Geopolintel

L’espace satellitaire : un désastre financier

mercredi 1er septembre 2010

88 satellites dans le couloir de la mort
En faillite, Iridium doit « désorbiter » ses relais téléphoniques.

Par EDOUARD LAUNET

Libération le mercredi 22 mars 2000

Cinq milliards de dollars à détruire... Le pionnier des systèmes de téléphone par satellite Iridium, qui a été liquidé vendredi dernier, doit maintenant débarrasser le ciel de ses 88 satellites (les 66 de la constellation plus les engins de secours) devenus inutiles, même pour les concurrents. L’opération est coûteuse (50 millions de dollars) mais l’entretien des satellites le serait encore plus (10 millions de dollars par mois). Le consortium américain est prié de laisser l’orbite dans l’état où il l’a trouvée. C’est déjà suffisamment le souk là-haut. Au 19 janvier, les autorités militaires américaines (US Space Command) recensaient dans la banlieue terrestre 6 017 « débris spatiaux » de taille significative - plus de 10 cm - ainsi qu’une belle armée de satellites « morts » (environ 95 % des 2 647 satellites qui tournent au-dessus de nos têtes sont hors service !). Autant de projectiles lancés à plusieurs kilomètres par seconde qui transforment l’orbite en champ de tir, avec des risques de collision de moins en moins négligeables.

Suicide collectif. Les responsables d’Iridium se sont donc résolus à organiser le plus grand suicide collectif de l’histoire spatiale : les 88 satellites actuellement en orbite vont être précipités dans l’atmosphère où ils se désintégreront. Samedi, l’entreprise indiquait plancher sur un « plan de désorbitage » dont l’exécution devrait commencer dans les tout prochains jours. L’opération pourrait s’étaler sur plusieurs mois. Astronomes amateurs, à vos télescopes !

Cette opération « espace propre » vise d’abord à arrêter les frais car l’entreprise, qui croule sous les dettes, n’a aucune raison de faire traîner les choses. Pour autant, elle ne va pas procéder à un brutal feu d’artifice. « Il faudra d’abord que les stations au sol localisent précisément les satellites, indique Fernand Alby, secrétaire exécutif du groupe « Débris spatiaux » du Cnes (agence spatiale française). Ensuite, des programmes de manœuvres devront être téléchargés dans les ordinateurs de bord. » L’objectif est de pulvériser les satellites lorsqu’ils survolent l’océan, au cas où. Les engins, tournant à une altitude de 781 km, seront freinés à coups de rétrofusées. Ils descendront ainsi peu à peu, jusqu’à entrer dans les hautes couches de l’atmosphère. Et là, splaoush ! Pour un engin circulant à 7 km/s, l’air est bien plus dur que du béton. Le beau rêve du téléphone universel deviendra nuage de poussière. Ce que, dans le fond, il n’a jamais cessé d’être. Iridium s’est déjà essayé à cet exercice voilà quelques mois, pour éjecter de l’orbite quelques satellites tombés en panne ou qui n’avaient jamais fonctionné. Maintenir l’orbite propre était alors pour lui une nécessité industrielle.

On avoue au Cnes n’avoir que peu d’informations sur ces manœuvres, qui relèvent quasiment du secret commercial. Pour les sociétés exploitant des constellations, la seule règle est l’autodiscipline. Et le seul organisme capable de savoir ce qui se trame exactement là-haut est le Space Surveillance Network de l’armée américaine (réseau de radars et télescopes). Pas du genre bavard. Il est cependant de l’intérêt de tous, à l’heure où se multiplient les projets de constellations pour le multimédia par satellite (Globalstar, Teledesic), d’éviter de transformer la banlieue terrestre en dépotoir. Son importance économique est inestimable, et ses futures applications difficiles à prévoir. C’est pourquoi les techniques de désorbitage sont devenues un champ d’études très discuté.

Manœuvre coûteuse. Divers procédés plus ou moins loufoques (Libération du 29 janvier 1999) sont à l’étude pour détruire les satellites en fin de vie. Mais, pour longtemps encore, il faudra s’en remettre à un petit coup de rétrofusée. Et mine de rien, cela coûte cher. Il faut prévoir à bord de l’engin suffisamment de carburant pour l’envoyer au casse-pipe, or le liquide (hydrazine) est précieux : il alimente les tuyères qui servent à maintenir le satellite sur la bonne trajectoire. Ce qui fait que la quantité embarquée détermine bien souvent la durée de vie de l’engin. Désorbiter par exemple un satellite d’observation Spot, qui navigue à 800 km d’altitude, « coûterait » 150 kg de carburant, indique Fernand Alby.

