Avant de quitter ses fonctions à la tête d’EDF en septembre, Jean-Bernard Lévy livrait contre les dirigeants français un réquisitoire implacable. Bis repetita ce mardi 29 novembre : à l’heure où la France est menacée par une pénurie d’électricité, c’est au tour d’Yves Bréchet, Haut-Commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018, de sonner la charge. Entendu à l’Assemblée nationale par la Commission d’enquête sur la souveraineté et indépendance énergétique, le polytechnicien, membre de l’Académie des sciences et président du conseil scientifique de Framatome, était interrogé sur les causes du marasme dans lequel se trouve le nucléaire français, dont la moitié du parc est aujourd’hui à l’arrêt. Sans exonérer les acteurs de la filière de leurs responsabilités, Yves Bréchet a pointé, face aux députés, « la question de l’instruction scientifique des dossiers politiques », selon lui « au cœur du problème ».
« La faiblesse des analyses conduisant aux décisions de l’État pose question », alerte l’expert « têtu mais pas obstiné », ayant refusé un troisième mandat de Haut-commissaire, faute d’avoir été entendu. « Il est important de comprendre comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication », explique-t-il sans ambages. C’est au lance-flammes que passe la politique énergétique et industrielle française des quinze dernières années : « La doxa prônant le passage de 75 à 50 % de la capacité électro-nucléaire, la confusion entre la puissance installée et la puissance délivrée, l’omission des coûts de réseau et de stockage dans l’évaluation des aspects économiques des différentes sources d’électricité, le refus de procéder à une analyse de fond des expériences faites chez nos voisins, témoignent au mieux d’une naïveté confondante », lance Yves Bréchet.
Lequel enfonce le clou, en ajoutant : « La propension à considérer que les technologies en développement – l’hydrogène comme vecteur énergétique, les smart-grids – peuvent être, en situation d’urgence climatique, des technologies à déployer massivement, dans l’instant, témoigne d’une méconnaissance profonde des délais de développement. (...) Inversement, la procrastination sur toutes les décisions concernant le nucléaire et la politique d’annonces dans l’attente de décisions concrètes de mise en chantier montrent une ignorance stupéfiante de l’inertie intrinsèque des industries lourdes et de la nécessité d’une vision stable à long terme pour conserver l’outil industriel au bon niveau. L’incapacité à penser l’ensemble d’un système énergétique conduit à des PPE [Programmations pluriannuelles de l’énergie, N.D.L.R.] qui sont un collier de perles gadget au moment où on aurait besoin d’un câble robuste. » Outch.
Qui est responsable de ces errements ? Si les fautes politiques sont régulièrement pointées dans la gestion du dossier énergétique, elles le sont rarement avec autant de force. « Ces constatations sont autant de signes que l’analyse scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l’État sur ces sujets », juge ainsi l’ancien Haut-commissaire – un poste particulier, conseillant à la fois le Commissariat à l’énergie atomique et l’exécutif sans aucune tutelle hiérarchique, ce qui garantit une parole très indépendante. La preuve dans cette sortie, adressée aux députés de la commission : « Au-delà des anciens ministres que vous pouvez auditionner pour le fun, en étant à peu près sûr de n’avoir que des effets de manche, c’est dans les structures des cabinets et de la haute administration, qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique, qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et industrielle. »
Carriérisme
« Pourquoi, en six ans de mandat et malgré les demandes réitérées, je n’ai vu se tenir le comité à l’énergie atomique que deux fois, alors qu’il aurait dû être réuni chaque année ? (...) Pourquoi est-il rarissime d’avoir un retour sur un rapport technique ? Pourquoi les avis réitérés de l’Académie des sciences, de l’Académie des technologies, sont-ils reçus dans un silence poli ? », demande encore Yves Bréchet. Selon lui, il faut d’abord chercher dans « l’inculture scientifique et technique de notre classe politique » la cause primaire de ces dysfonctionnements. « Dans la génération qui a reconstruit le pays, les élèves de l’ENA recevait un cours de Louis Armand – polytechnicien et résistant ayant dirigé la SNCF après-guerre, puis Euratom, ndlr. – sur les sciences et les technologies de la France industrielle. Il faut avoir eu ce cours entre les mains pour comprendre ce que ça voulait dire : ça ne faisait pas d’eux des ingénieurs, cela leur donnait la mesure du problème. »
L’aréopage de conseillers gouvernementaux ne sort pas indemne, lui non plus, de cette audition. « Quel que soit le prestige de leurs diplômes, ils se retrouvent à conseiller sur des sujets qu’ils ne maîtrisent généralement pas un ministre qui ne se pose même pas la question, mitraille le scientifique devant des députés moitié amusés, moitié interloqués. Leur première préoccupation sera trop souvent de ne dire à leurs ministres que ce qu’il a envie d’entendre pour ne pas nuire à leurs carrières à venir. » Déplorant que « l’analyse scientifique des dossiers soit systématiquement ignorée, broyée par effet de cour qui était au service des gouvernants plus qu’à celui du pays », Yves Bréchet martèle le message : « Au fond, c’est l’instruction scientifique et technique des dossiers politiques qui doit être repensée de fond en comble. Que les corps techniques de l’État forment correctement leurs jeunes, au lieu de se contenter d’être le chien de garde de chasses gardées. Que les conseillers soient en état de conseiller, c’est-à-dire réapprennent à analyser le fond des dossiers et à challenger les experts. » Il n’est pas certain que la destruction des grands corps publics (préfets, diplomates ou inspecteurs) initiée par Emmanuel Macron au profit d’une logique se rapprochant du fonctionnement du privé aille exactement en ce sens.