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Macron : l’innovation de rupture

samedi 26 janvier 2019

« La révolution du numérique est celle des talents. Nous devons les attirer en Europe. Je souhaite qu’elle prenne la tête de cette révolution ». 2017
« Création d’une Agence européenne pour l’innovation de rupture pour mettre l’Europe en situation d’innovateur et non de suiveur. » Emmanuel Macron 26 sept.

« On ne va pas laisser les futurs SpaceX ou les producteurs de véhicules autonomes nous passer sous le nez. Il faut que nous puissions investir davantage dans les innovations de rupture, qui ne sont pas immédiatement rentables pour les entreprises » Bruno Le Maire janvier 2018
Lundi, « j’ai signé le transfert de 1,6 milliard d’euros issu des cessions d’actifs dans Engie et Renault dans ce fonds, a ajouté le ministre. J’ai également mis à disposition de celui-ci 8,4 milliards d’euros de titres EDF et Thales, qui restent propriété de l’Etat. Au total, ces 10 milliards d’euros constituent la dotation initiale du fonds. A terme, cette dotation reposera exclusivement sur les cessions d’actifs et sur des produits de privatisation. »

Dans le détail, l’Agence des participations de l’Etat (APE) a transféré du Compte d’affectation spéciale (CAS) 1,6 milliard sur les 3 milliards d’euros obtenus de la cession récente d’actions Renault et Engie vers le fonds hébergé par Bpifrance, sa filiale à 50 %. L’APE va également placer sous la responsabilité du nouveau fonds 13,30 % du capital d’EDF et 25,76 % du capital de Thales. L’Autorité des marchés financiers (AMF) doit encore donner son feu vert à l’opération.

Innovation de rupture : une question de méthode

Le gouvernement s’apprête à créer un « fond pour l’innovation de rupture » doté de 10 milliards d’euros. La collectivité nationale consacrerait ainsi des moyens financiers importants pour permettre l’exploration et l’émergence de nouvelles industries désirables. Toutefois, les travaux scientifiques les plus récents sur l’innovation génératrice de ruptures et de progrès collectifs montrent que celle-ci n’est pas seulement une affaire d’argent mais est aussi une affaire de méthodes.

Conception économique et management, les clés de la rupture

L’innovation de rupture n’est pas seulement une question de moyens, mais aussi de méthodes.

Afin de parvenir à des innovations de rupture, deux points sont important : développer un raisonnement de conception économique adapté à l’inconnu, et mettre en place un management favorisant de nouveaux types de collectifs. Ces conditions sine qua none ont été mises en évidence par deux types de recherches.

D’une part, des travaux d’historiens, qui ont montré que l’invention de méthodes originales avait rendu possibles les grandes vagues d’innovation passées. On peut par exemple évoquer l’« usine à inventions » d’Edison, qui a contribué à l’invention de l’éclairage électrique, de la radio ou du cinéma. Ou encore la formation des grands bureaux d’études qui ont permis de développer le chemin de fer, l’avion ou l’automobile. Enfin, la création des laboratoires de recherche industrielle, au début du siècle passé, a favorisé l’exploration de l’inconnu et la conception de nouveaux matériaux, de nouvelles énergies ou des semi-conducteurs.

D’autre part – et c’est un symptôme fort du besoin de méthodes – diverses recherches ont montré que l’exploration de l’inconnu conduisait inévitablement à des bulles spéculatives sur les technologies.
Ces bulles ont été illustrées à l’envi par les tristement célèbres courbes de Gartner, qui cartographient année après année les engouements irraisonnés pour des technologies émergentes et les inéluctables phases de rejet qui leur succèdent. Ces courbes nous rappellent que les investissements financiers en quête de rentabilité miraculeuse – les fameux « low hanging fruits  » de Robert Gordon – peuvent perturber les dynamiques d’innovation qu’ils étaient censés soutenir.

Quelles sont donc les méthodes adaptées à l’innovation de rupture, capables de la soutenir sans l’étouffer ?

Éviter les erreurs de perspective

Plusieurs études récentes ont montré que les raisonnements et les méthodes des managers formés à la décision dans l’incertain sont inadaptés, voire toxiques, pour la gestion de l’innovation de rupture. Cela tient à une erreur de perspective majeure. Lorsque la technologie est inconnue et que les marchés sont inconnus, la théorie de la décision classique conduit à deux erreurs symétriques : soit prescrire un comportement de « flambeur » (tout miser sur le miracle), soit prescrire une démarche de types essais – erreurs, mais à la façon Shadoks :

« les Shadoks avaient construit une fusée qui avait une chance sur un million de fonctionner – ils se dépêchaient donc de rater les 999 999 premières fois pour enfin réussir ».

Les théories contemporaines de la conception ont clairement montré la source de ces irrationalités : elles tiennent à ce que face à l’innovation de rupture, l’objectif n’est plus la réduction d’incertitude, qui correspond à la vision classique, mais plutôt l’exploration bien orientée et efficace de l’inconnu  ! En d’autres termes, l’enjeu n’est pas de décider entre des alternatives connues mais de concevoir des alternatives dans l’inconnu. L’inconnu, voilà l’objet à gérer.

