Sur la licéité d’une obligation vaccinale anti-Covid
Article par Philippe Ségur
Professeur de droit public à l’Université de Perpignan Via Domitia
Quatre vaccins anti-covid sont aujourd’hui autorisés en France : le vaccin Moderna, le vaccin Pfizer & BioNTech (nom de marque : Comirnaty), le vaccin Astrazeneca (nom de marque : Vaxzevria) et le vaccin Johnson & Johnson (nom de marque : Janssen). La vaccination – technique médicale consistant à inoculer une substance capable de procurer une immunité contre une maladie infectieuse – est la réponse prioritairement choisie par les pouvoirs publics français en réponse à la pandémie de covid-19. Devant les résistances d’une partie de la population, la question de savoir s’il ne faudrait pas la rendre obligatoire pour les soignants, voire pour tous les Français, a fait son entrée dans le débat public[1].
De manière générale, l’obligation vaccinale trouve son fondement dans plusieurs textes internationaux et nationaux. Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 prévoit qu’afin de garantir le droit à la santé individuel, les États devront prendre les mesures nécessaires pour assurer « la prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques » (art. 12). En France, c’est le ministre chargé de la santé qui élabore la politique de vaccination et la loi qui détermine quels vaccins sont obligatoires. Onze d’entre eux le sont aujourd’hui pour les enfants (art. L3111-2 CSP)[2]. Les professionnels de santé et thanatopracteurs sont également assujettis à certaines obligations vaccinales de même que les voyageurs qui souhaitent se rendre en Guyane. Il est, par ailleurs, admis que « lorsqu’un petit nombre de décès survient dans le cadre d’un programme de vaccination dont le seul but est de protéger la santé de la société en éliminant les maladies infectieuses », cela ne constitue pas une atteinte au droit à la vie protégé par la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950[3]. Les bénéfices de la vaccination, en effet, ne sont plus à démontrer : elle a permis l’éradication de la variole, une diminution de 99% des cas de poliomyélite entre 1988 et 2016, une réduction considérable des cas de tétanos, rougeole, diphtérie, coqueluche, etc[4]. À l’inverse, la recrudescence de certaines maladies infectieuses létales est liée à la diminution de la couverture vaccinale, ce qui peut justifier de rendre les vaccins obligatoires[5].
Dans une affaire récente, la Cour européenne des droits de l’homme a paru donner des gages aux États désireux d’imposer cette obligation en matière de lutte contre la covid-19. Dans l’arrêt Vavřička du 8 avril 2021, elle a considéré que si la vaccination obligatoire des enfants était une ingérence dans la vie privée, celle-ci était nécessaire dans une société démocratique au nom de la solidarité sociale[6]. Ce jugement, assorti du fait que le gouvernement français était intervenu dans la procédure, a été interprété comme un argument supplémentaire en faveur de l’obligation. Cela d’autant plus que le Conseil constitutionnel avait déjà refusé en 2015 de déclarer contraire à la Constitution l’obligation de vaccination infantile contre la poliomyélite, la diphtérie et le tétanos[7].
La crise sanitaire née de la pandémie de covid-19 pourrait donc justifier de rendre la vaccination obligatoire par voie législative pour un motif de santé publique. Le caractère exceptionnel des circonstances ne doit cependant pas faire oublier celui du moyen médical employé pour la faire cesser, à savoir le caractère inédit des procédés vaccinaux utilisés. Ainsi l’autorisation de mise sur le marché qui a été donnée aux fabricants en procédure accélérée par l’Agence européenne des médicaments (EMA) est conditionnelle. Selon l’EMA, ce type d’autorisation est délivrée « sur la base de données moins complètes que ce qui est normalement requis » et suppose que le fabricant s’engage à « fournir des données cliniques complètes à l’avenir ». Les rapports européens publics d’évaluation (EPAR) rendus au sein de l’Agence européenne des médicaments pour Pfizer[8] et Moderna[9] indiquent que les laboratoires pharmaceutiques doivent encore « fournir les résultats de l’essai principal, qui se poursuit pendant deux ans ». L’autorisation de mise sur le marché a été octroyée à Pfizer le 21 décembre 2020 jusqu’en décembre 2022. Le « rapport final de l’étude clinique » sera remis en décembre 2023. Pour Moderna, l’autorisation a été donnée le 6 janvier 2021 jusqu’en janvier 2023. Le « rapport final de l’étude clinique » sera remis en décembre 2022. Le fait qu’il s’agisse d’une vaccination en phase expérimentale ne saurait donc faire de doute.