Il est donc tentant de tirer sur la corde au maximum. Et si l’on tire trop, la bête se retrouve coincée là-haut pour quelques centaines d’années. Le retour « naturel », sous l’effet de l’attraction terrestre, d’un satellite Spot est estimé à environ deux siècles ! Pour réduire les frais, certains opérateurs choisissent de parquer leurs satellites hors service sur des « orbites cimetières », moins coûteuses à atteindre que l’atmosphère. Mais ce n’est que reculer pour mieux sauter : les satellites en orbite basse finissent par redescendre. De fait, cette pratique n’est vraiment admise que pour les engins géostationnaires, « accrochés », eux, à 36 000 km d’altitude. D’une pichenette, on les envoie 300 km plus haut, là où l’espace ne sert à rien. Et on n’en entend plus parler pour un bon bout de temps, l’attraction terrestre étant très faible dans cette lointaine périphérie.

Le coup de la panne. Finalement, on a au moins une bonne raison de se féliciter de la fin prématurée d’Iridium : ils n’auront pas le temps de nous faire le coup de la panne.


Globalstar relève le gant
L’opérateur se lance avec des prétentions plus modestes.
Par CATHERINE MAUSSION

Seul en lice aujourd’hui sur le créneau du téléphone mobile satellitaire, Globalstar semble plutôt marri de la faillite d’Iridium. « Il était en train d’ouvrir le marché. » Maintenant, tout est à refaire. Et il ajoute : « Ce n’est jamais bon de voir un concurrent couler. » Voire deux concurrents puisqu’Ico, l’autre challenger, est depuis plusieurs mois en très mauvaise posture. Même si Ico se rétablit, Globalstar devrait être le seul opérateur à proposer du téléphone sans couture. Et l’opérateur n’a pas l’intention de changer un iota à sa stratégie.

Autre cible. Depuis le début, Globalstar clame sa différence. Alors qu’Iridum visait le globe-trotter plutôt fortuné, Globalstar cible les professionnels déjà abonnés au téléphone mobile mais qui ne supportent pas les trous de couverture du réseau. Le vétérinaire de la Nièvre, le médecin de campagne des Pyrénées ou encore les pompiers d’Auvergne sont dans la ligne de mire. Tout comme les pêcheurs ou plaisanciers puisque l’une des options couvre les 200 premiers miles nautiques.

Pour la commercialisation, l’opérateur a choisi d’impliquer les opérateurs mobiles traditionnels. Ce sont les meilleurs propagandistes. En Europe, la société Tesam, chargée de la prospection, couvre neuf pays. Pour l’heure, le service n’est ouvert qu’en France. Mais Nadia Mordelet, directeur de la division Tesam pour l’Europe, explique qu’« on va démarrer très vite sur le Portugal, l’Espagne, la Belgique, et - c’est signé depuis mardi - le Maroc. » Depuis le 28 février, date d’ouverture du service Globalstar en France, Itinéris propose à des publics soigneusement ciblés l’extension satellite. SFR est sur le point de lui emboîter le pas. La facturation est plus douce que chez Iridium. Les prix prohibitifs pratiqués par le consortium américain auraient rebuté, dit-on, nombre de clients. Le combiné -un seul modèle pour l’heure - est vendu 6 490 F HT, et la minute via le détour par l’espace, est facturée 12,92 F TTC sur la France et 14,01 F vers l’Europe, l’Amérique du Nord ou le Canada.

A bras ouverts. S’il est encore trop tôt pour s’avancer, Tesam reste confiant sur l’objectif annoncé : 20 000 à 30 000 clients d’ici la fin de l’année. Le désastre d’Iridium pourrait même donner un coup de pouce à Globalstar. A côté de son offre complémentaire au service national de l’opérateur mobile, Tesam commercialise aussi la couverture mondiale toute seule, à l’instar d’Iridium. Les clients débranchés par Iridum seront, on s’en doute, accueillis à bras ouverts chez Tesam.


Cinq milliards de dollars dans les étoiles
Retour sur le plus gros gâchis de l’histoire industrielle.

