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L’enjeu du gaz iranien

Pierre Dortiguier

vendredi 21 juin 2013

Pendant la récente visite de la Chancelière Angela Merkel en cette Turquie qui a des liens bicentenaires privilégiés avec l’Allemagne et tout l’espace austro-hongrois, et fut sa plus fidèle alliée dans le conflit anglo-allemand, une divergence radicale s’est manifestée sur l’Iran.

Le serment de « mort aux tyrans » sorti à Washington de la bouche du candidat Obama, le 4 juin 2008, sous la dictée de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), et le capitaliste Lee Rosenberg semblaient inspirer la Chancelière : « Je jure de mettre fin à la menace iranienne ».
M. le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, en revanche, rejetant toute nouvelle sanction « paralysante » [1] contre un pays pacifique, qui a un budget militaire moindre que Singapour ou la Suède, a réaffirmé que la Turquie partage une frontière de 380 kilomètres avec l’Iran et que celui-ci est un partenaire important, notamment dans le domaine énergétique.

Les Turcs jugent grotesque de persécuter un pays qui a signé, entré en vigueur le 5 mars 1970, le Traité de non-prolifération nucléaire, sous le Chah ; alors que d’autres, comme celui que défend l’AIPAC, l’Inde et le Pakistan ont toujours méprisé l’engagement de pareil traité.

Nous avons donc un triangle dangereux, qu’il est demandé aux médias d’ignorer pour se retourner vers un peuple de culture (Kulturvolk) qui voit son passé ailleurs que dans un musée, mais dans le sens d’un devoir envers soi-même, dans la conservation d’une dignité. A cet égard, combien ne mérite pas d’être retenue cette remarque de Kant, faite sur un cri maladroit d’exaspération d’un membre du Parlement anglais : « Chacun a un prix pour lequel on l’achète ! ».

Et le philosophe allemand de distinguer, ainsi que s’y livrera René Guénon qui y consacrera un ouvrage, entre le règne de la quantité et celui de la qualité ou de la dignité, comme les instructeurs de la génération « qui est tellement américanisée par ses philosophes » [2] apprennent à ne plus le faire !

Nous entendons par américanisation, indépendamment des frontières états-uniennes, une absence de vue métaphysique, artistique autre qu’abstraite, une ignorance du drame musical, dans le sens d’une société purement physique : « Nous voulons une société purement physique : avec des gendarmes et des sophistes, il y a lieu de croire que nous arriverons à ce chef d’œuvre de la civilisation. » avertissait Chateaubriand dans un article du journal Le Conservateur de juin-juillet 1819 [3]. Et ceux des pays émergents qui n’ont pas encore appris de nos erreurs semblent vouloir s’y précipiter, n’écoutant pas les mises en garde des meilleurs Européens dont ils savent à peine les noms !

Entente russo-turque

Autant n’estimons nous pas que les engagements militaires américains en Irak et en Afghanistan s’expliquent indépendamment du lobby de l’AIPAC, autant l’acharnement anti-iranien, et la coalition déchaînée contre l’immense potentiel économique de cet ancien empire « soumis de tout temps aux empiètements anglo-saxons » - selon l’appréciation exacte du président Charles de Gaulle dans ses Mémoires d’Espoir (1970) – peut s’expliquer par une volonté impérialiste anglo-américaine de se réapproprier l’Iran.

Il s’agirait bien de contrebalancer une réserve russe gazière et pétrolière susceptible de produire un double danger aux vainqueurs des deux premières guerres mondiales : un levier européen à l’Est de l’Oural qui échappe au contrôle de la finance occidentale, comme dans « Le Journal d’un Ecrivain » Fédor Dostoïevski (1821-1881), l’avait pressenti, en prenant le parti de l’autocratie russe, protectrice du peuple russe, contre celui de la Bourse d’Europe occidentale, une satellisation autour d’une Allemagne non plus ancrée à l’Ouest, mais étendue jusqu’à la Sibérie, ce qui fut le mouvement historique du XVIIIe siècle.