Pour les deux autres vaccins, l’autorisation de mise sur le marché est également conditionnelle. Le vaccin AstraZeneca a été autorisé le 29 janvier 2021 et le vaccin Johnson & Johnson le 11 mars 2021. Les sociétés qui les commercialisent devront continuer de « de fournir les résultats des essais cliniques, qui sont en cours », comme l’indiquent les rapports d’évaluation du premier et du second[10]. Pour AstraZeneca, les « rapports d’étude cliniques finaux » sont attendus le 31 mai 2022[11]. Ceux du vaccin Johnson & Johnson sont attendus le 31 décembre 2023[12]. La formule « essai clinique » utilisée par l’Agence européenne est sans équivoque. Cette notion est définie par la directive 2001/20/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 avril 2001[13]. Selon ce texte, un essai clinique est une « investigation menée chez l’homme, afin de déterminer ou de confirmer les effets cliniques, pharmacologiques et/ou les autres effets pharmacodynamiques d’un ou de plusieurs médicaments expérimentaux (…) dans le but de s’assurer de leur innocuité et/ou efficacité ». On notera, par exemple, qu’en dehors même des incertitudes relatives à leur technique spécifique – ARNm ou ADN recombiné[14] –, « aucune étude de cancérogénicité n’a été réalisée » pour le vaccin Moderna et « aucune étude de génotoxicité ou de cancérogénicité n’a été réalisée » pour les vaccins Pfizer, AstraZeneca et Johnson & Johnson.
L’ensemble de ces informations suffisent à convaincre que la pandémie de covid-19 a conduit les autorités sanitaires à autoriser une expérimentation vaccinale à grande échelle inédite dans l’histoire de la médecine. En période d’urgence, rien ne paraît juridiquement s’y opposer tant sur le plan de la santé individuelle afin de protéger les personnes vulnérables que sur le plan de la santé publique pour éviter la saturation des structures hospitalières. En revanche, le caractère expérimental de la vaccination invite le juriste à en recontextualiser l’usage, car en cette matière, le droit interne comme le droit international ont historiquement construit la notion de consentement du sujet comme garde-fou pour empêcher toute dérive (I). Dès lors, ce principe du consentement semble suffisamment bien établi pour constituer un obstacle à l’obligation vaccinale aussi longtemps que les phases de tests cliniques ne seront pas terminées (II).
.
I- LE LIBRE CONSENTEMENT,UN FREIN À L’EXPÉRIMENTATION MÉDICALE
.
A- Le conflit historique entre l’éthique et l’expérimentation médicale
.