Par PASCAL RICHÉ
Ah, elle doit se sentir fière, Karen Bertiger ! Elle va pouvoir figurer dans le Guinness Book des records, pour le sarcasme le plus coûteux du monde : 5 milliards de dollars, soit 42 milliards de francs, partis en fumée. Presque la cagnotte Jospin.

C’est en effet une pique contre son mari qui est à l’origine du projet Iridium. En 1985, en vacances sur une plage des Bahamas, elle tente de passer un coup de fil de son téléphone portable, objet encore rare. En vain : on est bien loin de la zone de couverture du réseau. Karen se moque de son mari, Bary, qui est l’un des dirigeants de Motorola, grand groupe américain d’électronique et de téléphonie. Vexé, Bary réfléchit au problème : peut-on trouver un système qui permettrait de téléphoner de n’importe quel point du globe, y compris du milieu du Pacifique ou du désert de Gobi ? Il se dit que le seul moyen d’y parvenir est de mettre en place un relais de satellites. De retour au boulot, à Phoenix, Arizona, il en parle. Avec deux ingénieurs, Ray Leopold et Ken Peterson, il travaille l’idée. Deux ans plus tard, les trois hommes proposent à Motorola leur concept : une constellation de 77 satellites en orbite basse (780 kilomètres). D’où le nom d’Iridium, 77e élément de la table de Mendeleïev (1).

Folles promesses. En 1990, Motorola présente son projet au monde, lors d’une conférence simultanée à Pékin, Londres, Melbourne et New York. Pour 3 dollars la minute, promet-il, il sera bientôt possible de téléphoner de partout dans le monde. Le projet apparaît alors comme complètement fou. Pour qu’il soit rentable, il faut compter sur 700 000 abonnés. Personne n’y croit trop.

Motorola crée une nouvelle société, Iridium, qui va réussir à lever, année après année, énormément de capitaux. Pour limiter les risques et les frais, le groupe s’organise comme une constellation de sociétés. Par exemple, en Asie, c’est la Nippon IridiumCorporation qui est responsable du projet, et ses actionnaires sont presque tous japonais.

Motorola reste le premier actionnaire d’Iridium LCC (aux côtés d’une kyrielle de groupes du monde entier, Russie et Chine comprises), mais aussi son premier fournisseur. Il fournit les satellites et les gateways, c’est-à-dire les portes d’entrée terrestres du système.

Staiano « le stakhano ». En 1996, Edward Staiano, alors âgé de 60 ans, surnommé « Fast Eddie » chez Motorola d’où il vient, prend les rênes d’Iridium. Pour tenir les délais, il fait travailler à la schlague les centaines d’ingénieurs et de commerciaux. Il est capable de sanctionner publiquement ceux qui faillissent. Les vacances sont souvent supprimées. Lui-même se lève à 6 heures et demie et travaille sept jours sur sept. Staiano le stakhano est « sans pitié », admettent ses plus proches collaborateurs. Beaucoup râlent. Mais, fascinés par le projet, ils suivent.

Le 5 mai 1997, une fusée Delta II décolle de la base de Vandenberg et dépose le premier satellite dans les cieux de Californie. Dans les mois qui suivent, 65 autres engins le rejoindront, empruntant des fusées américaines, russes ou chinoises. Mais le projet s’avère plus coûteux que les 4 milliards de dollars prévus initialement. La société peine à lever des fonds, et les conditions que lui accordent ses créanciers augmentent. Trop risqué, estiment les banques. D’autant que le scénario sur lequel Iridium a été imaginé déraille. De plus en plus de villes, même dans le tiers monde, s’équipent de réseaux classiques de téléphones mobiles, de type GSM. Un cadre qui voyage peut être joint dans toutes les capitales. Iridium ne devient intéressant que pour les aventuriers ou les militaires. Pour trouver des fonds, il faut s’adresser à ceux qui aiment le risque : les boursiers. Introduit sur le Nasdaq, le marché américain des nouvelles technologies, Iridium peut continuer à avancer. Le cours passe de 22 à 70 dollars, avant de s’effondrer au début de l’année 1998. Au moment du lancement commercial, l’action ne vaut plus que 10 dollars. Rien n’est prêt, mais Staiano veut coûte que coûte maintenir la date de lancement. Erreur.

