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Moi, chef-comptable dans une multinationale

dimanche 24 février 2013

Je travaille dans un grand groupe, coté en bourse, qui possède une filiale dans chaque pays européen. Je travaille dans une des filiales comme chef-comptable.

Depuis la crise, je constate que l’entreprise qui m’emploie s’est financiarisée. Les méthodes et le vocabulaire financiers ont fait leur apparition. Les dirigeants agissent comme des banquiers : ils ont le sentiment que rien ne peut les arrêter dans la course aux profits.

Désormais, j’oublie parfois l’activité de base de mon employeur.

1. Le mot « liquidité » est devenu un mot-clé important.

Le but actuel, c’est d’avoir des liquidités à tout prix… quel que soit le prix à payer.

Dans notre filiale, nous devions procéder à une énorme dépense d’argent.

Me voilà comme chef comptable à proposer deux solutions au directeur financier :

A) Payer sur fonds propres : diminution de notre compte en banque et pas d’endettement supplémentaire. Ce que je recommande.

B) Ou bien passer par un financement remboursable en 12 mois : le compte en banque reste bien garni, mais des intérêts bancaires sont dus.

Le directeur financier a fait son choix sur bases des « critères de performance » qu’il devra affronter lors de son évaluation annuelle avec le PDG.

Dans ces critères, les intérêts bancaires ne sont pas repris. Le volume du cash disponible, oui.

Donc l’entreprise s’est endettée pour que le directeur financier puisse recevoir son bonus en fin d’année, ayant préservé la liquidité de l’entreprise.

2. Les organes de contrôle similaires à des agences de notation.

Avant la crise, notre filiale payait les services d’un expert indépendant pour auditer nos comptes.

Cet expert recevait 9 000 € par an. C’était un vieux loup, style prof de compta qui a fait la guerre, il se baladait partout dans l’entreprise, entendait tout, prenait le temps d’analyser et posait les questions dérangeantes. Bref, rien ne lui échappait ; il avait une vision à 360° de nos activités.

Après la crise, le Conseil d’Administration a préféré signer avec une grande société d’audit, où les jeunes diplômés rêvent d’être engagés. Le mandat est monté à 60 000 € par an.

En tant que personne ressource pour les contrôleurs extérieurs, je constate que ces sociétés « spécialisées dans l’audit de multinationales » ne valent pas grand-chose.

Pourquoi ? Je reçois la visite de Junior1 et Junior2 que j’impressionne en leur réservant une salle de conférence… pour mieux les isoler. La méthodologie du tandem ? Suivre le questionnaire standardisé et répondre aux questions une à une.

Exit la vision globale de l’entreprise. Au revoir la compréhension de l’activité de l’entreprise qui se retranscrit dans les comptes.

Maintenant, je dois juste avoir un justificatif pour chaque écriture comptable… Le questionnaire ne prévoit pas de vérifier si les opérations comptables sont pertinentes ou pas.

Vous vous souvenez de mon exemple de financement quand je parlais de la liquidité ?

Le vieux loup aurait mentionné dans son rapport la stupidité de l’opération… Junior1 et Junior2, eux, sont « méga impressionnés » par la quantité de zéro au montant.

Ah oui, j’oublie de mentionner l’auditeur senior, fondé de pouvoir dans la société d’audit. Il se fie au rapport des Juniors avant de contresigner leur travail. À 60 000 euros la mission, autant maximiser les clients, et aller vite superviser Junior3 et Junior4… ou Junior81 et Junior82 ?

L’envie de contrôler « toujours plus » a obligé les opérateurs à standardiser le format. Pour vous donner une image, ils contrôlent minutieusement la qualité de chaque pièce du puzzle, mais ne se demandent pas ce qui est dessiné sur le puzzle.

3. Changer les modes de comptabilisation grâce à 1 €uro symbolique

Admettons que l’entreprise génère un chiffre d’affaires annuel de 500 millions avec un bénéfice de 3%, soit 15 millions par an.

En 2007, l’entreprise déclarait un bénéfice opérationnel de 15 millions.

En 2008, suite à la crise, elle déclare un bénéfice opérationnel de 14 millions 999 999 euros et un bénéfice exceptionnel de 1 euro symbolique.

En 2009, elle déclare un bénéfice opérationnel de 13 millions et un bénéfice exceptionnel de 2 millions…. Hé oui, le principe étant acquis grâce à l’année précédente. En période de crise, tout devient exceptionnel, inhabituel. C’est la période propice pour changer les repères.

En 2010 et 2011, l’écart se creuse, le bénéfice exceptionnel se gonfle ; les comptes annuels reprennent un bénéfice opérationnel de 9 millions et un bénéfice exceptionnel de 6 millions.

Jusque là, toujours 15 millions en fin d’année, mais avec une ventilation et donc une justification légale différente.

