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Le marchand de mort le plus puissant du monde s’appelle Victor Bout

par Jean-Michel Vernochet

mercredi 5 septembre 2007

Vrai polyglotte, grand manieur de chiffres, Victor Bout, 39 ans, est l’archétype du patron globe trotter spécialiste du fret tous azimuts. Une sorte de « postier » universel en mesure de faire parvenir n’importe quoi n’importe où sur la planète et notamment des armes. Son exceptionnelle et fulgurante carrière a d’ailleurs inspiré un film, « Lord of War » (Seigneur de guerre) d’Andrew Niccol dans lequel Bout apparaît sous les traits de l’acteur américain Nicolas Cage.

Né officiellement à Douchambé, au Tadjikis-tan, le 13 janvier 1967, il affirme de son côté être né près de la mer Caspienne, à Asghabat au Turkménistan ; quant aux Services spéciaux sud-africains, ils situent, eux, sa naissance en Ukraine. Victor Anatoljevitch Butt, alias Victor Bout, Victor Butte, Victor Sergitov, Vadim Asminov, Victor S. Bulakin ou Victor Vitali reçoit la formation de l’Institut Militaire Soviétique des Langues Étrangères d’où sortaient les officiers du GRU, le service de renseignement de l’Armée rouge.

Bout, doué pour manier les langues, parlerait couramment le russe, le farsi, l’anglais, le français, le portugais, l’espagnol, le xhosa et le zoulou... Facilités linguistiques que Bout aurait fréquemment mises au service des personnels de l’ONU, notamment en Angola à la fin des années 80 et pas seulement au service de ses seuls intérêts commerciaux ! Bout serait aussi, parce qu’on ne prête qu’aux riches, lié à la mafia russe. De 1985 à 1989, il aurait encore dépendu de l’antenne du KGB à Rome.

Ex-agent ou pas, Bout a su en tout cas exploiter à fond sa connaissance des organigrammes et des infrastructures des forces armées communistes pour mettre en place un prodigieux système de trafic sans frontières. Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, des centaines de pilotes du Pacte de Varsovie se sont retrouvés d’un seul coup sans emploi. Leurs appareils pourrissaient sur les tarmacs déserts. Bout a vite compris le parti qu’il pouvait tirer d’une telle situation. Les avions cargo à décollage court pouvaient aisément se poser au plus près de dépôts d’armes communistes dont la garde ne recevait plus de solde depuis des mois. Vendus à vil prix par les unités fantômes de l’ex-Union soviétique, les matériels de guerre ont commencé à se négocier sur le marché noir et à passer directement des entrepôts aux soutes des avions. La filière Bout était née avec l’avantage inégalé de livraisons sans intermédiaires hasardeux, directement du fournisseur aux consommateurs.

À la dissolution de son unité en 1991, l’ancien officier se lance. Il a 24 ans et part pour l’Angola. Un an plus tard, il fait l’acquisition de ses trois premiers Antonov pour la somme de 120 000 $. Ils décollent aussitôt pour le continent africain qui va devenir le terrain de chasse de prédilection du jeune aventurier. Une autre version, moins glorieuse, voudrait que, Bout étant parrainé par le major général Vladimir Marchenko, directeur au ministère des Affaires intérieures russes, ce soit le GRU lui-même qui ait lui fourni les aéronefs.

Commerçant avisé, il rentabilise au mieux l’affrètement de ses avions : une cargaison illégale livrée, le retour peut se transformer en opération lucrative. Après des largages sur les maquis angolais, Bout embarque de cette façon à Johannesbourg des glaïeuls achetés 2 $ et revendus 100 $ à Dubaï. Aujourd’hui, avec une soixantaine d’appareils et quelque trois cents employés, « Victor B » possède le plus grand parc privé d’avions de transport au monde.En l’an 2000, le système Bout est au point. Ses talents d’organisateur lui permettent d’assurer sans défaillance la continuité des livraisons quelles que soient les circonstances matérielles et les obstacles juridiques ou institutionnels qui surgissent immanquablement lorsqu’on opère dans les zones grises du commerce illicite.

Pour ce faire, Bout a monté un remarquable dispositif de contournement des barrières légales encadrant les vols commerciaux. Les licences de vol étant toujours sujettes à retrait, il dispose en permanence de pré-enregistrements dans divers pays d’accueil. Ses avions sont enregistrés aussi bien en Belgique, aux Émirats arabes unis, au Swaziland, au Liberia, en République centrafricaine qu’en Guinée équatoriale et jusqu’au Kazakhstan. De multiples sociétés écrans sont ainsi constituées et mises en sommeil en attendant de prendre le relais si nécessaire.

