Jonathan Swift : L’Art du mensonge politique
[Pamphlet et traité de politique (satirique) écrit en 1733 par John Arbuthnot, attribué à Jonathan Swift.]
Jonathan Swift
L’ART DU MENSONGE POLITIQUE
L’âme est de la nature d’un miroir planocylindrique ; un Dieu tout puissant a fait le côté plat de ce miroir et ensuite le démon a fait l’autre côté qui a une forme cylindrique. Le côté plat représente les objets au naturel et tels qu’ils sont véritablement ; mais le côté cylindrique doit nécessairement, selon les règles de la catoptique, représenter les vrais objets faux et les faux objets vrais. Que le cylindre étant beaucoup plus grand et plus large, reçoit et assemble sur sa surface une plus grande quantité de rayons visuels : que par conséquent tout l’art et le succès du mensonge politique dépend du côté cylindrique de l’âme.
Après avoir bien considéré la vaste étendue de la surface cylindrique de l’âme et le grand penchant qu’ont tous les hommes de ces derniers temps à croire les mensonges, je suis persuadé que LE MOYEN LE PLUS EFFICACE POUR COMBATTRE ET DÉTRUIRE UN MENSONGE EST DE LUI OPPOSER UN AUTRE MENSONGE.
Le penchant de l’âme vers la malice est un effet de l’amour-propre ou du plaisir et de la satisfaction secrète que nous avons de trouver les hommes plus méchants, plus lâches, plus méprisables et plus malheureux que nous-mêmes : et la passion qui nous entraîne vers le merveilleux, procède de l’inactivité de l’âme ou de son incapacité à être mue par les choses vulgaires ou communes et y prendre le moindre plaisir. Le mensonge politique est l’art de convaincre le peuple, l’art de lui faire accroire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin.
Il faut plus d’art pour convaincre le peuple d’une vérité salutaire que pour lui faire accroire et recevoir une fausseté salutaire.
Une abondance de mensonges politiques est une marque certaine de la liberté anglaise. Il y a trois sortes de mensonges : le mensonge de calomnie, le mensonge d’addition ou d’augmentation, le mensonge de translation. Le mensonge d’addition donne à un grand personnage plus de réputation qu’il ne lui en appartient et cela pour le mettre en état de servir à quelque bonne fin ou à quelque dessein qu’on a en vue.
Le mensonge de détraction, de médisance, de calomnie, ou le mensonge diffamatoire, est celui par lequel on dépouille quelque grand homme de la réputation qu’il s’est acquise à juste titre de peur qu’il ne s’en serve au détriment du public.
Enfin, le mensonge de translation est celui qui transfère le mérite d’une bonne action d’un homme à un autre homme.
Quand on attribue à quelqu’un une chose qui ne lui appartient point, il faut concerter le mensonge, de façon que la chose ne soit pas directement contraire et opposée aux qualités connues de la personne : par exemple, un menteur politique, pour peu qu’il sache son métier, n’ira pas dire en parlant d’une assemblée de protestants, que le Roi de France y était présent ; ni qu’à l’exemple de la Reine Elisabeth, il restitue à ses sujets le surplus des taxes ; il n’ira pas dire non plus que l’Empereur paye deux mois d’avance à ses troupes, ni que les Hollandais payent plus que leur quote-part ; il ne présentera pas la même personne comme zélée, en même temps pour entretenir une armée sur pied et pour la liberté publique.
S’il est absolument nécessaire de donner à quelqu’un de bonnes qualités accessoires pour lui faire honneur d’un mérite qu’il n’a pas, il faut apprendre à ne pas les lui donner « in extremo gradu », au souverain degré. Par exemple, s’il s’agit d’un avare que vous voulez faire passer pour généreux, n’allez pas lui faire donner tout d’un coup cinq mille livres ; c’est une générosité, une charité, une dépense dont il n’est pas capable ; vingt ou trente livres suffiront d’abord, c’en est bien assez pour lui. Est-il question d’un homme dont l’ingratitude envers ses bienfaiteurs n’est que trop connue, ne venez pas nous dire qu’il récompense un pauvre de quelque service, ou de quelque bon office qu’il en a reçu il y a trente ans ; la chose n’est pas probable et nous ne la pouvons croire ; mais supposez-le reconnaissance envers un homme qui lui a déjà rendu quelques services et qui est en état de lui en rendre encore d’autres plus essentiels, pour lors votre mensonge trouvera quelque créance.
