La lecture de ce discours en pleine crise du Covid-19, deux ans et demi après qu’il fut prononcé par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lors d’une réunion publique organisée à Pékin par les autorités chinoises1, est à la fois utile et troublante.
Utile car elle rappelle trois formes d’activisme de la diplomatie chinoise depuis l’arrivée à la Présidence de Xi Jinping en 2013 :
1. le renforcement de la participation de la Chine au sein des organisations multilatérales, motivé par une forte volonté politique de restructurer la gouvernance mondiale à son avantage. Cette restructuration se déploie par deux biais – outre le renforcement de sa participation dans les organisations existantes (en premier lieu celles du systèmes des nations unis, dont l’OMS), la Chine en crée en parallèle de nouvelles (telle que la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, lancée en 2014)
2. le lobbying actif auprès de l’Organisation mondiale de la santé et d’autres institutions du système onusien dans ce contexte, notamment pour…
3. …promouvoir les « Nouvelles Routes de la Soie » (« Belt & Road Initiative ») le projet phare de la Chine, dont le périmètre géographique et sectoriel n’a cessé de s’étendre depuis son lancement il y a sept ans.
Troublante car si tous les éléments sont là – l’identification de la menace pandémique, l’appel au développement de la recherche pour la prévenir, à la coopération politique pour y faire face –, ils apparaissent bien vains dans le contexte actuel. Non seulement le lobbying actif de la Chine ne semble pas avoir aidé l’OMS à prévenir la propagation du Covid-19 au niveau mondial, mais il semble même l’avoir dans un premier temps freiné : l’OMS a reconnu la possibilité que l’« épidémie » observée en Chine devienne une « pandémie » mondiale tardivement, le 24 février 2020, alors que les autorités chinoises étaient réticentes à ce que l’organisation emploie ce terme les semaines précédentes. Et le concept de « Route de la Soie de la santé », déjà promu activement par la diplomatie chinoise plusieurs années avant la crise, n’y a rien changé.
Vers une route de la soie sanitaire
Discours du Directeur général de l’OMS, Dr Tedros, au Forum pour la coopération sanitaire « Une ceinture, une route »
Beijing, République populaire de Chine
18 août 2017
Excellences, Madame le Vice-Premier Ministre Liu Yandong, Monsieur le Ministre Li Bin, Monsieur le Directeur exécutif Michel Sidibé, Mesdames et Messieurs,
C’est un grand plaisir d’être parmi vous aujourd’hui, auprès de hauts responsables de la République populaire de Chine et d’éminents collègues des pays de l’initiative « Une ceinture, une route ».
À noter ici : « Pays membres des Nouvelles Routes de la Soie » est une expression promue à l’origine par la communication officielle chinoise, et qui demeure ambigüe alors que le projet chinois dit des « Nouvelles Routes de la Soie » lui-même ne cesse d’évoluer (tout comme son nom d’ailleurs : il a depuis été rebaptisé « une ceinture, une route » en français, ou « Belt & Road Initiative » en anglais). Les autorités chinoises l’ont considéré volontairement comme flexible : elles déclaraient en 2017 qu’une soixantaine de pays pouvaient être concernés, principalement sur le continent eurasiatique. Deux ans plus tard, elles évoquaient plus de 130 pays concernés, sur tous les continents, bien au-delà du tracé historique des routes de la soie. Ce compte, tenu par les autorités chinoises, est toutefois difficile à suivre, car devenir « membre » des nouvelles routes de la soie n’est pas formalisé par des démarches aussi claires et explicites que devenir « membre » d’une institution internationale. L’idée générale de la diplomatie chinoise, selon l’expression employée par Xi Jinping ces deux dernières années, est d’« élargir le cercle d’amis de la Chine ».
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Comme vous le savez, le monde est confronté à la multiplication d’épidémies, de pandémies et de catastrophes toujours plus complexes. Non seulement ces événements sont devenus plus probables, mais ils pourraient aussi avoir une incidence plus profonde sur la santé humaine, le tissu social, la sécurité et l’économie.