Ce mouvement historique est incarné par l’ex Chancelier Schröder, qui a visité l’Iran en 2009, et le contrepoids est celui de la candidate Merkel, mais si la Russie maintient son unité politique, l’Allemagne, retrouvera une identité, à savoir une personnalité. C’est ce que veulent à tout prix éviter non pas, selon l’ancienne expression polémique de gauche, « les profiteurs » des conflits, mais leurs fauteurs.

Quels sont les symptômes de cette stratégie anglo-européenne, dont Paris et la tête berlinoise seraient, selon nous, les artisans ? Il faut revenir au dernier accord russo-turc, qui est géopolitiquement, une défaite importante des groupes que nous visons. Nous rappelons d’abord le Forum d’affaires des 25 et 26 mai derniers couvert par « les plus grands médias russes et turcs », et dont voici l’annonce publiée sur internet : « La liste des sujets à aborder comprend les matériels énergétiques et gaziers, les constructions mécaniques, la métallurgie, l’avionique, les équipements de navigation et spatiaux, les navires, les hautes technologies, les banques, les investissements, les télécommunications et la liaison, l’agriculture et l’agroalimentaire, la médecine, les transports et la logistique, les transports par route, par fer et par mer. » [4]

Andrei Fediachine, de l’agence RIA Novosti a, le 7 août 2009, prophétisé qu’ «  Ankara deviendra sous peu, au Sud, un important centre de transbordement énergétique entre la Russie et l’Union européenne. Si bien qu’au Nord, nous avons le Nord Stream et l’Allemagne, et au Sud, désormais, la Turquie et le South Stream. Deux sortes d’amitié : nordique et ottomane. » C’est dans ce rapport que la politique iranienne trouve son devenir. En effet, tout le but des milieux qui « font l’Amérique » ou l’ « Occident », pour user de terminologies courantes, veulent effacer cette polarité double.

Ainsi l’un des premiers objectifs de Alaoui en Irak, après des élections impossibles dans un pays occupé et corrompu par la finance étrangère qui achète des clients, est d’évacuer la Turquie de l’horizon irakien, et de monter parallèlement l’opinion irakienne contre son voisin iranien, méritant ainsi son surnom de « second Saddam ». Le but est de neutraliser et la Turquie et l’Iran, par des mouvements internes (Kurdes etc…) et de pression externe, tout comme on entend agir demain contre ceux qui voudraient en Europe poursuivre une politique d’ouverture à la Russie, dont l’Italie de Berlusconi fait partie.

Nous demandons de relire cette proposition du journaliste russe. N’anticipe-t-elle notre conclusion générale, que nous laissons au lecteur bienveillant le soin d’apprécier ?
« L’amitié russo-turque ne se renforcera, qu’on le veuille ou non, que par le gaz, le pétrole et le nucléaire civil. Le South Stream réduira la dépendance de la Russie et de ses clients vis-à-vis des pays de transit, et notamment de l’Ukraine, car la Turquie ne sera pas, formellement, un pays de transit. En 2013, ce gazoduc transportera 63 milliards de m3 de gaz par an. Le montant des investissements dans ce projet est estimé à 25 milliards d’euros. Sa réalisation sera assurée par le russe Gazprom et le groupe italien Eni, sur une base paritaire. Les trois parties étaient présentes pour la signature de l’accord sur South Stream, le premier ministre italien Silvio Berlusconi ayant fait spécialement le déplacement d’Ankara ».

Pour combattre cette politique économique, il faut éliminer la puissance iranienne : non pas qu’elle menace positivement les Etats-Unis ou véritablement son client israélien, qui est son propre miroir, mais par la confiscation des richesses iraniennes obtenues par les « sanctions paralysantes », c’est la menace d’une Europe indépendante ouverte à l’ensemble russo-turc énergétiquement, et donc séparé de la pression financière américaine et autre, qui est abolie ou reculée. La question devient donc : pourquoi menacer l’Iran ? Nous pensons y avoir répondu.

Le sommet des convoitises à Téhéran (1943)

Dans « les sociétés physiques », pour reprendre l’expression de Chateaubriand, le mobile étant le bien-être, il se trouve que le sort des groupes, des couples (portant en eux la semence du divorce) ou des formations macro-économiques demeure réglé par la convoitise et non pas la raison. C’est ainsi que l’appétit de domination et de partage des ressources, au détriment du travail même, s’est donné pour point de rencontre en novembre et décembre 1943, non sans cause, la ville de Téhéran que Jacques Chirac voyait anéantie par une sorte de terreur atomique justicière !