À partir du XVIe siècle, les progrès de la médecine ont incité aux expérimentations[15]. C’est d’ailleurs l’une d’elles qui a permis l’invention du vaccin. En 1796, le docteur Edward Jenner inocule à un enfant de huit ans du pus prélevé sur une trayeuse de vaches atteinte d’une maladie infectieuse des bovidés, la vaccine. En l’exposant ensuite à un malade contagieux, il démontre que l’injection a immunisé l’enfant contre la variole. La foi dans le progrès et l’exaltation des découvertes scientifiques incitent alors à expérimenter sur les « corps vils », jugés de peu de valeur : les détenus, les internés, les esclaves, les indigènes, les prostituées. Au XVIIIe siècle, des médecins se livrent à des expériences sur des esclaves noirs dans les colonies européennes des Antilles et d’Amérique du Nord[16]. L’inoculation préventive de maladies comme la petite vérole est utilisée sur des populations entières afin de tenter l’immunisation dans un contexte d’expérimentation de masse
Au XIXe siècle, les expériences se multiplient. Certains médecins témoignent d’une haute conscience éthique. C’est le cas, en 1833, d’un chirurgien militaire américain, William Beaumont, qui mène des expériences sur un patient atteint d’une fistule à l’estomac, mais seulement après avoir sollicité son accord et l’avoir engagé à cette fin[17]. En 1856, Claude Bernard, en posant les principes de la méthode expérimentale, recommande de « ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque »[18]. Cependant le 15 décembre 1859, le tribunal correctionnel de Lyon condamne pour blessures volontaires deux médecins hospitaliers qui ont volontairement inoculé la syphilis à un garçonnet de dix ans venu consulter pour une teigne[19]. En 1884, Louis Pasteur lui-même écrit à l’empereur du Brésil pour lui demander l’autorisation de contaminer des condamnés à mort avec le choléra afin d’essayer sur eux des traitements[20]. Les exigences de l’expérimentation sont donc loin d’être d’emblée synonymes d’éthique. En 1892, en Allemagne, un médecin directeur de clinique est condamné pour avoir injecté la syphilis à des prostituées et à des mineurs à leur insu. À la suite de cette affaire, les services de santé allemands adoptent le 29 décembre 1900 une instruction aux directeurs de cliniques, polycliniques et établissements hospitaliers qui leur impose en matière d’expérimentation « le consentement clair » de la personne concernée[21].
C’est un médecin français, Pierre-Charles Bongrand, qui émet le premier l’idée moderne selon laquelle le sujet humain – et non le médecin – est au centre du dispositif expérimental. En 1905, dans sa thèse pour le doctorat en médecine, il constate que, tout en étant indispensables au progrès médical, les expériences sur l’être humain sont immorales, car elles sacrifient l’individu à la collectivité. C’est pourquoi il propose d’instaurer entre l’expérimentateur et le sujet un accord fondé sur le « consentement préalable »[22]. Cette conception ne se traduira pas immédiatement dans le droit[23]. Le principe du consentement éclairé du patient sera d’abord consacré pour la seule relation thérapeutique par la Cour de Cassation le 28 janvier 1942[24]. Quant à la recherche médicale, on continuera de présupposer qu’elle est humaniste du seul fait qu’elle vise à l’amélioration du sort de la collectivité. « Le labeur des hommes de génie, même orienté dans une direction erronée, finit presque toujours par tourner au plein avantage de l’humanité », écrivait ainsi Mary Shelley dans Frankenstein en 1818.
Le XXe siècle a pourtant largement démenti le présupposé des finalités humanistes de toute recherche médicale. Ainsi l’Unité 731, créé par le Japon impérial en 1932 aurait fait périr plus de dix mille prisonniers servant de cobayes humains en laboratoire[25]. En août 1944, le médecin en chef de l’armée japonaise, Nakamura Hirosato, a provoqué la mort de neuf cents Indonésiens après avoir ordonné l’injection expérimentale d’un vaccin contenant de la toxine tétanique chimiquement modifiée[26]. En Allemagne, ni le serment d’Hippocrate, ni les directives du gouvernement sur les thérapeutiques nouvelles et l’expérimentation scientifique du 28 février 1931 qui prévoyait que l’expérimentation était interdite « dans tous les cas où le consentement fait défaut » n’auront été suffisants pour empêcher les dérives médicales les plus tragiques. Le IIIe Reich a procédé à des expériences à vaste échelle sur des juifs déportés. À Auschwitz, à Buchenwald, à Dachau, à Natzwzeiler, les médecins nazis ont utilisé des cobayes humains auxquels ont été inoculés des pathogènes tels que le typhus, la fièvre jaune, la variole, la typhoïde, le choléra et la diphtérie afin de chercher des vaccins ou de mettre au point des traitements permettant l’immunité[27].
.