En tant que communauté, les pays étant inextricablement liés, notre force ne peut dépasser celle du maillon le plus faible.
C’est pourquoi, une initiative mondiale qui met la santé au cœur du développement économique et social est assurément encourageante.
La proposition émise par le Président Xi d’une route de la soie sanitaire, qui renforce et renouvelle les liens anciens entre les cultures et les peuples en accordant une place centrale à la santé, est indubitablement visionnaire.
Reprise directe par le directeur général de l’OMS du concept officiel chinois de « Route de la Soie de la santé », qui ne date donc pas de la crise du Covid-19, même si les autorités chinoises réemploient ce terme avec plus de fréquences ces dernières semaines. Depuis son lancement à l’automne 2013, le label des « Nouvelles Routes de la Soie » est utilisé par le gouvernement chinois pour promouvoir ses priorités et intérêts dans un nombre très large de secteurs – la santé n’en est qu’un exemple d’une longue liste : il ne s’agit pas uniquement de projet d’infrastructures de transports (routes, ports, aéroports, chemins de fer, etc.), il est aussi question de « Nouvelle Route de la Soie » du e-commerce, du tourisme, des télécommunications… et d’autres secteurs considérés comme d’intérêt stratégique par Pékin. Tous les secteurs peuvent être potentiellement concernés à terme.
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Si nous voulons garantir la santé des milliards de personnes représentées ici, nous devons saisir les occasions offertes par l’initiative « Une ceinture, une route ».
Mais comment y parvenir ? Son Excellence [Liu Yandong] a déjà évoqué les principaux moyens qui pourraient être mis en œuvre.
D’abord, nous devons mettre en place des systèmes pour endiguer les flambées épidémiques et les crises dès le début, et empêcher qu’elles se transforment en épidémies.
Force est de constater l’échec dans le cas du Covid-19.
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L’OMS a proposé un partenariat stratégique avec la Chine pour cibler les pays situés le long de la « ceinture et de la route » ainsi que les pays d’Afrique.
Parmi eux figurent des pays en conflit ou sortant de conflits.
Nous nous engageons à renforcer les moyens de riposte pour les situations d’urgence et à fournir des services de santé essentiels aux pays en crise.
Deuxièmement, la santé est un droit fondamental de la personne humaine. Jamais personne ne devrait avoir à choisir entre se faire soigner et sombrer dans les difficultés financières ou la pauvreté.
Reprise directe, à nouveau, d’un élément de langage des autorités chinoises, qui avait publié en 2017 en livre blanc intitulé « Développement de la santé publique chinoise comme un élément essentiel des droits de l’homme ». Depuis plusieurs années, la Chine cherche à redéfinir la notion de « droits de l’homme » sur son territoire et dans les organisations internationales (au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, par exemple), notamment pour contrecarrer les critiques auxquelles elle fait face sur ce sujet.
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L’initiative « Une ceinture, une route » contient les éléments fondamentaux pour instaurer la couverture sanitaire universelle : infrastructures, accès aux médicaments, ressources humaines, ainsi qu’une plateforme pour échanger des données d’expérience et promouvoir les meilleures pratiques.
Troisièmement, les femmes, les enfants et les adolescents doivent être au centre de l’action en faveur de la santé mondiale et du développement. Les femmes et les enfants sont touchés de plein fouet par les situations d’urgence. Nous devons prendre des mesures concrètes pour les protéger et la couverture sanitaire universelle est la plus grande aide que nous pouvons apporter à ce groupe souvent vulnérable.
Tout cela apparaît très clairement dans vos documents sur l’initiative « Une ceinture, une route ».
Mesdames et Messieurs,
La Chine a beaucoup à nous apprendre sur toutes ces questions.