Quand l’une d’entre elles se trouve grillée politiquement ou judiciairement parlant, quelques heures suffisent pour transférer les activités d’une société d’un pays à un autre. Un exemple : le Bureau d’enregistrement aérien libérien basé au Royaume-Uni dans le Kent, est épinglé par un rapport des Nations Unies publié en 2000. Ce « Bureau » offrait un large éventail de services : création de compagnies aériennes fictives, certificats de vol, autorisations de fret, rôles d’équipages…

Inutile de dire qu’aucune inspection ou contrôle technique n’était exigé pour les appareils immatriculés par une telle officine, laquelle avait par ailleurs la haute main sur l’enregistrement de la Guinée-Équatoriale. Le paravent légal monté, les avions pouvaient décoller de Bulgarie, voire de Moldavie ou d’Ukraine avec une cargaison d’armes officiellement achetée par un pays non soumis à embargo telle la Guinée, le Kenya ou la Zambie. En cours de route, l’avion changeait sa destination et ralliait par exemple une base de l’Unita.

Autre méthode : des États complaisants comme le Zaïre de Mobutu Sese Seko (auquel il enverra un avion aux dernières heures de son règne alors que Bout avait lui-même équipé les forces rebelles l’encerclant), ou le Togo de Gnassingbé Eyadéma, fournissaient de faux certificats d’utilisation finale pour les armes importées pour le compte de l’Unita en contrepartie de diamants de guerre.Quant à la liste des clients de Bout, elle est aussi impressionnante que révélatrice.

En 1992, Bout approvisionne l’Alliance du Nord de Shah Massoud en lutte contre ses anciens alliés Taliban. Ceux-ci interceptent en août 1995, un Iliouchine-76 avec à son bord une cargaison de munitions à destination de Kaboul destinée au Président Rabbani. L’équipage est emprisonné et l’aéronef confisqué. Bout est alors reçu à Kandahar par Mollah Omar, la négociation va se prolonger plusieurs mois, mais un an après, miraculeusement, l’équipage s’évade aux commandes de son propre appareil. Bien entendu Bout se défendra mordicus d’avoir passé un quelconque accord avec les Wahhabites afghans. Cependant les documents trouvés après la chute du régime taleb (s’il ne s’agit pas de faux) tendraient à prouver que le partenariat de Bout avec le régime islamique fut bien réel : transports de volontaires, de fonds et peut-être de drogue. Précisons à propos de ce dernier point, que le régime Taleb avant sa chute, pour complaire aux Occidentaux, ne produisait plus annuellement que 180 tonnes d’opium contre plus de 5.000 aujourd’hui après cinq années d’occupation par les forces de l’OTAN !

Bout reviendra en Afghanistan fin 2001, mais cette fois du côté des forces américaines et des organisations humanitaires pour lesquelles il acheminera vivres et matériels en tout genre. Même schéma de double jeu en Afrique. En Angola, entre juillet 1997 et octobre 1998, 37 vols depuis la Bulgarie à destination de Lomé au Togo approvisionnent l’Unita de Jonas Savimbi. Parallèlement Bout fournit les troupes gouvernementales. L’une de ses compagnies, Aerocom, aurait cependant acheminé, en février 2003, toujours en Angola, de l’équipement de déminage pour le compte de l’association humanitaire britannique Halo Trust alors qu’un an auparavant un rapport des Nations Unies avait mentionné cette même société pour des transports de mines antipersonnel ! Un jeu à double face qui lui permet de se garantir et de pérenniser ses trafics.
En 1993, dans le cadre de l’opération « Restore Hope » (Rétablir l’espoir) en Somalie, il achemine sur le terrain par le biais de TransAvia Export Cargo Cie, personnels humanitaires et agents de l’ONU. En 1994, il transporte au Rwanda 2.500 soldats français des forces d’interposition. En 2000, c’est encore lui qui achemine aux Philippines les négociateurs chargés d’obtenir la libération des otages du groupe Abou Sayyaf dont il avait été par ailleurs le pourvoyeur ! Il intervient aussi quelques fois à la demande du Programme alimentaire mondial (PAM) dans ses programmes d’urgence. En 2004, Bout joue un rôle non négligeable dans les transports au Sri Lanka des premiers secours après le mortel tsunami.