Ce choix de Téhéran avait-il, outre son avantage matériel et sécuritaire évident, quelque chose de symbolique ? Naturellement, car nous sommes là sur une position qui ressemble à ce que l’Europe connaît avec son plateau de Bohème, toute proportion gardée, dont la possession assure le contrôle des échanges internes du Continent. Une des grandes craintes des « Alliés », c’est-à-dire de ce qui constitue aujourd’hui le Conseil de Sécurité, fut de voir l’Allemagne conserver sa popularité en Iran, et en Afghanistan.

Durant la dernière guerre, l’espace persanophone de l’Azerbaïdjan recruta des volontaires nombreux pour lutter, avec de nombreux Russes, contre le bloc qui devait sortir vainqueur. Aussi l’occupation de l’Iran fut-elle très sévère dès fin août 1941, passant rapidement, sans compter la zone soviétisée, sous un contrôle non plus britannique, mais américain. Il y avait donc l’intention de former un encadrement, particulièrement de la gendarmerie, dont l’intendant de police du New Jersey -(qui eut une attitude plus que suspecte dans le traitement de l’affaire de l’enlèvement du fils du pilote Lindbergh qui lui avait été confiée), puis lieutenant-colonel, employé par la C.I.A. contre Mossadegh et père du futur général Norman Schwarzkopf - s’occupait. Une masse de réfugiés de Pologne, au nombre de 40.000 qui fuyait le Gouvernement Général du protectorat allemand et une opinion hostile aussi, à cause de leurs sympathies communistes et de leur trafic, renforçait la présence étrangère, et l’on trouve encore des éléments qui subsistent et agissent aussi dans leurs intérêts.

Il n’est pas utile de rappeler la richesse du sous-sol iranien, et de ses ressources marines. Que celles-ci puissent être, à la faveur du pion local israélien servant de détonateur, engrangées dans un second protectorat appuyé sur une double politique de terreur envers les populations villageoises secouées par une guerre, et une génération illusionnée par une corruption médiatique et une insuffisance de formation morale, (un défaut, aussi paradoxal que cela semble à des esprits européens contemporains, oui, un défaut de nationalisme, à la différence de l’esprit de la Turquie asservie progressivement, après sa défaite héroïque de 1918, au laïcisme venu d’Occident, mais vivante par son prestige musulman, militaire et organisateur passé), la solution est entre les mains de la Providence, ou de l’Esprit qui guide le monde.

Le plan établi par l’illustre secrétaire d’État Zbigniew Brzeziński de découpage du monde au bénéfice du leadership états-unien, qui prend l’emblème américain comme voile de ses activités, et de plus en plus, contre la volonté de plusieurs militaires et entrepreneurs américains rebelles au nouvel ordre mondial contrôlant les États-Unis même, semble triompher, sauf à sous-estimer le poids des deux nations susmentionnées, qui ont ouvert la présente discussion sur l’Iran, et dont la Russie instruite par l’Histoire doit favoriser le développement, si elle veut vaincre ses faiblesses et profiter de ses richesses naturelles.

Le poids de la Chine est sous-estimé, selon nous, à long terme et exagéré dans le présent, ou cet avenir immédiat qui met en cause la vie d’un peuple : des manifestations post électorales ont mis une fois en cause, à la grande prière du Vendredi de Téhéran, la Russie et la Chine, pour effacer les clameurs hostiles aux États-Unis et à Israël ! Il me vient à l’esprit de me demander de quel côté eût poussé des cris d’hostilité le grand Voltaire ? Je laisse le soin à chacun de répondre en conscience, en rappelant que l’expression de « philosophie de l’histoire » est de lui, et que nous philosophons en effet sur de l’histoire, alors que les médias fragmentent la conscience de ceux qui s’y frottent.