Reprise ici d’un argument traditionnel de la Chine, qui, depuis 2013, se positionne comme un « exemple » pour le monde, dans sa communication officielle comme dans certains de ses programmes. Par exemple, la diplomatie chinoise (aidée souvent par le Ministère du Commerce) a développé son offre de programmes de formation à destination de fonctionnaires des pays en développement : le contenu de ces programmes insistent de plus en plus sur le fait qu’il y a à apprendre de la Chine, de son système de gouvernance économique, politique, social, médical, etc.
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Ce pays est un chef de file mondial en matière de surveillance des maladies et de lutte contre les flambées, et c’est un des premiers pays à avoir réagi lors de la flambée d’Ebola.
La Chine a bâti un régime national d’assurance-maladie qui couvre plus de 95 % de sa population.
Ce chiffre officiel chinois aurait mérité d’être expliqué et nuancé. Il s’agit d’un système de couverture maladie basique qui est encore en cours de déploiement sur le territoire chinois, et qui ne couvre souvent qu’une partie minime de frais de santé – frais qui ont fortement augmenté au cours des vingt dernières années. Le système de santé chinois est encore à deux vitesses, de nombreux foyers économisent ou s’endettent pour soigner leurs proches dans les hôpitaux de qualité supérieure.
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Le pays possède également de solides moyens en matière de recherche-développement et a été l’un des premiers à atteindre l’objectif du Millénaire pour le développement relatif à la santé maternelle.
Nous devons nous appuyer sur cette expérience.
Nous allons bientôt adopter le document final de cet événement et entamer des discussions d’experts techniques pour garantir que nos paroles se traduisent en actes.
Les résultats visés qui sont présentés dans ce document sont totalement alignés, au plus haut niveau, sur la vision et les priorités de l’OMS.
Ils consistent d’abord à mettre en place des systèmes de santé résilients capables d’identifier les pandémies et les autres crises, de les endiguer et de les prévenir. Ils jettent les bases pour mettre en place les services de santé essentiels qui sont nécessaires pour instaurer la couverture sanitaire universelle. Et ils renforcent les mécanismes de coopération qui sont requis si nous voulons renforcer la sécurité sanitaire régionale et internationale.
De plus, ils incluent des mesures spécifiques concrètes qui permettront de concrétiser cette vision.
Par exemple, nous allons mettre en place des échanges de ressources humaines et lancer des réseaux de recherche sur les politiques et des alliances entre les hôpitaux qui formeront le tissu d’interactions essentiel pour nourrir notre coopération et notre aptitude à apprendre les uns des autres.
Il s’agit ici initialement d’une proposition de la diplomatie chinoise, qui encourage ces dernières années sous le label des Nouvelles Routes de la Soie, et selon ses priorités et intérêts, la création d’une multitude de « réseaux » et d’« alliances » : de laboratoires de recherche en sciences dures, en sciences sociale, de think tanks, de ports, de villes…
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Ces engagements et les autres que nous prenons ici aujourd’hui sont essentiels pour garantir des systèmes de santé solides et résistants.
Je m’engage à prendre ces mesures. L’OMS et la Chine se sont engagées à travailler ensemble sur ces priorités, sur la base du protocole d’accord signé et évoqué par Son Excellence.
Il s’agit également d’une proposition initiale de la diplomatie chinoise, qui incite depuis plusieurs années des pays mais aussi des organisations internationales à signer des « accord-cadres » (« Memorandum of Understanding », MOU) sur les Nouvelles Routes de la Soie.
In fine, ce discours est troublant tant le directeur général de l’OMS reprend à son compte, et à celui de l’organisation qu’il représente, les expressions officielles, concepts et mécanismes du gouvernement chinois : près d’une dizaine dans ce discours. Indéniablement, la diplomatie chinoise a été efficace dans ses actions de lobbying auprès de l’OMS, et cela au moins dès 2017.
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J’appelle les responsables de la santé des 60 pays réunis ici, et les partenaires de la santé publique, à bâtir cette route de la soie sanitaire, tous ensemble.
L’OMS sera à vos côtés.
Je vous remercie.
Xie xie.