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Ukraine 2014 : une crise majeure menaçant l’équilibre international

mercredi 4 juin 2014

Le 29 mai, un hélicoptère de combat des forces gouvernementales était abattu par un missile portable Strela-2 à Slaviansk causant la mort de quatorze personnels ukrainiens. Au même moment trente cercueils traversaient la frontière pour rapatrier en terre russe des hommes tombés au combat sur le sol de la Novorossia. Entre le lundi 26 et le mardi 27 mai, ce sont au moins cinquante hommes des forces dissidentes qui sont tombés pour reprendre le contrôle de l’aéroport de Donetsk [1]
. Ville qui avec Lougansk est l’une deux nouvelles Républiques populaires du Donbass, à l’Est de l’Ukraine. Républiques autonomes dont l’indépendance a été proclamée le 11 mai à l’issue d’un référendum régional qui a formé le 24 mai l’Union des républiques populaires baptisée Novorossia [Nouvelle Russie] lors d’un congrès des partisans de la fédéralisation de l’Ukraine tenu à Donetsk.  De son côté, ce même 29 mai, le président Vladimir Poutine signait à Astana, avec la Biélorussie et le Kazakhstan, la création d’une Union économique eurasiatique, celle-ci devant entrer en vigueur le 1er janvier 2015

Un bloc géopolitique concurrent de l’UE

Projet géopolitique pour l’heure sans portée politique stricto sensu. L’Union économique eurasiatique est encore, pour le présent, un « marché régional » qui à terme devrait quand même rassembler quelque 170 millions d’humains et disposer d’un cinquième des ressources mondiales en gaz et approximativement de 15% de réserves d’hydrocarbures. Cet espace géoéconomique a cependant vocation, pour répondre au vœu du président Poutine, à devenir un espace géopolitique. À ce titre il constitue a priori et potentiellement un pôle de puissance concurrentiel de l’Union européenne. C’est à cette aune que doit aussi s’évaluer et se comprendre la bataille de l’Ukraine qui se déroule en ce moment même pour l’indépendance de ses provinces orientales.

Car l’Ukraine, État de 45 millions d’âmes et titulaire d’importantes ressources naturelles, minières et agricoles, devrait à l’origine du projet d’Union eurasiatique s’y trouver associée. Projet dans lequel l’Arménie et la Kirghizie devraient très vite se fondre… d’ici quelques semaines pour Erevan. Initialement l’Arménie devait, à l’instar de l’Ukraine, passer un accord d’association avec l’Union européenne, mais en septembre 2013 elle a décidé ex abrupto de rejoindre l’Union douanière pilotée par Moscou. Bien lui en a pris puisque le pays a aussitôt bénéficié d’une exonération douanière de 30% sur ses achats de pétrole russe et de tarifs préférentiels pour ses approvisionnements en gaz naturel.

En Ukraine le tout nouveau président ukrainien, le milliardaire occidentaliste Petro Porochenko s’est lui fait élire le 25 mai avec l’intention bien arrêtée de faire entrer son pays dans l’Union euratlantiste. Au demeurant, dans la capitale kazakh le président biélorusse Alexandre Loukachenko s’est montré plus optimiste estimant que «  tôt ou tard Kiev devrait comprendre où se trouve son destin  »  ! Sans pour autant aliéner sa souveraineté parce qu’au terme du dit accord «  les trois États s’engagent à garantir la libre circulation des produits, services, capitaux et travailleurs, à mettre en œuvre une politique concertée dans les domaines clés de l’économie  : dans l’énergie, l’industrie, l’agriculture, les transports  ». Mais en aucun cas à créer une monnaie unique ou à se soumettre à une quelconque autorité politique supranationale. L’Asie des peuples et des nations en quelque sorte  !

Guerre froide… des feux mal éteints

La crise ukrainienne est à l’évidence la crise la plus grave que traverse l’occident depuis le blocus de Berlin en 1948, crise qui ouvre l’ère de la Guerre froide. Laquelle culminera avec la crise des missiles soviétiques de Cuba en octobre 1962. Or la crise actuelle est caractéristique d’un certain retour au statu quo ante de sourde belligérance, cette fois dans un monde non plus bipolaire mais devenu multipolaire. Un monde nouveau où de grandes puissances émergentes battent en brèche les velléités d’hégémonie planétaire des États-Unis, notamment celles qui visent à contrôler l’ensemble des régions déterminantes du point de vue des ressources en énergies fossiles ou au regard des espaces de transit. Inutile d’énumérer les régions stratégiques qui, de ce point de vue, jalonnent le continent eurasiatique. Régions dont toutes se situent sur le Rimland, ceinture géopolitique qui enserre la masse continentale intérieure depuis la Mer Noire jusqu’à l’Hindou Koush et au-delà.

