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Cent jours dans...la bataille Otor-Carlyle

mercredi 22 mai 2013

Le conflit opposant le cartonnier français au puissant fonds américain
rassemble tous les ingrédients d’un classique roman d’espionnage.

La salle applaudit à tout rompre. A Canal+, lundi 4 octobre, la projection
privée de Carlyle s’attaque à la France vient de se terminer, trois heures
avant la diffusion du reportage sur la chaîne. Consultants ou parlementaires, les invités du journaliste Bernard Nicolas sont tous acquis à la cause du cartonnier Otor, en conflit avec le plus gros fonds d’investissement du monde (18 milliards de dollars gérés), le Carlyle Group.

Carlyle charge Michel Calzaroni d’une mission de lobbying

13/10/2003

Le groupe Carlyle, qui avait confié ses relations presse en France à Ogilvy, vient de charger l’agence DGM de Michel Calzaroni d’une mission de lobbying et de communication de crise. Fonds d’investissement américain présent dans Le Figaro jusqu’en mars 2002 et actionnaire à 37,5% d’Aprovia (La France agricole, Le Moniteur, L’Usine nouvelle, Tests, etc.), Carlyle souffre d’une image liée à l’administration Bush et au Pentagone.

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Seul Olivier Labesse, du cabinet DGM, chargé des relations presse de Carlyle, ne participe pas à la liesse générale. Le reportage qu’il vient de découvrir est un réquisitoire sans nuances contre son client : « l’histoire de l’infiniment gros piégé par l’infiniment petit… » On y voit d’abord les piliers historiques du « gros » :
Frank Carlucci, ex-numéro deux de la CIA, James Baker, ancien secrétaire
d’Etat, et même George Bush senior, administrateur de Carlyle jusqu’en octobre
2003. Tous ceux qui ont permis au fonds de devenir un acteur central du
complexe militaro-industriel américain. On prend alors peur pour Jean-Yves
Bacques et Michèle Bouvier, les dirigeants du « petit » Otor, que le géant
s’apprête à avaler. Heureusement, ceux-ci ont déposé une plainte aux
Etats-Unis, qui risque de coûter cher à Carlyle, accusé de « conspiration »
avec le Crédit lyonnais. On nous explique enfin la raison cachée de
l’acharnement des Américains. Ceux-ci chercheraient à conquérir la technologie
de carton ondulé détenue par Otor, en vue d’emporter le marché de l’emballage
des munitions de l’Otan ! Une thèse jugée extravagante par la plupart des
spécialistes. Peu importe : en transformant un conflit juridico-financier en
illustration de la « guerre économique », le reportage de Canal fait mouche.

En privé, même les dirigeants d’Otor ne défendent guère la thèse du carton pour
l’Otan. Selon eux, leur entreprise a surtout été victime d’une « prise de
contrôle abusive ». En 2000, la PME en difficulté, poussée par le Crédit
lyonnais, fait appel à Carlyle. Un pacte d’actionnaires est signé. Il prévoit
que les Américains prendront le contrôle de la société en 2006 si Otor ne
respecte pas certains ratios financiers. Ce qu’ils décident de faire… moins de
dix-huit mois après la signature du pacte. Après avoir injecté seulement 45
millions d’euros, Carlyle voit sa part passer de 21 à 92 % du capital.

Début 2004, l’affaire se médiatise et c’est Carlyle qui marque les premiers
points. La presse s’empare des révélations faites au parquet par un des
commissaires aux comptes d’Otor : Bacques et Bouvier auraient fait appel, aux
frais de la société, à des « officines » d’intelligence économique, entre
autres pour monter un faux site alter-mondialiste, Stop Carlyle ! Depuis le 27
août, date du dépôt de la plainte d’Otor aux Etats-Unis, c’est le fonds
américain qui se retrouve à son tour sur la sellette. La guerre d’influence
s’emballe. Des cabinets de lobbying s’agitent. Des notes compromettantes
parviennent dans les rédactions. Certains témoins refusent de parler au
téléphone : leur ligne ne serait pas sûre… L’affaire se transforme en un
­thriller économique qui, chaque semaine, apporte son lot de rumeurs, de faux
documents ou de faux témoignages. Scènes choisies…

