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À qui profite la création d’un marché des terres agricoles en Ukraine ?

vendredi 16 février 2024

Bien que l’Ukraine possède de vastes étendues de terres agricoles parmi les plus fertiles au monde, la richesse de son secteur agricole est longtemps restée hors de portée des agriculteurs du pays.
Dans ce pays connu comme le « grenier de l’Europe », l’agriculture est dominée par des oligarques et des multinationales depuis la privatisation des terres appartenant à l’État après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Au cours des trente dernières années, aucun gouvernement n’a été en mesure de remettre en cause ce statu quo de manière significative.

Cela va-t-il changer, maintenant qu’une loi qui fait débat et qui vise à créer un marché foncier est entrée en vigueur le 1er juillet 2021 ?

Les promoteurs de cette loi affirment qu’un marché foncier est une nécessité pour attirer les investissements étrangers qui aideront l’agriculture ukrainienne à développer son vrai potentiel économique. Cependant, les Ukrainiens redoutent que cette loi aura augmentera la corruption et le monopole d’ intérêts puissants sur le secteur agricole.

La loi, intitulée « Modifications de la législation ukrainienne sur les conditions de transfert des terres agricoles » (loi 552-IX), est un élément essentiel du programme de libéralisation défendu par le président Volodymyr Zelensky et les institutions internationales occidentales qui soutiennent son gouvernement. Elle a été adoptée par la Verkhovna Rada, l’assemblée législative unicamérale de l’Ukraine, en mars 2020, comme condition pour que le gouvernement, en difficulté financière, reçoive un prêt de 5 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI).

L’histoire tumultueuse de la propriété foncière en Ukraine

Lorsque l’Ukraine faisait partie de l’Union soviétique, toutes les terres étaient la propriété de l’État et les agriculteurs travaillaient dans des fermes d’État et des fermes collectives. Dans les années 1990, guidé et soutenu par le FMI et d’autres institutions internationales, le gouvernement a privatisé une grande partie des terres agricoles de l’Ukraine et a distribué des titres que les agriculteurs pouvaient utiliser pour obtenir la propriété d’une parcelle de terre individuelle. Cependant, dans un contexte d’effondrement économique national, beaucoup ont revendu leurs titres, entamant un processus qui a abouti à une concentration croissante des terres entre les mains d’une nouvelle classe oligarchique.
Afin de stopper ce processus, le gouvernement a institué un moratoire en 2001, qui a mis un terme aux privatisations des terres appartenant à l’État et a empêché presque tous les transferts de terres privées, à quelques exceptions près, telles que les successions. Bien que le moratoire soit censé être temporaire, il a été prolongé à plusieurs reprises en raison de l’incapacité de la Verkhovna Rada et des multiples administrations présidentielles à adopter et à mettre en œuvre des réformes juridiques qui permettraient la création d’un système de propriété foncière plus équitable.

41 millions d’hectares, soit environ 96 % des terres agricoles en Ukraine, étaient soumis au moratoire. Environ 68 %, soit 28 millions d’hectares, de ces terres appartiennent à des propriétaires privés (bien qu’elles ne soient pas toutes délimitées en parcelles spécifiques), avec environ sept millions de petits propriétaires terriens dans le pays.

Bien que le moratoire ait empêché de nouveaux achats de terres, les terres agricoles pouvaient toujours être louées, et de nombreux petits propriétaires ont loué leurs terres à des sociétés nationales et étrangères. L’État a également vendu aux enchères des baux portant sur une grande partie des terres qu’il possède. Le gouvernement du président Zelensky a affirmé qu’au moins cinq millions des plus de dix millions d’hectares de terres appartenant à l’État ont été illégalement privatisés sous les administrations précédentes.

Même s’il est difficile de connaître l’identité des locataires des terres agricoles ukrainiennes (beaucoup de baux ne sont pas enregistrés), la base de données des transactions foncières de la Land Matrix répertorie les contrats fonciers agricoles à grande échelle entre les entreprises ukrainiennes et étrangères, pour un total de 3,4 millions d’hectares. D’autres estiment que la surface totale de terres louées par les plus grandes sociétés en exercice dans le pays s’élèverait à plus de 6 millions d’hectares.

