La « Revue nationale stratégique 2022 » (RNS) faisant de « l’influence » une nouvelle fonction stratégique, la sixième après la dissuasion, la protection-résilience, la prévention, l’intervention et le renseignement, le groupe Mars estime utile de faire le point sur l’influence de la France au sein de l’Union européenne (UE), où les enjeux politiques et financiers sont majeurs pour notre souveraineté et ont nécessairement un impact sur notre politique de défense.
D’après la définition donnée par la RNS (§75), « la fonction stratégique ’influence’ vise à promouvoir et à défendre les intérêts et les valeurs de la France. Il s’agit d’un volet essentiel à l’expression de la puissance ». Le groupe Mars se propose de partager sa réflexion sous la forme de cinq volets qui traiteront respectivement de notre contribution financière à l’UE (1), du « juste retour » que nous obtenons en échange (2), du commerce intra-UE (3), de la gestion notre ressource humaine à Bruxelles (4) pour finir par quelques propositions concrètes et réalistes que le groupe Mars formule en vue d’améliorer l’influence française au sein de l’UE.
Contribution de la France à l’UE : 25 milliards en 2022
Le budget de l’Union européenne (UE) s’inscrit dans un cadre pluriannuel renégocié tous les 7 ans. L’actuel cadre financier pluriannuel (CFP 2021-2027) voit augmenter considérablement la contribution financière de la France, deuxième contributeur en volume au budget de l’UE après l’Allemagne. Le prélèvement sur recettes au profit de l’Union européenne (PSR-UE) s’élève à près de 25 milliards d’euros en 2022. Son montant annuel moyen est estimé à 26,9 milliards d’euros pour les années 2023 à 2027, en hausse de près de +7 milliards par an par rapport au cadre 2014-2020 (20,1 milliards d’euros par an en moyenne). Cette hausse fait l’objet de débats au Parlement français avant l’adoption du projet de loi de programmation des finances publiques.
La contribution française au budget de l’UE est en nette progression depuis plus de vingt ans. En part des recettes fiscales françaises et à périmètre constant, le montant a été multiplié par plus de deux en 40 ans, passant de 3,7% en 1982 à 8,4% en 2023.
Ces chiffres et schémas sont publics : ils figurent dans la documentation budgétaire communiquée tous les ans aux parlementaires. Comme le rappelle précisément le « jaune » budgétaire pour 2023, la notion de solde net, différence entre ce qu’un État membre verse au budget européen au titre des ressources propres et ce qu’il reçoit grâce aux dépenses de l’UE effectuées sur son territoire, ne saurait à elle seule retracer la totalité des coûts et bénéfices de l’appartenance à l’UE, à cause notamment de l’impossibilité de répartir les dépenses administratives des institutions européennes, les dépenses de pré-adhésion ou celles effectuées au titre de la politique extérieure de l’UE.
Succès allemand contre la France
Par ailleurs, l’existence de gains économiques (externalités positives) est difficile à valoriser, notamment les gains résultant du marché unique ou de l’utilisation de fonds européens dans un autre État membre. Cette notion est toutefois communément utilisée par les États membres comme l’un des paramètres des négociations budgétaires européennes et peut constituer un indicateur utile pour les arbitrages budgétaires nationaux. Ce point est central, c’est la clef du succès allemand contre la France depuis une vingtaine d’années. Il est certain que si elle avait été dans la situation de la France, l’Allemagne y aurait mis un terme depuis longtemps.
Le calcul du solde net retrace ainsi les flux financiers entre un État membre et l’UE. Les trois méthodes de calcul retenues révèlent les divergences d’approches entre les États membres et au sein des institutions européennes. En 2020, le solde net de la France variait ainsi de - 9 493 millions d’euros à - 8 014 millions d’euros selon la méthode retenue. Selon la méthode de la Commission (qui tend à minorer le solde net en neutralisant les dépenses administratives), la France était le troisième contributeur net en volume, derrière l’Allemagne (- 15,5 milliards d’euros) et le Royaume-Uni (- 10,2 milliards), et devant l’Italie (- 4,8 milliards) et les Pays-Bas (- 3,1 milliards).
Un solde net en nette dégradation
Alors que le solde net a été inférieur à - 0,1 % du RNB jusqu’aux années 2000, il n’a cessé de se dégrader depuis vingt ans. Et ce solde va encore se dégrader sur la période 2021-2027 à la suite du départ du Royaume-Uni qui était à la fois l’un des principaux contributeurs nets et le pays où l’UE dépensait le moins par habitant (à peine 100 euros). Or la France a été un des États membres à compenser le plus le départ des Britanniques. D’autres États membres ont aussi connu une dégradation marquée de leur solde net sur la période 2007-2020, notamment la Suède et l’Allemagne. Mais ces pays trouvent davantage de compensations commerciales dans le marché unique que la France.