Cet été, des factures sont dérobées au service comptabilité d’Otor. Dès la
rentrée, l’une d’elles commence à circuler. D’un montant de 208 104 euros, elle
est signée Sirius Consulting, le cabinet de consultants qui a aidé Otor à
mettre au point sa contre-attaque aux Etats-Unis. Seulement voilà, la « note
blanche » qui accompagne la facture fait état de travaux bien moins
recommandables qu’une simple analyse juridique. Il y est question d’une « 
opération de déstabilisation de Carlyle ». Consultant de Sirius, Jean-Luc
Moreau crie à la machination. « Seule la facture est authentique. Les feuilles
qui l’accompagnent sont des faux. » Parmi ces notes, il y a une feuille
d’horaires qui fait apparaître une colonne « lobbying », mentionnant un certain
« député C. ». Le quotidien Le Monde reprend l’information, laissant entendre
qu’un député aurait été payé par Otor ! L’élu en question, Bernard Carayon,
auteur d’un rapport sur l’intelligence économique remis au Premier ministre en
juin 2003, doit envoyer un droit de réponse aux journalistes : « J’ai reçu le
représentant de l’entreprise Otor et son conseil en mai et juillet derniers
dans le cadre de ma réflexion sur l’amélioration de la transparence des
pratiques financières internationales. […] Je n’ai évidemment reçu aucune
rétribution ni avantage de quelque forme que ce soit. »

Le 9 septembre, au siège d’Otor, sept avocats du cabinet américain Thielen Ried
épluchent les archives de la société, avec une attention toute particulière
pour les rapports de Clinvest, banque-conseil d’Otor et filiale du Crédit
lyonnais. Ce jour-là, leur « big boss » est venu les rejoindre : Gary Fontana
est l’un des plus redoutables ténors du barreau américain. C’est lui qui, en
2003, a poursuivi François Pinault et fait condamner cinq dirigeants du
Lyonnais dans l’affaire Executive Life. Dans le dossier Otor, il demande 200
millions de dollars de dommages et intérêts. Mais, pour Carlyle, la menace va
bien au-delà. Car, si le juge décide de passer à la phase 2 de la procédure,
dite de « discovery », ce seront toutes les structures « offshore » de Carlyle
Europe qui feront l’objet d’une enquête fédérale. « On pourrait avoir une
nouvelle affaire Enron », prédit-on du côté de Sirius. Carlyle se contente de
hausser les épaules. « Leur plainte sera sans suite et ils le savent. Ils ne
font ça que pour avoir de la presse », assure Jean-Pierre Millet, le patron de
Carlyle Europe.

« Comment passer du carton d’emballage au missile de croisière ? Un bon roman
d’espionnage oserait-il aller aussi loin que l’enquête de François Missen,
publiée aux éditions Flammarion sous le titre Le Réseau Carlyle, banquier des
guerres américaines ? Bonjour, François Missen. » C’est par ces mots que, le
matin du 20 septembre, Stéphane Paoli accueille sur France Inter « un des
journalistes français les plus capés », titulaire du prix Albert Londres et du
Pulitzer américain. C’est ce vieux baroudeur de l’investigation qui, en septemb
re 2002, a révélé dans la revue Politis l’existence de la « pieuvre Carlyle ».
Avec un scoop incroyable : le matin du 11 septembre 2001, Jean-Pierre Millet,
le patron de Carlyle Europe, assistait au conseil d’administration du fonds
d’investissement au côté de… Shafiq Ben Laden, frère aîné d’Oussama. L’anecdote
sera reprise par Michael Moore dans son film Fahrenheit 9/ 11. Millet, loin
d’apprécier la valeur du scoop, accuse Missen d’avoir été payé par Otor : 4 850
euros en notes de frais, pour un voyage fait aux Etats-Unis à l’été 2002, juste
avant la remise de l’article à Politis. « On m’a demandé un rapport sur un
concurrent », se défend le journaliste. Il n’est pas le seul à être mis en
cause. Une note de DGM n’hésite pas à faire état de « rémunération de
journalistes ».