B- La consécration du consentement éclairé après 1947
.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, vingt médecins et trois fonctionnaires nazis seront accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité et jugés à Nuremberg du 9 décembre 1946 au 20 août 1947. Le jugement du Tribunal militaire américain des 19 et 20 août 1947[28] établit une liste des dix critères retenus pour apprécier les expérimentations reprochées aux accusés et connus aujourd’hui sous le nom de « Code de Nuremberg »[29]. Parmi eux, se trouve le principe du consentement éclairé du sujet. Pour leur défense, les accusés prétendaient qu’en temps de guerre, le serment d’Hippocrate ne tenait plus et que l’État pouvait décider de faire primer l’intérêt de la science sur celui de l’individu pour le bénéfice de la Nation. En réponse à cet argument, les juges de Nuremberg définirent des principes qui ne devaient pas dépendre d’une consécration juridique déterminée – c’est-à-dire du droit de tel ou tel État – mais d’une éthique médicale universelle et même du droit international[30]. C’est pourquoi le Pacte international sur les droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale des Nations-Unies le 16 décembre 1966, prévoit à son tour qu’« il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique » (art. 7).
En raison de leur atrocité, les crimes des médecins nazis ont laissé croire qu’il s’agissait d’un accident monstrueux de l’Histoire, faisant ainsi oublier ce qu’Hannah Arendt appelle « la banalité du mal ». Or, tout au long du XXe siècle, d’autres drames ont résulté d’expérimentations médicales sans l’accord des personnes[31]. L’histoire des États-Unis où elles sont bien documentées est édifiante : alimentation d’enfants retardés avec des céréales radioactives par des chercheurs du MIT à la Fernald State School (Massachusetts) dans les années 1940 et 1950[32], faux traitements administrés à des Noirs atteints de syphilis par le Service de santé publique de Tuskegee (Alabama) de 1932 à 1972[33], contamination d’enfants handicapés mentaux à l’hépatite par deux médecins universitaires à la Wilowbrook State School de New York de 1956 à 1972[34], essai sur 20 000 Américains du thalidomide – un sédatif responsable de graves malformations fœtales – sur simple prescription par des généralistes à la fin des années 1950 et jusqu’en 1961[35], injection de cellules cancéreuses à des malades âgés et indigents au Jewish Chronicle Disease Hospital de Brooklyn en 1963[36], etc.
Ces exemples attestent que pour certains, la fin peut toujours justifier les moyens. C’est pourquoi l’Association médicale mondiale, une organisation non gouvernementale de médecins créée en 1947, a jugé bon d’adopter en juin 1964 la déclaration d’Helsinki. Il s’agit du premier texte international postérieur à Nuremberg qui revient sur les questions d’éthique dans l’expérimentation. Ce texte affirme que « la participation de personnes capables à une recherche médicale doit être un acte volontaire » (art. 25). En France, les principes du Code de Nuremberg inspirent largement les garanties apportées par le droit. Ils ont été repris par le Comité consultatif national d’éthique dans un avis rendu en 1984[37] et par le rapport du Conseil d’État sur les sciences de la vie, l’éthique et le droit en 1988[38]. C’est toutefois la loi du 20 décembre 1988, dite loi Huriet-Sérusclat, qui a prévu pour la première fois une permission spécifique pour les essais médicaux sur des volontaires en bonne santé – jusqu’alors interdits – tout en tout en rappelant la nécessité d’un « consentement libre, éclairé et exprès »[39]. rappelant la nécessité d’un « consentement libre, éclairé et exprès »[39].
.
II- LE LIBRE CONSENTEMENT,UN OBSTACLE À L’OBLIGATION VACCINALE
.
A- L’encadrement juridique des expérimentations
.
Les recherches médicales, y compris quand elles comportent une finalité thérapeutique, sont aujourd’hui régies par la loi du 5 mars 2012, dite loi Jardé[40]. Selon le Code de la santé publique, aucune recherche interventionnelle impliquant la personne humaine ne peut être pratiquée « sans son consentement libre et éclairé recueilli par écrit, après que lui a été délivrée l’information prévue » (article 1122-1-1). Les recherches interventionnelles sont celles « qui comportent une intervention sur la personne non justifiée par sa prise en charge habituelle » (article 1121-1), c’est-à-dire une intervention non dénuée de risque pour les personnes qui y participent. En font partie les recherches sur les médicaments, mais aussi les thérapies cellulaires ou les thérapies géniques comme le rappelle l’INSERM. Par leur nature comme par leur méthodologie expérimentale, les quatre vaccins anti-covid semblent entrer dans cette catégorie. Quant à l’information préalable, elle doit inclure notamment « les risques prévisibles » et « les éventuelles alternatives médicales » (article 1122-1).