De même, si vous parlez d’un homme dont le courage personnel est suspect, n’en faites pas d’abord un foudre de guerre qui enfonce et chasse devant lui des escadrons entiers ; donnez-lui seulement le mérite d’un homme turbulent qui excide du bruit dans les compagnies où il se trouve et qui jette une bouteille à la tête de son adversaire.
Par mensonge merveilleux, j’entends tout ce qui passe les degrés ordinaires de vraisemblance. Par rapport au peuple, le merveilleux se divise en deux espèces : celui qui sert à épouvanter et à imprimer la terreur, et celui qui anime et encourage, qui sont, l’un et l’autre, extrêmement utiles lorsqu’on sait les employer dans les occasions où ils conviennent.
Quant au mensonge dont on se sert pour jeter l’épouvante et imprimer la terreur : une de ses règles est qu’il ne faut pas montrer trop souvent au peuple des objets terribles, de peur qu’ils ne lui deviennent familiers et qu’il ne s’y accoutume. Il est absolument nécessaire qu’on serve une fois l’an, du Roi de France et du Prétendant pour épouvanter le peuple anglais, mais il fait après cela remettre les ours à l’attache jusqu’à un an.
Un mensonge d’épreuve est comme une première charge qu’on met dans une pièce d’artillerie pour l’essayer ; c’est un mensonge qu’on lâche à propos pour sonder la crédulité de ceux à qui on les débite. Tels sont certains points de la créance des sectes que l’on peut regarder comme des articles d’épreuve : proposez-les à quelqu’un, s’il y mord et s’il les gobe une fois, vous êtes sûrs qu’il digérera toute autre chose que vous lui proposerez. C’est pour cela que le parti des « Wighs » se conduit sagement en éprouvant quelquefois la crédulité du peuple par des choses incroyables pour se mettre en état de juger plus sûrement jusqu’à quel point on peut lui en imposer et de quel fardeau ils pourront le charger dans la suite.
Les mensonges de promesse que font les grands, les personnes riches et puissantes, les Seigneurs, ceux qui sont en place, se connaissent à la manière : ils vous mettent la main sur l’épaule, ils vous embrassent, ils vous serrent, ils sourient, ils se plient en vous saluant ; ce sont autant de marques qui doivent vous faire connaître qu’ils vous trompent et qu’ils vous en imposent. Vous reconnaîtrez de même leurs mensonges en matière de faits, aux serments excessifs qu’ils vous font à plusieurs reprises.
Lequel des deux partis, des « Wighs » ou des « Tories », est-il le plus habile est le plus versé dans l’art du mensonge politique ? J’avoue que c’est quelquefois l’un, quelquefois l’autre, dont les mensonges politiques sont mieux reçus et trouvent plus de créances, mais je reconnais toujours qu’ils ont, l’un et l’autre, de grands génies parmi eux. J’attribue les mauvais succès des uns et des autres à la trop grande quantité de mauvaises marchandises qu’ils veulent débiter tout à la fois : CE N’EST PAS LE MEILLEUR MOYEN D’EN FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE DE VOULOIR LUI EN FAIRE AVALER BEAUCOUP TOUT D’UN COUP ; quand il y a trop de vers à l’hameçon, il est difficile d’attraper des goujons.
IL FAUT QUE LE PARTI QUI VEUT RÉTABLIR SON CRÉDIT ET SON AUTORITÉ S’ACCORDE À NE RIEN DIRE ET Ã NE RIEN PUBLIER PENDANT TROIS MOIS, QUI NE SOIT VRAI ET RÉEL. C’EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ACQUÉRIR LE DROIT DE DÉBITER DES MENSONGES LES SIX MOIS SUIVANTS.
Mais j’avoue qu’il est presque impossible de trouver des gens capables d’exécuter ce projet.
IL N’Y A POINT D’HOMMES QUI DÉBITE ET RÉPANDE UN MENSONGE AVEC AUTANT DE GRÂCE QUE CELUI QUI LE CROIT.
La règle de la société doit être d’inventer chaque jour un mensonge, quelquefois deux et dans le choix de ces mensonges, il faut avoir égard et faire attention au temps qu’il fait et à la saison où l’on est : les mensonges pour épouvanter et imprimer la terreur font des merveilles et produisent de grands effets dans les mois de novembre et de décembre, mais ils ne font pas si bien et n’ont pas tant d’efficacité en mai et en juin, à moins que les vents d’Est ne règnent alors.
Il faut qu’il y ait une peine ou amende imposée à quiconque parlera d’autre chose que du mensonge du jour.
L’art de mentir en politique
Patrick Charaudeau
Dans l’arène politique, il est impossible de ne pas mentir, au moins par omission. Pour réduire les risques, les acteurs disposent de stratégies discursives bien rodées : celles de l’oubli, du flou, de la dénégation et de la raison d’État.