Toujours est-il que la crise met en évidence les limites vite atteintes de la démocratie, de la souveraineté populaire en Occident et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes… puisque toutes les démarches collectives d’autodétermination qui ont été effectuées en Crimée et dans le Donbass sont réputées «  nulles et non avenues  » par des autorités morales incontestées à défaut d’être incontestables, telles le président Hollande ou la chancelière Merkel  ! On ne peut également que s’interroger – au regard de cette même question relative à la nature réelle de nos démocraties - sur la signification et les conséquences à terme de la russophobie et la poutinophobie qu’ont développé nos médias ces dix dernières années  !

En tout cas l’on en voit bien les résultats. Le terrain a été soigneusement labouré – mais avec un succès tout relatif si l’on considère la montée tendancielle des souverainisme en Europe – afin de dresser les opinions contre le monde slave orthodoxe en application pratique de la théorie du « Choc des cultures » de l’Américain Samuel Huntington. Reste que l’euroscepticisme se développant et se démocratisant comme l’a abondamment montré le sondage grandeur nature qu’ont constitué les dernières élection du Parlement européen, il est raisonnable d’avancer que cette stratégie de communication commence à faire long feu. Serions-nous en Occident à un moment charnière de notre histoire, moment comparable à celle qui précéda immédiatement la chute de l’Empire soviétique quand le pouvoir - la langue de bois n’étant plus opérante - mis en œuvre ses politiques de la glasnost et la perestroïka… pour tenter de sauver les meubles  ?

Reste qu’après 1991, non seulement l’Otan ne s’est pas dissoute à l’instar du Pacte de Varsovie, mais elle n’a cessé de s’étendre à l’Est. Or sauf à se faire seppuku [suicide rituel japonais] la Russie se doit désormais de défendre ses Limes pied à pied. Tout aussi bien en Ukraine en général et dans le Donbass plus particulièrement où sont implantées des industries d’armement indispensables aux forces russes, des unités de productions militaires qui n’offrent aucune autre alternative. Ainsi les moteurs des fameux hélicoptères Sikorski sont produits en Ukraine et ce n’est pas du jour au lendemain qu’il serait possible pour la Fédération d’ouvrir de nouvelles chaînes sur son sol.

Dans un tel contexte, la politique de sanctions à l’égard de la classe dirigeante russe ne peut pas rester et ne restera pas sans réponse. Les Russes sont réputés pour leurs aptitudes dans la défensive et de ce point de vue elle dispose de quelques atouts d’importance… Surtout dans un monde où l’interdépendance est forte. Ainsi existe-t-il «  une forte complémentarité entre les économies russes et européennes, en particulier au travers de la fourniture d’énergie. La Russie est le seul pays capable de fournir pendant plusieurs décennies le gaz dont l’Europe a besoin pour organiser sa transition aussi graduelle que souhaitable vers un nouveau système énergétique  » [2]. On voit bien à ce propos, qu’en ce qui concerne les exportations gazières, la Russie possède à l’est une immense profondeur de champ géoéconomique avec de vastes débouchés dans les économies asiatiques. L’Inde mais aussi la Chine avec laquelle Moscou vient de conclure un accord gazier de 400 mds de $ pour la vente sur trente ans de 30 à 60 milliards de m3 l’an  ! Tout ceci sur fond de fortes tensions entre une Fédération de Russie proactive sur le front eurasiatique et le Bloc euratlantique liées aux crises dégénératives de Syrie et d’Ukraine, peut évidemment engendrer nombre d’incidences préjudiciables à un Occident arrogant et agissant à trop courte vue…

Déclin de l’Occident, renaissance russe

Notons que parmi les atouts majeurs de la Fédération de Russie, comparativement à l’Europe occidentale, se trouvent les « ressources humaines »… parce qu’il n’est de richesses que d’hommes  ! Force est de constater en effet que la Fédération possède un capital humain que nous devrions lui envier. Paradoxalement ce sont les années de concurrence acharnée entre l’Est et l’Ouest, celles de la course à la « Nouvelle frontière » imposée par l’Initiative de Défense stratégique du mandat Reagan, qui en est la cause profonde. Cette « Guerre des Étoiles » qui a indéniablement et largement contribué à l’affaiblissement de l’Empire soviétique, a en contrepartie produit en masse des hommes, ingénieurs, techniciens et scientifiques, qui font à présent la force de la nouvelle Russie.

Ce sont donc incidemment les É-U qui ont doté volens nolens la Fédération d’un inappréciable capital de savoir-faire et de compétences de très haut niveau. Potentiel qui lui confère les moyens d’un distingué retour sur la scène de la puissance. Cela au contraire de l’Occident qui, ayant fait de son système d’enseignement une vaste usine de formatage idéologique politiquement correct, connaît un corrélatif effondrement de son niveau culturel… a contrario de la Russie héritière du système soviétique et d’un niveau de formation intellectuelle inconnu de nos jours dans une Europe en plein déclin [3].