Cette idée d’une Chine hostile aux entreprises américaines, comme le ferait une puissance en conflit d’intérêts n’a, par ailleurs, pas lieu d’être, si l’on considère la structure financière de cet Etat qui est en très grande partie un pays du Tiers-monde, dont l’accès à l’Organisation du Commerce Mondial est plus facilité qu’à la Russie. De là l’optimisme des Etats-Unis dans leur coalition contre l’Iran. Aussi lisons-nous sans surprise dans le Devoir, de Montréal, du 1er Avril 2010, cette déclaration de l’agence Reuters, intitulée «  La Chine se rallie du bout des lèvres, un pas de plus vers des sanctions contre l’Iran » : «  La Maison Blanche […] a dit avoir bon espoir de pouvoir coopérer avec la Chine pour exercer de fortes pressions sur l’Iran sur le dossier nucléaire.[…] Les Chinois savent qu’il n’est pas de leur intérêt qu’intervienne une course aux armements au Proche-Orient et nous avons bon espoir de pouvoir coopérer avec eux pour exercer une forte pression sur l’Iran a dit le porte-parole de la Maison Blanche, Bill Burton. » Traduisez, toute Chine a son prix.

A long terme, en revanche, l’effort économique d’un Etat qui conserve sa structure autoritaire socialiste à côté d’une économie libérale, selon la félicitation que lui en faisait l’excellent Président du Parlement libanais et chef du mouvement Amal, le très sagace, perspicace et admirablement prophétique Nabi Berri, en recevant le vice-président chinois, et en discutant, comme le rappelait « L’Orient le jour » de l’enseignement du chinois dans les futures écoles libanaises. Ceci, comme on dit est une autre histoire, et le crépuscule des démons d’aujourd’hui qui pointe à l’horizon.

Le philosophe français Michel Foucault a pu écrire dans son article publié dans le Corriere Della Sera, 26 novembre 1978, comme témoin de la réaction populaire iranienne aux intrigues des milieux affairistes supranationaux déchaînés historiquement sous forme de volonté de domination planétaire depuis 1917, date de la Révolution Russe et de l’intervention américaine en Europe, deux faces de la même monnaie : «  C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolution et la plus folle ». [5]

Il est assuré que l’objectif de l’Occident entendu au sens de support du leadership américain, est de consommer les ressources iraniennes avec la complicité d’Iraniens corruptibles, sur le modèle irakien et autre. L’unité du peuple iranien, soutenait Foucault, lui a évité la guerre civile, la conquête projetée de l’Iran est la brisure de cette unité, pour respecter géopolitiquement l’esprit de statu quo mondial de la Conférence de Téhéran de l’automne 1943.

Nous pouvons ainsi suggérer que si la menace iranienne est aussi fantomatique que celles inventées par les Américains en d’autres lieux, il n’en demeure pas moins que certains cercles financiers déterminables veulent s’assurer des ressources iraniennes pour ne pas avoir à entretenir des relations d’égalité avec un partenaire russe moins pénétrable que le marché chinois, moins contrôlable financièrement et plus capable d’attirer vers lui une Europe, qui serait redevenue ce qu’elle a été pour ceux qui lisent l’histoire réelle, une fille de l’Eurasie, bref un peuple de culture, capable d’entendre le prélude de Parsifal. [6]

Pierre Dortiguier

Le 2 avril 2010 pour Geopolintel

Notes

[1Selon l’épithète vite vulgarisée de Sylvan Shalom, ancien directeur des ressources énergétiques et vice-Premier ministre, natif de Tunisie, réclamant aux Nations-Unies une torture plus raffinée des Iraniens.

[2« Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates ( c’est-à-dire : parlant de la force de la vie, de « l’élan vital » etc. ) et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel » Charles BAUDELAIRE, Exposition Universelle, 1855, Beaux-arts).

[3Dr Jean-Paul Clément « Chateaubriand politique », Hachette, collection Pluriel, 1987, p.323.

[5Dits et Ecrits, tome II, Quarto/Gallimard, 2001, p.716 « Le chef mythique de la révolte de l’Iran, Corriere Della Sera, 26 novembre 1978

[6Où le poète-musicien Richard Wagner, d’après le chimiste, mystique et iranologue, traducteur en 1820 du poète épique et gloire de l’Iran Firdûsî, Joseph V.Görres dans son livre « Lohengrin » (1813), entendait une allusion au « Persan fol », pour signifier le nom médiéval du héros Perceval.

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