Au siège d’Otor, le 12 octobre, les journalistes se bousculent pour assister à
la présentation des résultats semestriels . Devant les caméras de télévision,
un grand escogriffe apostrophe Michèle Bouvier. « Vous n’avez pas confiance
dans la justice française ? » lance-t-il à la directrice générale d’Otor. C’est
Didier Cornardeau, le président de l’Appac, l’Association des petits porteurs
d’actifs. Trois jours auparavant, il a écrit au procureur de la République pour
se porter partie civile, comme il l’a fait contre Jean-Marie Messier dans
l’affaire Vivendi. Mais, cette fois, le héraut des petits actionnaires ne s’en
prend pas au « gros. » Epousant la cause de Carlyle, il en veut surtout aux
dirigeants d’Otor, qui, selon lui, « dilapident leur énergie dans des procès à
New York, au lieu de chercher à sauver la société ». Michèle Bouvier, furieuse,
rétorque que Didier Cornardeau n’aurait même pas dû se trouver à la
présentation des résultats. Le 12 octobre, l’Appac ne possédait pas une seule
action Otor : le bordereau d’achat des 100 actions acquises par l’association
indique la date du 18.

Le vendredi 22 octobre, un pot est organisé à Bercy en présence de Nicolas
Sarkozy. On fête la Légion d’honneur du journaliste Jean-Marc Sylvestre. Parmi
les invités, il y a Michel Calzaroni, le patron de DGM, et le lobbyiste Paul
Boury, tous deux au service de Carlyle. Soudain, avec stupéfaction, les deux
hommes aperçoivent un couple venir se présenter au ministre de l’Economie et
des Finances : Jean-Yves Bacques et Michèle Bouvier ! Paul Boury y voit la
preuve du lobbying actif des dirigeants d’Otor. De son côté, il multiplie les
rencontres à Bercy et les déjeuners avec des députés. De même, DGM n’hésite pas
à envoyer une note ­« confidentielle » à des dizaines de hauts fonctionnaires
et de politiques. Dénoncés pour leur « comportement irresponsable et déloyal »,
les dirigeants d’Otor ripostent en envoyant aux médias une note où ils
répondent point par point aux accusations de DGM.

Le 16 novembre, dans les bureaux de Carlyle, Jean-Pierre Millet répond à nos
questions. Il affirme être la victime d’une « stratégie de harcèlement ».
Dernier épi­sode en date : la contestation du tribunal ­arbitral, désigné il y
a trois ans pour régler le litige. Les dirigeants d’Otor viennent de demander
la récusation de deux de ses membres. Le président du tribunal, Gilbert
Parléani, aurait notamment travaillé chez Joseph Elvinger, le notaire qui a
réalisé l a p lupart des actes de constitution de ­Carlyle Luxembourg. Un
document qui nous a été fourni montre que Gilbert Par­léani a bien été
domicilié au 15, côte d’Eich, l’adresse de Joseph Elvinger. Jean-Pierre Millet
ne s’en montre guère ému : « Mais ils ne se connaissent même pas !
Demandez-vous plutôt pourquoi monsieur Bacques et madame Bouvier inventent
cette histoire maintenant, alors qu’ils font faire des enquêtes depuis trois
ans. » Le patron de ­Carlyle Europe n’est guère plus troublé lorsque nous lui
montrons le schéma de la ­trentaine de structures qui ont servi à
l’investissement Otor, un écheveau ésotérique de holdings et de filiales
domiciliées au Luxembourg, à Guernesey ou aux îles Caïmans. « Tous les fonds
d’investissement et la plupart des grandes entreprises ont recours aux pays à
moindre fiscalité : cela s’appelle de l’optimisation fiscale. C’est tout à fait
légal et transparent. » Même réaction concernant la société Glieres Holding
Limited, basée à Guernesey, qui porte le nom du plateau des Glières, où son
père , R aymond Millet, s’est illustré pour faits de résistance en 1944 : « 
C’est une société que j’ai constituée pour réaliser mes investissements
personnels. Mais je l’ai dissoute et remplacée par une société de droit
française, Glières SARL. » Jean-Pierre Millet est-il, comme il le prétend,
victime d’un harcèlement procédurier ou bien, comme le clament les dirigeants
d’Otor, le complice d’un scandale de grande ampleur ? La justice devra
trancher, en France comme aux Etats-Unis. Une seule chose est sûre : tout
arrangement apparaît désormais hautement improbable.

Bertrand Fraysse

Voir en ligne : lemagchallenges.nouvelobs.com

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