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Armée américaine : privatisation et secret

mercredi 23 juin 2010

L’armée américaine fait de plus en plus appel au secteur privé En Bosnie, en 1996, une personne sur dix autour du champ de bataille était un civil sous contrat, employé par une société fournisseur du Pentagone. Flexibles et discrets, ces groupes privés sont devenus un élément-clef du dispositif des Etats-Unis. Le Congrès s’inquiète de l’absence de contrôle.

On les trouve parfois dans les classements des 500 premières entreprises américaines. Leurs domaines d’activité sont rarement décrits avec précision - il s’agit à la fois de services et de technologie.

Le Pentagone ne peut plus faire la guerre sans elles. Ces entreprises discrètes sont les nouveaux mercenaires des Etats-Unis. Certaines entraînent les troupes dans le désert koweïtien, d’autres gardent nuit et jour le président afghan Hamid Karzaï, entretiennent et protègent des ambassades, des bâtiments sensibles et des bases à l’étranger, expérimentent et utilisent des systèmes d’armes sophistiqués ou parfois recueillent des renseignements. Elles ont été les premières à débarquer des stocks d’équipements, d’armes et de munitions dans le Golfe pour préparer le déploiement en cours de l’armée américaine. Elles sont sur tous les fronts en Bosnie, en Macédoine, en Colombie...

Durant la guerre du Golfe, en 1991, 1 personne sur 50 autour du champ de bataille était un civil sous contrat. En Bosnie, en 1996, cette proportion était passée à 1 pour 10. Près de 40 entreprises travaillent ainsi en permanence sur le terrain pour le Pentagone. Kellog Brown & Root, par exemple, a assuré pour 2,2 milliards de dollars (2,03 milliards d’euros) la logistique des troupes américaines dans les Balkans. Il s’agit d’une filiale d’Halliburton, dont le PDG était, de 1995 à 2000, un certain Dick Cheney, aujourd’hui vice-président des Etats-Unis.

MPRI (Military Professionals Resources Inc.) est célèbre pour « avoir plus de généraux (à la retraite) au mètre carré » que le Pentagone lui-même. MPRI compte 900 salariés, pour la plupart des anciens militaires. Ils ont obtenu au cours des dernières années plus de 200 contrats différents pour la formation d’unités américaines. Ils ont aussi rédigé bon nombre de manuels militaires. « Nous pouvons avoir dans les 24 heures, à la frontière serbe, une vingtaine de personnes qualifiées. L’armée ne peut pas le faire », explique un porte-parole de la société. MPRI a entraîné des milliers de soldats dans les Balkans (Croatie, Bosnie) et de nombreux pays africains.

D’autres entreprises tentent d’être moins voyantes, telles DynCorp, Wackenhut, Vinnell (une filiale de TRW), Logicon (du groupe Northrop Grumman), SAIC... Le nombre de « privés » utilisés par l’armée américaine n’est pas public, ni le budget que cela représente. Même les sociétés cotées en Bourse évitent de distinguer leurs activités civiles et « militaires ». Mais le « marché » est estimé à 100 milliards de dollars par an.

MOINS CHER, PLUS DISCRET

« Les contractants sont devenus tout simplement indispensables, explique John Hamre, ancien secrétaire adjoint à la défense de l’administration Clinton. Et ils ne fournissent pas seulement la soupe dans les cuisines. » Ces entreprises permettent au Pentagone de gérer la baisse continue de ses effectifs. Il y a douze ans, au moment de la guerre du Golfe, l’armée de terre comptait 780 000 hommes. Elle en a à peine 480 000 aujourd’hui. Le recours au privé contribue aussi à réduire les coûts. Les contractants sont seulement payés en fonction des besoins. Enfin, utiliser discrètement des entreprises permet d’échapper au contrôle des parlementaires, des médias et de l’opinion publique.

Le Congrès avait fixé à 20 000 hommes la limite des troupes autorisées à être envoyées en Bosnie. Pour contourner cette interdiction, le Pentagone a fait appel à 2 000 privés. Il devient aussi plus aisé de maintenir une présence américaine dans des pays sensibles comme le Nigeria, l’Arabie saoudite, Taïwan, l’Ukraine, la Macédoine. « Si vous envoyez des soldats, quelqu’un le saura ; s’il s’agit d’une entreprise privée, quasiment personne », explique Deborah Avant, professeur de l’université George-Washington (Washington DC).

Au moins cinq employés de DynCorp sont morts au cours des dernières années en Amérique latine, sans faire trop de bruit. Ils ne portaient pas d’uniforme. DynCorp s’est vu confier depuis deux décennies le « plan Colombie », qui consiste à pulvériser par avion des défoliants au-dessus des champs de coca ; ces appareils se sont fait tirer dessus plus d’une centaine de fois sans faire les gros titres des journaux.

L’histoire de DynCorp, rachetée le 13 décembre 2002 pour 1 milliard de dollars par CSC (Computer Sciences Corp.), est exemplaire. L’entreprise a vu le jour en 1946 sous le nom de California Eastern Airways. Elle embauchait alors des pilotes démobilisés pour transporter du fret aérien. Son activité s’est développée en Asie pendant les guerres de Corée et du Vietnam. Puis DynCorp a envoyé ses avions et ses pilotes en Amérique latine. La baisse des budgets de la défense au début des années 1990 l’a poussée à s’orienter avec succès vers la technologie à vocation militaire et de sécurité. Elle emploie aujourd’hui 23 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 2,3 milliards de dollars - dont 98 % de contrats publics -, la moitié dans la sécurité et l’autre dans les technologies de l’information.

POLICE ET PROSTITUTION

DynCorp a remporté une part substantielle du budget de 379 millions de dollars de modernisation du système informatique du FBI, dont les enquêtes parlementaires après les attentats du 11 septembre 2001 avaient prouvé l’obsolescence. Elle a installé cet été 20 000 ordinateurs dans les bureaux de la police fédérale dans tous les Etats-Unis. La société met en place un réseau baptisé « Trilogy ». Elle travaille aussi, entre autres, pour le centre de commandement des opérations sous-marines et aériennes de la marine américaine, a installé le système de communications d’urgence des ambassades américaines et posé ses appareils de détection le long de la frontière mexicaine.

En Bosnie, des salariés de DynCorp formaient la police et dirigeaient aussi un réseau de prostitution. Quand le scandale a éclaté, ils ont été seulement licenciés. Ils ne dépendent pas de la justice militaire. Ils n’ont pas à répondre de leurs actes à une autorité judiciaire et politique. Ils travaillent pour une entreprise dont la motivation est de faire du profit.

Dans un rapport publié en 2002, le Government Accounting Office (GAO), l’organisme d’enquête du Congrès, épingle l’armée, qui n’est souvent pas très regardante sur le coût des services assurés par les contractants. « Etre responsable et rendre des comptes est essentiel quand vous transportez des armes ou pilotez des hélicoptères pour servir la politique étrangère des Etats-Unis », affirme le sénateur démocrate Patrick Leahy. « Les contribuables américains paient déjà près de 400 milliards de dollars par an pour financer la plus importante machine de guerre de la planète. Faut-il payer une seconde fois pour privatiser nos opérations ? ,s’interroge le représentant démocrate Janice Schakovsky. A moins que nous le fassions pour cacher des choses embarrassantes. »

Eric Leser Le Monde

Archive jeudi 13 février 2003

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