Depuis tout petits, on nous apprend que le mensonge est un vilain défaut, que mentir, « ce n’est pas bien » parce que l’on trompe les gens. Et pourtant combien de vies ont été épargnées grâce au mensonge sous la torture, combien d’êtres fragiles sauvés d’une humiliation qui leur aurait été psychologiquement fatale, combien d’amis, de frères, de parents protégés pour avoir nié leurs actes. Le mensonge n’est pas une catégorie unique. Il en est du mensonge comme de la vérité : il est pluriel. Il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, il y a des mensonges qui sont bons à proférer.
Ce qui compte, dans le mensonge, n’est pas son fait mais le motif qui le suscite. D’une manière générale, il est un acte de langage qui obéit à trois conditions : énoncer le contraire de ce que l’on sait ou pense ; en être conscient, ce qui en fait un acte volontaire ; donner à son interlocuteur des signes qui fassent croire à celui-ci que ce que l’on énonce est identique à ce que l’on sait ou pense, ce qui distingue le mensonge de l’ironie. Mais la signification de cet acte dépend, elle, des circonstances de l’énonciation, des motifs qui y président, des effets qu’il produit. Il n’y a donc pas de mensonge en soi, pas plus qu’il n’y a de menteur en soi. Il n’y a de mensonge que dans une relation en fonction de l’enjeu que recouvre cette relation et du regard de celui qui peut détecter le mensonge.
On ne peut, ici, en donner tous les détails, mais on envisagera le cas du mensonge en politique. En effet, le mensonge n’a pas la même signification ni la même portée selon que l’interlocuteur est singulier ou pluriel, ou que le locuteur parle en privé ou en public. Lorsque celui-ci parle sur une scène publique, et qu’il est investi d’une certaine charge, le mensonge a un effet de retour sur lui, lui imputant une certaine responsabilité.
Quelques cas de mensonge politique
Tout homme politique sait qu’il lui est impossible de dire tout, à tout moment, et de dire les choses exactement comme il les pense ou les réalise, car il ne faut pas que ses paroles entravent son action. Il lui faut jouer de stratégies discursives pour ne pas perdre de sa crédibilité. L’homme politique ne peut faillir de ce point de vue : en toutes circonstances, rester crédible. L’on pourrait même dire avec quelque cynisme que l’homme politique n’a pas à dire le vrai, mais à paraître dire le vrai, ce qu’ont prôné tant Machiavel, pour qui le prince doit être un « grand simulateur et dissimulateur », qu’Alexis de Tocqueville pour qui certaines questions doivent être soustraites à la connaissance du peuple qui « sent bien plus qu’il raisonne ».
L’homme politique peut se trouver en situation de candidature électorale s’adressant à des électeurs à qui il propose un projet sans savoir s’il pourra le tenir ; il peut se trouver également en situation d’élu s’adressant à ses concitoyens à qui il annonce les mesures qu’il compte prendre pour résoudre une crise, mais sans savoir s’il pourra honorer ses engagements ; il peut aussi être mis en cause dans différentes affaires et être soumis à un interrogatoire de la part des médias, voire de la justice. Dans chacun de ces cas, il sera conduit à employer diverses stratégies pour éviter de déchoir.
La stratégie du flou qui consiste à faire des déclarations suffisamment générales, alambiquées et parfois ambiguës pour qu’il soit difficile de le prendre en défaut, de lui reprocher d’avoir menti sciemment. Par exemple, tel responsable politique de droite, dont on connaît les options libérales déclarant : « On ne touchera pas à la Sécurité sociale, mais on en contrôlera les dépenses » ; ou tel responsable de gauche déclarant à propos des retraites : « On ne touchera pas aux retraites par répartition, mais il faudra les compléter par un système de capitalisation. » Ou bien encore, plus récemment, ne pas repousser l’âge de la retraite, mais allonger la durée des cotisations. Qui nous dit que la décision n’a pas été prise de complètement changer les systèmes de la Sécurité sociale ou des retraites ? D’autant que la chose s’est déjà avérée en d’autres circonstances : des déclarations d’un gouvernement s’engageant à ne pas privatiser telle entreprise nationale, mais seulement à procéder à une ouverture du capital, porte ouverte à la privatisation complète de l’entreprise en question.
