui ont fait hier le succès du Minitel. D’un acteur omnidirectif, il lui faut passer au rôle plus modeste d’initiateur et de facilitateur. Ce qui oblige toutefois à une vision et à des choix stratégiques. Les rapprochements d’entités diverses – universités, labos de recherche, entreprise – sous les habits de ces clusters qui font la fortune de la Silicon valley, sont déjà un début de réponse.

“L’éveil d’une conscience collective est un must indispensable, mais pas suffisant. Le rôle d’un État stratège, par son volontarisme structurant, est essentiel, mais il n’a rien à voir avec les politiques industrielles d’antan”

La définition de priorités, qui suppose une vision à moyen terme, et des programmes pour les réaliser, en est une autre. Les leviers d’intervention ont tellement changé. L’avenir est du côté de ces mini-groupes maillés autour de projets communs selon une architecture souple, flexible, agile. Sans oublier les conditions incontournables de l’écosystème. Il doit offrir ce carburant indispensable qui a tant manqué au géants industriels modèle XXe siècle. Ces finances maîtrisées par des fonds, indispensables pour régénérer le tissu productif. Ce made in France qui doit tout à une fibre industrielle à inventer.

Par Patrick Arnoux
Publié le 29/05/2015

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