Le premier détenteur de terres agricoles est Kernel, propriété d’un citoyen ukrainien mais déclarée au Luxembourg, avec environ 570 500 hectares ; suivi par UkrLandFarming (570 000 hectares), la société d’investissement privée états-unienne NCH Capital (430 000 hectares), MHP (370 000 hectares), et Astarta (250 000 hectares). [3] Les autres principaux acteurs comprennent le conglomérat saoudien Continental Farmers Group avec 195 000 hectares (Saudi Agricultural and Livestock Investment Company, société appartenant au fonds souverain d’investissement d’Arabie saoudite, en est l’actionnaire majoritaire), et la société agricole française AgroGénération avec 120 000 hectares.

Ouverture du marché des terres agricoles

La loi 552-IX a mis fin au moratoire et autorisé les particuliers à acquérir jusqu’à 100 hectares de terres à partir du 1er juillet 2021. Les personnes physiques et morales (c’est-à-dire les entreprises) pourront acheter jusqu’à 10 000 hectares à partir du 1er janvier 2024. Les banques pourront saisir une terre en cas de loyer impayé, mais devront la vendre aux enchères pour un usage agricole dans un délai de 2 ans maximum. Les personnes physiques ou morales qui louent un terrain actuellement devraient en théorie être prioritaires pour l’achat du terrain en cas de mise en vente (« droits de préemption »). Une ancienne interdiction empêche les particuliers et les entreprises étrangères d’acquérir des terres en Ukraine sera maintenue, bien que les louer soit toujours possible.

Le gouvernement et les institutions internationales ont présenté la réforme agricole comme un moyen de « libérer » le plein potentiel des terres agricoles ukrainiennes en rendant le secteur plus attractif pour les investisseurs internationaux. Pour Arup Banerji, directeur de la Banque mondiale d’Europe de l’Est, la réforme « permettra à l’Ukraine de jouir de son potentiel économique et d’améliorer la vie des Ukrainiens. » Mais selon un sondage d’avril 2021, cette rhétorique rencontre l’opposition d’une grande partie du peuple ukrainien, avec plus de 64 % de la population se déclarant contre la création d’un marché agricole.

La méfiance des Ukrainiens est palpable. L’effet positif attendu de la réforme agricole sur la croissance économique reste l’argument clé avancé par ceux qui la soutiennent. Selon la société financière internationale (IFC), la division de la banque mondiale pour le secteur privé, lever le moratoire sur la vente de terres provoquerait une hausse de 1 à 2% le taux de croissance du PIB ukrainien annuel pendant 5 ans. Cependant, cette augmentation serait principalement due à « l’éjection des producteurs agricoles à plus faible bénéfice, et à l’extension des producteurs aux bénéfices les plus élevés, conséquence de l’élévation du prix des terres. » Cela signifie que la Banque mondiale espère que cette loi de réforme agricole, fera disparaitre les petits agriculteurs au profit des gros exploitants.

La loi de réforme agricole rendra l’accès aux terres plus difficile pour les agriculteurs

Les petits exploitants agricoles ne pourront pas acheter beaucoup de terres avant 2024, à cause des prix élevés, mais aussi parce que beaucoup ont beaucoup de dettes. Bien que les agriculteurs espèrent bénéficier du droit de préemption garanti par la nouvelle loi aux locataires actuels, cette clause peut encourager la concentration de terres aux mains des plus puissants, puisque de nombreux locataires sont aussi de grandes groupes agricoles. Même lorsque les locataires sont de petits agriculteurs ou des exploitants de taille moyenne, la loi permet le transfert des droits de préemption vers d’autres parties — ce qui récrée finalement la dynamique des années 90, lorsque les propriétaires terriens revendaient les titres distribués lors de la première privatisation aux nouveaux oligarques qui accumulaient une grande partie des terres.