La stratégie du silence : on livre des armes à un pays étranger, on met un ministère sur écoute, on fait couler le bateau d’une association écologiste, mais on ne dit ni n’annonce rien. On tient l’action secrète. On a affaire ici à une stratégie qui suppute qu’annoncer ce qui sera effectivement réalisé à terme provoquerait des réactions violentes empêchant de mettre en œuvre ce qui est jugé nécessaire pour le bien de la communauté. C’est ce même genre de stratégie qui est parfois employé dans les cercles militants, chaque fois qu’il s’agit de « ne pas désespérer Billancourt », comme Jean-Paul Sartre l’avait déclaré. Il n’empêche qu’il y a tromperie. Tromperie des citoyens du fait de la distorsion entre les paroles d’engagement et les actes réalisés, mais, diront certains, une tromperie nécessaire car elle n’est pas destinée à protéger des personnes dans leurs agissements délictueux, mais à servir le bien commun.
La stratégie de la raison suprême se produit chaque fois que l’homme politique a recours à ce que l’on a coutume d’appeler la raison d’État. Le mensonge public est alors justifié parce qu’il s’agit de sauver, à l’encontre de l’opinion, ce qui est bon pour la nation. Platon défendait déjà cette raison « pour le bien de la République », et certains hommes politiques ont eu recours à celle-ci – serait-ce de façon implicite – en des moments de forte crise sociale.
En France, par exemple, c’est au nom de cette raison que Charles de Gaulle a lancé son « Je vous ai compris » au peuple algérien. Dans de tels cas, on peut se demander s’il s’agit d’un vrai mensonge. On a le sentiment que l’on a affaire à un discours qui ne relève ni du vrai ni du faux, car il en sort une vérité bonne pour le peuple, dans certains cas. C’est souvent au nom d’une raison supérieure que l’on doit taire ce que l’on sait ou dire le contraire de ce que l’on pense, c’est au nom de l’intérêt commun que l’on doit savoir garder un secret.
Faux témoignage
La stratégie de dénégation, lorsque l’homme politique, pris dans des affaires dénoncées par les médias ou qui font l’objet d’une action en justice, nie son implication. Dans l’hypothèse où il aurait une quelconque responsabilité dans ces affaires, nier revient à mentir en portant ce que l’on appelle un faux témoignage. Mais la stratégie de dénégation vient souvent compléter une stratégie de détournement de la vérité : il y a d’abord détournement, puis, pour le renforcer, recours à la dénégation. Les stratégies employées jouent sur l’impossibilité d’apporter la preuve de l’implication des personnes dans les affaires de corruption. Ces cas sont particulièrement condamnables parce qu’ils touchent le lien de confiance qui s’établit entre les citoyens et leurs représentants, surtout lorsqu’il est fait recours au mensonge d’État non pas pour servir la cause du peuple, mais celle d’une personne ou d’un groupe particulier. Cela s’est produit avec George W. Bush et le mensonge sur les armes de destruction massive afin de justifier la guerre d’Irak et du même coup sa position de pouvoir, et avec José Maria Aznar lors de l’attentat de Madrid en accusant l’ETA et maquillant la piste d’Al-Qaïda afin de favoriser la réélection du Parti populaire. C’est, plus récemment, le cas de Jérôme Cahuzac qui a longtemps nié avoir des comptes en Suisse et en Asie avant de le reconnaître. La tromperie à des fins de pouvoir personnel ne se justifie pas car elle met en pièces ce qui fonde la démocratie. J. Cahuzac a menti, non seulement au Premier ministre et au chef de l’État (en faisant l’hypothèse que ceux-ci ignoraient les faits), mais, par le biais de la représentation nationale, à tous les citoyens.
Les autres cas peuvent se discuter, et bien des penseurs du politique l’on fait. Car on se trouve ici à la frontière de ce que sont les deux forces qui animent la vie politique : l’idéalité des fins et la mise en œuvre des moyens pour les atteindre. Perversité du discours politique qui doit entretenir en permanence la coexistence d’une désirabilité sociale et collective sans laquelle il ne peut y avoir de quête d’un bien souverain, et d’un pragmatisme nécessaire à la gestion du pouvoir sans lequel il ne peut y avoir d’avancée vers cette idéalité. Contradiction, et non des moindres, du politique, entre le devoir de vérité et les possibilités de l’action.
Perversité ou mentir vrai, comme l’a dit Louis Aragon, à propos du genre romanesque ? Car entrent ici en collusion une vérité des apparences mise en scène par le discours et une vérité des actions mise en œuvre par des décisions. Dans le discours politique, les deux s’entremêlent en un vrai-semblant sans lequel il n’y aurait pas d’action possible dans l’espace public. C’est peut-être là l’un des fondements de la parole politique.
Patrick Charaudeau
Professeur des universités et chercheur au LCP-CNRS.