Fédération de Russie vs Bloc euratlantique

In fine, contenir le retour à la puissance de la Russie est, répétons-le, un enjeu de taille, une urgente nécessité pour Washington… d’où les risques inhérents à l’actuelle confrontation ukrainienne. Parce que Moscou ne veut ni ne peut céder du terrain, pas plus que les É-U qui ne voudront ni ne pourront renoncer à leur stratégie de contention [containment] d’un bloc eurasiatique concurrentiel en pleine édification, et pour ne pas dire en pleine expansion  ! Reste qu’à vouloir contrer maladroitement et à contretemps une menace pour l’instant encore informelle, il semble bien que l’Amérique par une politique de Gribouille, ne la suscite et ne la nourrisse de ses peurs anticipées.

Les déclarations de Mme Victoria Nuland, vice-Secrétaire d’État en charge des Affaires européennes et asiatiques et épouse au civil de Robert Kagan, l’un des néoconservateurs les plus virulents, sont à ce propos particulièrement éclairants, singulièrement pour ce qui concerne la présence et le rôle des É-U en Ukraine  : «  Nous avons investi 5 milliards de dollars pour donner à l’Ukraine l’avenir qu’elle mérite [sic]  » [ibid.]. Implication et investissements qui se traduisent par une forte présence de conseillers de l’ombre et vraisemblablement par le recours à des personnels appartenant aux grandes entreprises de mercenariat telles Academi – anciennement Blackwater - et à sa filiale Greystone. Discret dispositif d’intervention politique et d’actions de terrain, vraisemblablement coordonné par le Directeur de la CIA en personne qui à la mi-avril effectua le voyage de Kief à cet effet. Plus spécifiquement, il s’agissait d’organiser l’offensive dite «  anti-terroriste  » en cours contre l’Est du pays avec le bilan que l’on sait [4] [dedefensa.org27mai14].

Cependant la Russie se tient prudemment à l’écart des événements du Donbass… même si nuitamment des camions franchissent les frontières chargés d’armes et de munitions. En dépit de cela, ceux qui dénoncent habituellement les thèses conspirationnistes sont les premiers à imaginer la main de Moscou derrière chaque acte de sédition à l’égard de Kiev. Ces gens méconnaissent le caractère inflammable des foules, que ce soit sur le Maïdan ou dans l’Est et le Sud de l’Ukraine. Même si, au final, rien n’interdit de penser que tel ou tel accès de colère populaire puisse être ensuite dévoyé, récupéré, manipulé. En ce qui concerne les nouvelles républiques populaires de Donetsk et Slaviansk, une récente enquête du New York Times publiée fin avril a clairement établi que les « milices rebelles » n’étaient pas, comme cela avait été avancé, composées de soldats ou de mercenaires provenant de la Fédération de Russie [5] .

Le mécontentement populaire est une chose, son instrumentation au profit d’intérêts géopolitiques en est une autre. Au demeurant la seconde suit souvent de près la première. On l’a vue en Libye, puis en Syrie et aujourd’hui en Ukraine. Il est néanmoins incontestable que dans la ville de Donetsk, ce sont plusieurs milliers de mineurs qui se sont spontanément rassemblés contre la guerre. Or il ne s’agissait pas de milices mais de colère strictement populaire. Ces mineurs entendaient exiger de Kiev l’arrêt immédiat de l’actuelle opération punitive et des assassinats de civils [pcn-spo28mai14]. Tout indique cependant que l’escalade se poursuivra mettant à rude épreuve le sang froid des gens du Kremlin.

Léon Camus 30 mai 2014

Notes

[1Au sujet des heurts en Ukraine, il faut signaler l’excellent travail de réinformation entrepris par M. Grimart à travers son association en faveur des russophones le ROUE : http://roue-europe.org/interview-du...

[3magazinedonna.it12mai14

[4Guerre des communiqués  ? Selon le maire de Slaviansk Vacheslav Ponomarev repris par l’Agence RIA-Novosti, ce seraient 1 200 soldats ukrainiens qui auraient déjà trouvé la mort dans les opérations conduites autour de la capitale régionale, ainsi que huit hélicoptères et quinze blindés de des forces de Kiev [zerohedge.com29mai14]. Des chiffres qui paraissent énormes mais qui, s’ils étaient vérifiés, en montrant l’ampleur des affrontements, en dirait long sur la nature la guerre et l’intensité des combats actuels.

[5« L’Ukraine et les Etats-Unis ont dévoilé des clichés qui attesteraient la présence de troupes russes dans l’est de l’Ukraine. Moscou évoque des photos truquées. Les troupes russes participent-elles activement au mouvement séparatiste de l’est ukrainien ? Début de semaine, des photos de prétendus séparatistes russes ont été transmises par Kiev aux Etats-Unis par le biais de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe [OSCE]. Elles montrent une image prise en Géorgie en 2008 d’un militaire à la longue barbe rousse, portant l’insigne d’une unité des forces  spéciales russes » [7sur7.be25mai14]. Sans commentaire  !

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