De plus, selon le Réseau ukrainien de développement rural « la plupart des terres privatisées sont louées par de grandes exploitations agricoles pour longtemps », de telle sorte que les terres ne seront pas accessibles auprès des indépendants jusqu’en 2024, et seront soumis à la concurrence des grands groupes, sachant que ces derniers auront toujours l’avantage avec leur fortune.

Du fait de la corruption galopante et d’un État de droit affaibli, les petits exploitants craignent d’être privés de moyens légaux pour faire valoir leurs droits face à la concurrence des grands groupes agricoles. Pour beaucoup de citoyens, la principale inquiétude face à cette loi est qu’elle puisse permettre aux étrangers d’acquérir illégalement des terres, en créant une entreprise ukrainienne qui servirait de façade, aidés par le flou juridique. Les contrats les plus importants et les plus récents, signés en Ukraine, ont été conclus par des entreprises étrangères pour contourner la nouvelle loi afin d’obtenir un titre de propriété.

De plus, si l’on examine cette nouvelle loi, l’interdiction aux étrangers d’acquérir des terres ne s’applique pas aux détenteurs de la dette des exploitants, une banque étrangère a le droit saisir la terre d’un petit agriculteur pour la vendre aux enchères auprès des grands exploitants agricoles.

Des profits au détriment des petits exploitants

La Banque Mondiale a présenté le nouveau marché foncier agricole comme moyen de financement pour les agriculteurs. Cependant, c’est en hypothéquant leur terre que les petits agriculteurs accèderont aux prêts des banques, et certainement pas avec les mécanismes institutionnels. Le gouvernement ukrainien accorde des prêts et des aides aux petits agriculteurs avec le soutien de la Banque Mondiale (avec, entre autres, un prêt de 150 millions de dollars à une grande banque publique en 2017, destiné à être redistribué aux petites et moyennes entreprises agricoles). Pourtant, selon l’ONG Association agraire ukrainienne (Ukrainian Agrarian Association), ce soutien du gouvernement n’est pas du tout adaptée. Environ un cinquième de l’enveloppe gouvernementale a été réellement distribuée en 2018, pour un total de 203 millions de hryvnia, soit 7,4 millions de dollars états-uniens.

En comparaison, les géants du secteur agricole ukrainien ont reçu bien plus de la part d’institutions financières internationales telles que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque européenne d’investissement (BEI), sans compter les aides régulières du gouvernement ukrainien sous la forme d’exonération d’impôts et de subventions. Parmi les bénéficiaires de ces dernières années, Kernel, MHP, Astarta, toutes dans le top 5 des plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes si l’on considère la surface totale des terres possédées. À titre d’exemple, Kernel a reçu 248 millions de dollars en plusieurs prêts de la BERD depuis 2018, MHP a reçu environ 235 millions de dollars de la BERD depuis 2010 et environ 100 millions de la BEI en 2014, et Astarta a reçu 95 millions de dollars de la BERD depuis 2008 et environ 60 millions de la BEI en 2014. Ce faisant, non seulement les institutions financières étrangères comme la BERD et la BEI financent les entreprises ukrainiennes agricoles les plus puissantes et les plus gros propriétaires de terres, mais elles financent également les entreprises aux mains des personnes parmi les plus riches du pays — le fondateur de MHP, Yuri Kosyuk, a en effet été classé 11e fortune ukrainienne en 2019, tandis qu’Andriy Verevskiy, le fondateur de Kernel, était classé 19e.

La réforme agricole, en bonne voie pour atteindre ses objectifs

30 après la désastreuse privatisation des terres qu’elles avaient soutenue dans les années 1990, les institutions financières internationales telles que le FMI et la Banque mondiale ont réussi à faire lever le moratoire mis en place pour empêcher la concentration des terres ukrainiennes aux mains des grands groupes.
L’analyse développée ici montre clairement que la création d’un marché des terres agricoles en Ukraine permettra aux oligarques et aux grandes entreprises agricoles de continuer d’accaparer la terre, tout en satisfaisant les intérêts des investisseurs étrangers et des banques. Malheureusement, ce sera la grande majorité des petits exploitants agricoles et des citoyens ukrainiens qui devront payer les pots cassés.

Oakland Institute

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