Bout est donc un homme très recherché à la fois par ceux qui veulent des armes et par ceux qui ont besoin de ses moyens de logistique aérienne, mais également par ceux qui veulent lui demander des comptes au nom de la légalité internationale ou régler des comptes privés. Ainsi, à Johannesbourg dans sa somptueuse villa de Sandhurst, il reçoit en mars 1998 la visite inamicale d’un commando venu l’occire. Quelques jours plus tard, un motard tente à nouveau de l’abattre alors qu’il est au volant de sa voiture.
Les États cherchent également à le neutraliser : dès 2002, la France (à l’origine de la création du groupe d’experts sur « l’exploitation illégale des ressources naturelles de la République du Congo en relation avec les conflits affectant ce pays ») demande des sanctions au Conseil de sécurité pour « mettre un terme aux activités déstabilisantes » des trafiquants d’armes et de Victor Bout en particulier. Mais les États-Unis qui utilisent les services du trafiquant en Afghanistan, font retirer son nom du projet français de résolution.
En mars 2004, à nouveau à l’initiative de la France, l’ONU dresse une liste des proches de l’ex-président Charles Taylor, comprenant le nom de Victor Bout. Les États-Unis, une fois encore, soutenus par la Grande-Bretagne, manœuvrent et obtiennent le retrait du nom de Bout de cette liste. Pourtant le rapport d’Interpol « Projet Bloodstone » avait, dès 2002, passé au crible l’ensemble des activités africaines de Bout et, suite à une plainte de 2002 émanant des autorités belges pour le recyclage, entre 1995 et 2001, de 325 millions de $ d’argent sale, Interpol avait, par une « note rouge » fortement recommandé son arrestation.
Or il faut attendre juillet 2004 pour que George Bush signe finalement, contraint et forcé, un décret présidentiel gelant les avoirs de Charles Taylor et de ses complices ! Jusqu’à cette date tout se passe donc comme si Bout s’était trouvé au-dessus des lois. Fin avril 2005, le filet paraît quand même se resserrer autour de l’empire oligarchique de Bout. L’adjoint au Secrétaire américain au Trésor, Juan Zarate, annonce des « sanctions » à l’encontre d’une trentaine de sociétés, lesquelles comprennent le gel des avoirs bancaires de Bout aux Etats-Unis, gel qui devient effectif le 26 avril 2005. Notons que du 6 au 9 mars 2005, l’état-major de l’armée de l’air britannique faisait encore sous-traiter une partie de ses missions de transports de matériel vers l’Irak par la société TransAvia appartenant à la nébuleuse Bout.
Parallèlement le Pentagone continuait imperturbablement à financer des centaines de vols cargos de Bout pour la reconstruction de l’Irak et de l’Afghanistan. 190 missions répertoriées depuis 2003 à partir des seuls aéroports irakiens sous contrôle de l’armée américaine pour l’acheminement entre autres de lecteurs vidéo, de tentes, de blindés légers, de pièces de rechange pour la maintenance de la flotte aérienne de combat ou encore des personnels et des équipements pétroliers pour une filiale d’Halliburton ! On comprend ainsi pourquoi le Pentagone a fait la sourde oreille aux récriminations du Trésor américain.

Il a fallu en fin de compte attendre fin 2005 pour que l’armée se résolve à renoncer aux services de Bout qui, banni du marché irakien, n’en continua pas moins à multiplier ses missions en Afghanistan, livraisons rendues d’autant plus nécessaires par le retour offensif des Taliban.

Que conclure de tout cela ? Bout a bâti sa fortune et un empire commercial en surfant sur la vague d’anarchie soulevée par la globalisation et sur le chaos endémique de l’Afrique post-coloniale. Il a aussi amplement profité des guerres dirigées contre des États prétendument terroristes, des conflits en fait engendrés par l’instauration d’un nouvel ordre mondial unipolaire. En cela, Bout a prospéré dans les failles et les zones d’ombre de la légalité internationale et il a su développer un vaste réseau logistique et financier impliquant des courtiers, des sociétés de transport ayant pignon sur rue, des industriels, tout un système à échelle planétaire dont les activités sont évidemment bifaces, visibles et invisibles, licites et illicites, transportant tout aussi bien des fleurs ou des poulets congelés que des fusils d’assaut, des mines ou des missiles.

Il est à noter que la Communauté internationale se révèle particulièrement impuissante face à des pratiques profondément déstabilisatrices dans certaines conjonctures de crise. Dans un monde en profonde mutation, la multiplication d’États surendettés et fragilisés, ouvre de facto un champ illimité aux pourvoyeurs d’armes et autres moyens de contrôle ou de coercition.
Gayle Smith, ex-directeur du département Afrique au National Security Council a pu déclarer à ce sujet que « [les conflits qui ensanglantent le continent africain - Sierra Leone, Liberia, RDC, Angola, Soudan - auraient eu toute chance de s’éteindre spontanément si Victor Bout, qui est l’un de leurs dénominateurs communs, n’était pas passé par là. »

Il est aussi vrai qu’il n’existe a priori aucune disposition légale permettant de sanctionner les transgressions des résolutions du Conseil de sécurité relatives aux embargos sur les armes. On ne peut à ce titre que constater, voire déplorer, que dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le droit international reste purement déclaratoire. Bout, indifférent au tapage médiatique et aux vaines poursuites, coulerait actuellement des jours tranquilles à Moscou.

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