En 2012, la grande arnaque peut arriver : transférer les bénéfices dans un autre pays pour éviter la taxation, ou encaisser des pertes jamais déclarées, etc.

Le bénéfice diminue de 6 millions et passe de 15 à 9. Dans la comptabilité, le bénéfice exceptionnel tombe à zéro ; le bénéfice opérationnel reste le même.

Pour les auditeurs, les actionnaires et l’Etat, un bénéfice exceptionnel est logiquement NON récurrent… Le résultat opérationnel reste STABLE malgré la crise, le management peut toucher ses primes sur résultat.

Dans ma fonction de chef comptable, je constate que malgré la crise, les résultats exceptionnels explosent partout. Alors, excellent millésime ou changement de méthodes de comptabilisation ? En tout cas, il suffit d’un seul euro pour faire accepter le principe.

4. Le prix de transfert s’européanise.

Les multinationales anticipent un changement de cadre fiscal. Elles craignent une rage taxatoire ou une « cotisation de crise » quelle que soit la forme choisie.

Elles s’impliquent de plus en plus dans des processus pour faire glisser des bénéfices vers des filiales moins taxées ou taxables, notamment celles au profil « starter ».

L’entreprise où je travaille a donc décidé d’ouvrir des filiales dans plusieurs pays de l’Europe de l’Est.

Pourquoi ? Parce que ces jeunes filiales sont comme des paradis fiscaux : les premières tranches d’imposition ne sont pas taxées pendant les 3 premières années…

Les politiques voulaient dynamiser la création d’entreprise (et la création d’emploi) grâce à cette exonération.

Notre filiale de l’Est, que je vais appeler « ABC », vient de souffler ses 4 bougies.

Nous avons donc créé une deuxième filiale appelée cette fois « XYZ ».

Et pour bien profiter du système, la filiale « ABC » a même facturé à la maison mère (située dans la Vieille Europe) des prestations de « création de la filiale XYZ ».

La maison mère a donc 2x plus de possibilités de réduire les impôts dans son pays, puisqu’elle reçoit des factures supplémentaires qui réduisent sa base imposable.

Et devinez quel bénéfice aura XYZ cette année ? 6 millions de bénéfices exceptionnels ?

5. Les Pouvoirs publics distribuent encore plus l’argent aux multinationales.

Grâce à la crise et au ralentissement des investissements, des services publics octroient des subsides aux grandes entreprises pour la R&D. Le but politique de la mesure est de capter ou maintenir le département R&D sur son territoire.

Dernier succès de mon employeur : encaisser de juteuses subventions pour créer un service… qui existait déjà. L’entreprise a développé un service parce qu’il y avait un marché à prendre et de l’argent à gagner. Mais nous avons retardé la commercialisation de 6 mois pour faire croire à l’Etat que l’argent public nous permettait d’enfin lancer la mise en production.

L’encaissement des subventions s’est fait après remise de dossiers et pièces justificatives.

Faut-il préciser que notre dossier technique était déjà prêt ? Et que les justificatifs comptables étaient une grosse arnaque ?

Dans cet exemple, chacun aura sa conclusion. Mon point de vue personnel situe plutôt l’erreur au niveau politique : faut-il aider de grandes entreprises qui sont déjà rentables et organisées ?

La cause du gaspillage d’argent public n’est-il pas simplement l’existence d’un service public qui cherche des multinationales à subventionner ?

L’entreprise qui crée des documents pour être dans les critères d’octroi, je place ça dans les conséquences. Tout comme les fonctionnaires du service concerné qui étaient ravis d’être utiles au programme, et qui n’avaient aucune compétence pour vérifier les états comptables rendus. Nos auditeurs financiers (Junior1 et Junior2) ne se sont intéressés qu’à la méthode de comptabilisation des subsides.

Je vous ai mentionné que plus personne ne prend le temps de construire des puzzles ?

6. Le contexte incite à frauder.

Ceux qui jouent avec des gros montants ont pris conscience qu’aucune loi ne pouvait condamner leur manque d’éthique. Alors, pourquoi viser l’intérêt général ?

Par exemple, nos managers facturent leurs prestations via des sociétés off-shore.

Est-ce crédible d’avoir un manager européen qui opère dans une capitale européenne et qui facture ses prestations via Hong-Kong ? En tout cas, c’est légal.

La Commission Européenne est installée à Bruxelles. En même temps, la Belgique est un paradis fiscal pour les filiales des multinationales.

Toutes ces incohérences n’existaient pas avant la crise.

Ma vision des choses, c’est que la crise a mis en exergue les méthodes des banques. Les entreprises ont simplement pris exemple puisque ces mêmes banques n’ont jamais été sanctionnées…

Source

http://www.les-crises.fr/moi-chef-c...

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