Ces recherches interventionnelles supposent un avis favorable d’un organisme régional, le Comité pour la Protection des Personnes (CPP), qui dépend de l’Agence Régionale de Santé (ARS), suivi d’une autorisation par l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM). En principe, le fait de ne pas avoir recueilli ce consentement est puni de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende par le Code pénal (art. 223-8). Néanmoins, la question du vaccin anti-covid a entraîné le dessaisissement des autorités sanitaires françaises au profit de l’Agence européenne des médicaments (EMA) sur le fondement du Règlement (CE) n° 726/2004 du 31 mars 2004. En ce qui concerne les « médicaments à usage humain contenant une nouvelle substance active », notamment pour le traitement des maladies virales, ce règlement prévoit, en effet, une procédure centralisée d’autorisation au niveau européen. En d’autres termes, ces médicaments doivent recevoir une autorisation de l’Agence européenne des médicaments (EMA) valable pour tous les États membres de l’Union européenne. Ce dessaisissement fait alors obstacle à une éventuelle action devant le juge français pour non-respect de la procédure d’avis et d’autorisation en droit interne, puisque sous la pression des circonstances, celle-ci s’est vu substituer une procédure européenne. En revanche, il ne dispense en rien de l’obligation d’obtenir l’accord des personnes.
Au sein du Conseil de l’Europe, la Recommandation n°R(90)3 du Comité des Ministres concernant la recherche médicale sur l’être humain, adoptée le 6 février 1990, énonce un certain nombre de principes. Selon le troisième, « aucune recherche médicale ne peut être effectuée sans le consentement éclairé, libre, exprès et spécifique de la personne qui s’y prête » et, selon le treizième, « les personnes susceptibles de faire l’objet de recherches médicales ne doivent pas être incitées à s’y soumettre d’une manière qui compromette leur libre consentement ». Ce texte, s’il vaut engagement politique et éthique, n’a cependant pas de valeur juridique obligatoire. En revanche, le règlement (CE) du 31 mars 2004 prévoit d’une manière contraignante au sein de l’Union européenne le respect de certaines exigences éthiques lors de la conduite d’essais cliniques de médicaments autorisés au niveau européen (point 16). Ces exigences sont prévues par la directive 2001/20/CE du 4 avril 2001 qui se réfère explicitement à la déclaration d’Helsinki et qui prévoit elle aussi le consentement éclairé (art. 3). Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de juger en 2002 que l’imposition d’un traitement sans le consentement du patient est « une atteinte à l’intégrité physique de l’intéressé »[41] et que « les vaccinations obligatoires en tant que traitements médicaux non volontaires constituent une ingérence dans le droit au respect de la vie privée »[42].
Une question demeure : ce principe s’applique-t-il lorsque l’expérimentation consiste en un vaccin ? La réponse est positive, car la directive du 4 avril 2001 vise les médicaments tels qu’ils sont définis par un autre texte, la directive 65/65/CEE du 26 janvier 1965. Selon celle-ci, un médicament est « toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales. Toute substance ou composition pouvant être administrée à l’homme ou à l’animal en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier des fonctions organiques chez l’homme ou l’animal est également considérée comme médicament » (art. 1er). Les vaccins anti-covid répondent sans conteste à cette définition. Dans la mesure où ils sont encore en phase expérimentale, ils sont soumis aux principes éthiques imposés par le règlement de 2004. La règle du consentement libre et éclairé à une expérimentation est donc bien établie en droit français comme en droit de l’Union européenne.
.
B- Inviolabilité du corps humain et dignité de la personne
.
