Dans ces perspectives d’apparente évolution favorable, certains observateurs s’empressent de voir dans la décision de Kiev de suspendre toutes les opérations bancaires, versements de traitements, de salaires et de prestations sociales au Donbass comme le signe d’une reconnaissance de facto de l’autonomie des provinces insurgés… « une décision qui irait vers une stabilisation de la situation » [russeurope.hypotheses.org7déc14]. Bien entendu il est assez difficile d’adhérer à une interprétation aussi optimiste. Bien au contraire, il serait loisible de voir dans cette disposition plutôt in-humanitaire, la volonté de soumettre les populations des Républiques populaires à une sorte de blocus et de cette façon, les prendre en otage.
Reste que pour les protagonistes extérieur au champ de bataille ukrainien, il est grand temps de calmer le jeu, si cela se peut, non par pur altruisme mais en considération des dégâts collatéraux réciproques qu’engendrent les politiques de sanctions renforcées. Dans l’état de vulnérabilité, voire fragilité extrême, des économies européennes, et compte tenu de l’importance des liens industriels et commerciaux existant entre l’Allemagne, la France, l’Italie et la Russie, il devient urgent de ramener à plus de mesure des politiques de rétorsion outrancières et de limiter la casse mutuelle en matière de guerre économique. Une position partagée par d’autres pays au sein de l’Union européenne - Hongrie, Slovaquie, Bulgarie – a contrario de la russophobie hystérique et jusqu’auboutiste sévissant dans les classes dirigeantes de Pologne, de Suède et des Pays Baltes.
Resterait à connaître les motifs exacts de cette rencontre inattendue entre les deux chefs d’État ?
Y a-t-il un quelconque rapport avec l’annonce cinq jours auparavant du renoncement de Gazprom – une émanation du Kremlin – à construire le gazoduc South Stream pour cause de multiplication des obstacles par Bruxelles… qui a su exercer les pressions et chantages nécessaires sur la Bulgarie pour bloquer les chantiers ? Les deux événements, rencontre franco-russe d’un côté, abandon de South Stream de l’autre, sont-ils la conséquence l’un de l’autre ? D’autant que l’abandon de South Stream s’est accompagné d’un réaménagement du projet via la Turquie. S’y ajoute la signature simultanée d’un traité énergétique de grande ampleur entre MM ? Poutine et Erdogan ? Notons que le partenariat énergétique – au-delà d’importantes divergences géopolitiques relatives en particulier à la Syrie - est une priorité pour l’un et l’autre pays. À cette occasion Moscou a décroché un contrat d’un montant de 20 mds de $ pour la construction d’une toute première centrale nucléaire turque, opérationnelle aux alentours de 2020. Quant au niveau des échanges commerciaux entre les deux pays, si ceux-ci atteignaient quelque 32,7 mds de $ en 2013, il est à présent question de parvenir à 100 mds de $ avant la fin de la décennie… c’est dire l’importance des enjeux du traité d’Ankara au regard de la carte géoéconomique de l’Europe !
Un accord économique stratégique que Thierry Meyssan [Réseau Voltaire] juge être « un coup de maître face à l’Otan, parce que la Russie et la Turquie restent [indépendamment de cet accord] des adversaires politiques irréductibles…[Un coup magistral aussi] par rapport à l’Ukraine où la Turquie était impliquée dans les événements du Maïdan. Vladimir Poutine a choisi de dissocier la question économique de la question politique parce que la Turquie est membre de l’Otan, principale alliance antirusse ». Alliance à laquelle, pour cette raison, M. Erdogan « pose un grave problème ». Vladimir Poutine a donc fait ce choix à front renversé en toute connaissance de cause : « Il sait très bien que M. Erdogan est à la fois un chef mafieux, le représentant des Frères musulmans sur la scène politique internationale et qu’il conduit progressivement son pays vers une de dictature de plus en plus accentuée ».
Au demeurant, « au cours des derniers mois, Recep Erdogan a refusé de suivre les États-Unis dans [leur politique de] sanctions à l’encontre de la Russie. La Turquie est en fait le seul État de l’Otan à ne pas avoir obéi ». État voyou la Turquie soutient par ailleurs, quasi ouvertement, l’État islamique, ne serait-ce qu’en lui servant de base arrière… ce qui explique sa non participation à la coalition pilotée par Washington contre le néo-califat de Mossoul. À ce titre Ankara est devenu un facteur de fragilisation de l’Alliance atlantique et un authentique cauchemar pour la gent bureaucratique du Département d’État. En outre « la Turquie pays agricole va exporter les denrées alimentaires que l’UE refuse désormais de livrer à la Russie… et [elle est] un client pour le gaz russe » que l’UE fait mine de vouloir refuser pour « cause de comportement suicidaire » [ruvr.ru2déc14].
Ne concluons pas en soulignant le savoir faire ou l’habileté diplomatique de Vladimir Poutine qui sait se rallier ou se concilier avec des « ennemis potentiels » à l’instar du Turc Erdogan ou des adversaires du type Hollande, vassal tous azimuts, déchiré par les innombrables contradictions et contraintes opposées que suscitent les intérêts divergents de ses multiples commanditaires de Bruxelles, de la Cité de Londres, de Washington, de Riyad, Doha et Tel-Aviv. Soulignons à l’arrivée que très probablement ce sont des motivations géoécopolitiques largement mâtinée de pragmatisme, qui ont prévalu pour et dans le rapprochement de la Fédération de Russie avec la Turquie islamo-kémaliste… Fait et constat qui auront déclenché l’envie pressante d’une soudaine concertation entre Moscou et le couple désassorti/désaccordé Paris-Berlin.
Les Mistral comme non-dit
A-t-il été question de la remise des Mistral à la marine russe au cours de cette entrevue Hollande/Poutine ? Officielement pas un mot. Le Russe s’est contenté à ce sujet, lors de la mini conférence de presse qui a suivi l’échange de vues, de formuler le commentaire suivant : « Il y a un contrat. Nous considérons qu’il sera honoré… Mais si le contrat est rompu, nous n’en serons fâchés pas plus que cela. Nous espérons seulement qu’on nous remboursera l’argent déjà versé » ! Sans taxer le président russe d’hypocrisie, il faudrait cependant relativiser ce propos remarquable par sa bénignité qui ne doit en rien préjuger de futures contre-mesures et pénalités indirectes ! Mais l’heure n’est pas aux règlement de comptes mesquins. Parce que devant l’arrivée imminente de l’hiver, à défaut de régler les questions critiques sur le fond, il s’agit de trouver des accommodements provisoires portant par exemple… sur l’approvisionnement gazier de l’Ukraine et partant celui de l’Europe. Cette dernière ne bénéficiant pas encore du gaz de schiste américain… entre autres parce que la flotte de méthaniers géants qui en principe doivent acheminer la manne bitumineuse, n’est pas achevée de construction !
Léon Camus 5 décembre 2014