Septembre 1998, la campagne de 180 millions de dollars (ce qui fait cher l’abonné !) est lancée. Slogan : « Anytime, anywhere. » Le vice-président américain Al Gore donne le premier coup de fil. Mais pour des raisons techniques, le lancement est retardé de cinq semaines. Et c’est un flop brutal, presque immédiat. Le combiné, qui pèse 500 grammes et coûte 3 000 dollars, est peu attirant. Les problèmes s’accumulent. Les vendeurs ne sont pas formés ; les fournisseurs de combinés (Motorola et le japonais Kyocera) tardent à livrer leur matériel aux revendeurs. Un certain nombre d’usagers découvrent que le téléphone ne peut être utilisé dans tous les pays, pour des questions de licences d’exploitation qui n’ont pas été accordées. Commentaire d’un concurrent : « Les clients potentiels d’Iridium, une clientèle haut de gamme, très exigeante, n’ont pas pardonné ce lancement trop amateur. »

La chute d’Icare. Depuis, c’est l’histoire d’une chute. Les prêts bancaires sont de plus en plus difficiles à obtenir. Ils sont liés au nombre d’abonnés, et Iridium et Motorola sont donc prêts à tout pour grossir la clientèle, qui stagne autour de 20 000. Le prix des combinés diminue de moitié. Iridium tente par ailleurs de redresser son image. Il prête des téléphones aux réfugiés du Kosovo, une sorte de « campagne humanitaire de pub ». Mais son destin est scellé. Après le directeur financier et le directeur du marketing, c’est finalement Staiano qui est mis à la porte, en avril 1999. Un des ténors du groupe, un de ceux qui osaient critiquer la précipitation de « Fast Eddie », le remplace : l’Australien John Richardson, patron d’Iridium Africa Corporation, sait que son travail sera celui d’un ambulancier. En août, Iridium fait faillite et son sort est confié à la justice américaine. Une nouvelle claque pour Motorola, qui enchaîne depuis 1996 les échecs commerciaux (recul des ventes des semi-conducteurs) et les erreurs technologiques (retard sur la téléphonie mobile numérique). Le brouillard qui entoure le nombre des abonnés est de plus en plus opaque : sont-ils 20 000 ou 50 000 ? Les repreneurs potentiels se défilent les uns après les autres. Le plus intéressé, le milliardaire Craig McCaw, après des mois de négociations, annonce début mars qu’il renonce. Vendredi, le tribunal des faillites a prononcé la liquidation du groupe.

(1) Quelques années plus tard, on se rendra compte qu’il n’y aura besoin que de 66 satellites ; Iridium sonnant mieux que « dysprosium » (le 66e élément), le nom initial sera conservé...


Fric et flops
Par F.P.

La faillite d’Iridium est sans équivalent dans l’histoire industrielle des deux derniers siècles : la perte pure et simple de 5 milliards de dollars (42 milliards de francs) ne s’était encore jamais vue au terme d’un délai aussi bref. Par son ampleur, seul le fameux scandale de Panama, qui a englouti près d’1,2 milliard de francs de l’époque, peut se comparer à Iridium. A cela prêt que les satellites lancés seront détruits. Le canal, lui, n’a jamais été rebouché...

L’affaire commence en 1880 : Ferdinand de Lesseps lance la Compagnie universelle du Canal interocéanique pour financer les travaux. Sept ans plus tard, nouvel appel de fonds qui nécessite le feu vert de la Chambre des députés : la corruption bat son plein pour obtenir le vote des intéressés. Le scandale éclate. En 1889, la liquidation de la Compagnie laisse un million de petits actionnaires sur le carreau. Le canal sera construit par les Américains. Situation qu’offrira presque Eurotunnel un siècle plus tard : des millions de petits actionnaires ont souscrit à des augmentations de capital mais la facture du tunnel s’envole au-delà de 100 milliards de francs et l’action se traîne depuis en Bourse à la grande fureur d’associations de petits porteurs. Comparable dans sa brutalité et sa soudaineté à l’affaire Iridium, le scandale de la banque Barings en 1995, n’aura finalement coûté « que » 8,5 milliards de francs. Les acrobaties financières de Nick Leeson, son trader vedette à Singapour, ont carrément mis la banque de la Reine en faillite avant qu’elle soit reprise par le néerlandais ING pour le franc symbolique. Le ratage monumental des satellites Iridium offre aussi quelques points communs avec des échecs moindres à ranger sous la même rubrique « erreur de marketing » : un bon produit en apparence mais pas de clients. Dans ce style, le lancement raté de la Renault 14 en 1977, le retrait rapide des parfums Bic en 1991 ou celui du téléphone Bibop en 1998, sont restés des cas d’école.

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