Si l’arrêt Vavřička rendu par la Cour européenne le 8 avril 2021 ne fait pas obstacle à l’obligation vaccinale anti-covid, il ne la rend pas pour autant plausible ni juridiquement acceptable. Dans cette affaire, il s’agissait de vaccins longuement éprouvés qui ne suscitent plus que des contestations marginales chez les adversaires radicaux de toute vaccination. Il en va tout autrement des vaccins anti-covid. Ceux-ci se trouvant, de l’aveu même de l’Agence européenne des médicaments, en phase d’essais cliniques, il paraît difficile de les imposer compte tenu des garanties juridiques existantes. Une obligation vaccinale dans un contexte d’expérimentation risquerait fort de se heurter à la sanction du juge, ce d’autant plus que le droit français est fondé sur le principe de l’inviolabilité du corps humain. Cette prohibition s’exprime dans l’adage Noli me tangere, « ne me touche pas », repris de la parole du Christ ressuscité à Marie Madeleine[43] et traduisant le caractère sacré du corps. Si ce principe d’inviolabilité n’a pas reçu de consécration constitutionnelle, il traverse toutefois tout notre système juridique et est couvert par la « sauvegarde de la dignité de la personne », notion plus large que le Conseil constitutionnel a élevé au rang de principe constitutionnel dans sa décision du 27 juillet 1994 à propos de la loi relative au respect du corps humain[44].
Il est commun de dire que l’expérimentation médicale profite à l’espèce humaine tout entière bien qu’elle puisse s’exercer au détriment éventuel de celui qui s’expose à ses risques. Autrement dit, le bénéfice attendu par le plus grand nombre vaudrait bien le danger encouru par quelques-uns. Cependant l’expérimentation médicale sur l’être humain ne peut pas se réduire à une équation qui la rendrait aussi évidente qu’un calcul avantages/inconvénients. En effet, un tel raisonnement postule sa finalité désintéressée en faisant l’économie de ses déterminants économiques, politiques et sociaux. Dans l’affaire Vavřička, le juge Wojtyczek a observé dans une opinion dissidente publiée à la suite de l’arrêt « qu’il n’a été soumis à la Cour aucun élément propre à montrer que les États ayant mis en place l’obligation vaccinale obtiennent de meilleurs résultats en matière de santé publique que les États qui n’ont pas instauré cette obligation ». La remarque est cruciale et lourde d’implications.
Il faut se garder, en effet, d’une vision idéalisée de la rationalité scientifique qui conduirait à faire abstraction des enjeux de pouvoir, des intérêts financiers et des stratégies institutionnelles qui la conditionnent. La recherche médicale possède sa propre logique de déploiement qui n’est pas nécessairement humaniste et qui peut être assujettie à la quête du profit comme l’a rappelé encore récemment l’affaire du Médiator[45]. C’est un fait, par ailleurs, que la rationalité pure échappe à toute norme morale et menace de se retourner contre elle-même comme l’a montré Max Horkheimer[46]. Un marqueur de la civilisation peut alors se transformer en « progrès régressif » selon la formule de Theodor Adorno[47].
Si l’idée de neutralité scientifique est un leurre[48], le seul usage du terme « éthique » dans les textes juridiques ne suffit pas à en garantir l’innocuité. Même lorsque les recherches sont strictement encadrées par le droit, le principe du libre consentement paraît souvent fragile dans le rapport asymétrique qui lie l’autorité médicale au sujet. On voit mal, du reste, comment le consentement pourrait être tout à fait « éclairé » en présence d’un risque inconnu et d’une technique vaccinale complexe. Comme le rappelait Yannick Bardie en 2016, un essai clinique est par nature « un exercice très dangereux et non éthique »[49]. Compte tenu des nombreuses incertitudes qui pèseront jusqu’à la fin des essais sur les vaccins anti-covid, s’il est légitime de laisser aux volontaires, en particulier aux personnes vulnérables, la possibilité de les recevoir en toute connaissance de cause, il paraîtrait contraire au droit en vigueur et aux principes qui fondent notre système libéral de vouloir les imposer à tous les citoyens.