S’agit-il pour autant de recourir aux méthodes classiques de créativité ?
Là aussi la recherche contemporaine est éclairante : les travaux de psychologie cognitive ont montré qu’en situation de créativité, les individus et les groupes tendent à être « fixés » et ne parviennent pas à générer des voies originales. Car on a oublié que cette génération n’est pas une simple idéation, mais nécessite aussi une mobilisation intense de compétences pointues et variées, voire la création de savoir nouveaux. Autrement dit, même le plus créatif des hommes dépend des connaissances dont il dispose où qu’il est capable d’acquérir…

La recherche des méthodes de conception et de gestion adaptées à l’innovation de rupture posait donc des énigmes scientifiques difficiles. Mais une fois celles-ci reconnues, les avancées n’ont pas tardé.

La théorie de la conception, solution au paradoxe de l’innovation

On sait aujourd’hui qu’il faut – et que l’on peut – unifier les théories de la connaissance et les théories de la créativité dans un même raisonnement. On est alors à même de résoudre le paradoxe classique auquel se heurtaient les chercheurs travaillant sur l’innovation : l’innovation – a fortiori de rupture – est produite à partir de connaissances anciennes (c’est pourquoi sa gestion ne peut se limiter à une théorie de la créativité), pourtant elle est radicalement nouvelle (c’est pourquoi sa gestion ne peut se limiter à une théorie de la décision). La théorie de la conception, grâce à la communauté internationale des chercheurs qui travaillent dans ce domaine, a permis de dépasser ce paradoxe.

Les résultats de ces dernières années sont tout à fait remarquables, notamment grâce aux contributions de l’école française de la théorie de la conception qui travaille à développer la théorie C-K, initialement proposée par Armand Hatchuel et Benoît Weil. Ces développements théoriques ont conduit à une large gamme d’outils qui dérivent d’une idée première : la modélisation de la conception comme un processus de double expansion de l’inconnu et du connu, l’un stimulant l’autre – ainsi le savoir stimule la création et la création stimule le savoir. Les implications intellectuelles de ces travaux sont passionnantes et se retrouvent aussi bien en science qu’en philosophie. Mais ce sont les implications opérationnelles qui nous intéressent ici au premier chef.

La théorie de la conception provoque en effet un changement de paradigme important pour les ingénieurs et les managers confrontés aux inconnus de l’innovation de rupture. Car, on l’a dit, la rationalité sous-jacente n’est plus seulement décisionnelle ou critique : elle est essentiellement conceptrice.

Ce nouveau paradigme ouvre la voie à de nouvelles méthodes de gestion de l’innovation. Il permet d’abord de diagnostiquer les fixations dont sont victimes les innovateurs, non seulement au niveau individuel mais aussi au niveau d’écosystèmes industriels entiers.

Dépasser les fixations et mettre au point de nouveaux outils

Sur des questions telles que l’autonomie des personnes âgées, la sécurité des conducteurs de deux-roues, ou l’énergie de la biomasse, des travaux s’appuyant sur la théorie de la conception ont pu montrer la force de fixations collectives qui conduisaient à des situations d’innovation « orpheline ». C’est-à-dire des cas où, malgré les attentes sociales et les efforts des innovateurs, l’exploration de l’inconnu était fixée à un domaine très restreint par rapport au référentiel des « imaginables » établi grâce au cadre théorique.

Le nouveau cadre théorique a aussi permis le développement d’une nouvelle classe d’outils, de méthodes et de processus permettant de sortir de la fixation et de générer intentionnellement et systématiquement des voies en rupture. Ces instruments sont aujourd’hui indispensables pour soutenir et garantir l’accueil et la performance d’équipes en charge d’explorer l’inconnu avec rigueur et efficacité. Ils le sont d’autant plus que les projets concernés dépassent inévitablement les frontières des entreprises et doivent s’appuyer sur de nouvelles communautés ou de nouveaux écosystèmes. Ces nouveaux outils permettent de les identifier plus facilement.

Ainsi, lors d’un projet récent dans une grande entreprise d’ingénierie, il a été possible de mobiliser au niveau mondial, via un réseau social, plus de mille experts, sans se limiter à l’habituel concours d’idées. En s’appuyant sur un protocole de conception précis (méthode KCP dérivée de la théorie C-K), l’entreprise STIM, en collaboration avec les chercheurs de la chaire Théorie et Méthodes de la Conception Innovante, a su faire coopérer ces experts à la génération de nouveaux projets totalement inédits.

Répondant aux exigences cognitives de l’inconnu et prenant appui sur un cadre formel rigoureux, les outils de conception et de gestion de l’innovation de rupture existent donc aujourd’hui. Dans ce secteur, l’apport des chercheurs français est reconnu et enseigné internationalement. Il est donc particulièrement opportun de bien les connaître, de renforcer leur diffusion, et de soutenir leur mise en œuvre si l’on veut que les efforts financiers considérables consentis pour l’innovation de rupture produisent réellement de nouvelles trajectoires industrielles et sociales bénéfiques pour le pays.

À moins qu’on ne soit résigné à financer des bulles spéculatives technologiques, en espérant qu’un miraculeux darwinisme entrepreneurial finira par sélectionner les meilleurs projets et les meilleures organisations, sans nous ruiner…

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