On rappelle que, dans sa grande générosité, la France est le seul contributeur net à ne pas avoir obtenu (parce qu’elle s’est toujours refusée à le demander) de rabais sur sa contribution. Pire, elle participe au financement du « chèque » de compensation négocié par les Pays-Bas, la Suède, l’Allemagne, l’Autriche et le Danemark, à savoir, pour la période allant de 2021 à 2027, 3,7 milliards d’euros par an pour l’Allemagne, près de 2 milliards d’euros pour les Pays-Bas, plus d’un milliard pour la Suède, 565 millions d’euros pour l’Autriche et 377 millions d’euros pour le Danemark (2020). Ces sommes forfaitaires d’un total de 7,6 milliards d’euros par an sont financées par l’ensemble des États membres, dont la France à hauteur de 1,35 milliard d’euros par an.
La France s’appauvrit donc de 1,35 milliard d’euros par an au profit des plus riches de ses partenaires européens et qui avec notre argent financent des aides d’État pour aider leurs entreprises en période de crise, quand la France n’a plus de marges budgétaires pour le faire. Pire, ils viennent comme des prédateurs acheter nos entreprises fragilisées !
Si la France demandait le même type de compensation, sa contribution serait réduite d’au moins 2,5 milliards d’euros nets par an, soit exactement le montant annuel de la future contribution française au remboursement de la dette européenne contractée par l’UE au titre du plan de relance européen Next Generation EU, dont la France devrait bénéficier à hauteur de 43 milliards d’euros maximum (troisième montant après l’Espagne et l’Italie).
Les montants empruntés dans le cadre de ce plan de relance européen seront en effet remboursés à partir de 2028 sur une période de 30 ans. N’ayant pas sollicité de prêt, la France ne sera concernée que par le remboursement de la part de subventions (390 milliards d’euros). À défaut de nouvelles ressources propres, ce remboursement sera calculé d’après la part de chaque État dans le RNB de l’UE. Avec une clé RNB de 17,5 %, ces échéances pourraient donc représenter pour la France 2,5 milliards d’euros courants/an s’ajoutant aux contributions nationales appelées par la Commission pour financer le CFP.
Le schéma suivant permet de visualiser non seulement la dégradation du solde net, mais aussi l’ampleur de l’appauvrissement de notre pays au profit de nos partenaires européens : un total cumulé de 120 milliards d’euros courants en vingt ans.
L’UE aide la Pologne à s’offrir le F-35 américain
À cette contribution nette au budget de l’UE s’ajoutent les diverses contributions françaises aux instruments de financement non budgétaires de l’UE, comme autrefois le fonds européen de développement (désormais intégré au budget) et désormais la facilité européenne pour la paix (FEP). Du fait de la guerre en Ukraine, cet instrument a d’ores et déjà dédié plus de la moitié de son enveloppe pluriannuelle de 5,7 milliards d’euros au remboursement partiel des cessions de matériels militaires à l’armée ukrainienne de la part des pays européens. Or la FEP est priée de rembourser l’effort de guerre polonais en Ukraine au prix d’achat de l’avion de combat F35 américain du char K2 ou de l’obusier K9 coréens, et non de vieux blindés ex-soviétiques réellement fournis aux forces ukrainiennes.
L’enveloppe de 3 milliards d’euros déjà décidée au titre de la FEP doit être financée par des contributions des États membres participants assises sur leur part respective dans le revenu national brut (RNB) de l’UE, soit plus de 18% pour la France : cela coûtera plus de 500 millions d’euros au budget des armées. Le budget que les parlementaires français sont en train de voter servira donc aussi à acheter de l’armement auprès de fournisseurs non-européens (américains et sud-coréens) au profit d’armées étrangères.
Et ce n’est pas fini, car des pays comme l’Allemagne et la Pologne poussent à la création d’un instrument dédié à l’Ukraine permettant cette fois non plus de rembourser les États membres, mais d’acheter directement des armes et des munitions auprès de fournisseurs même non-européens. La décision est déjà prise concernant la FEP. Dès 2023, le ministère français des armées risque d’être à nouveau ponctionné, cette fois d’un milliard d’euros, pour financer l’équipement de l’Ukraine avec du matériel non-européen.
Au total, le solde net de la France vis-à-vis de l’UE est estimé désormais à 10 milliards d’euros par an. Dix milliards d’euros par an ! Et dans le même temps, l’UE reproche à la France de ne pas respecter les « critères de Maastricht »...
Pourquoi la France ne bénéficie d’aucun rabais
La documentation budgétaire précise que « la France a indiqué au cours des négociations sur le CFP 2021-2027 et dans le cadre des discussions sur le remboursement de Next Generation EU qu’elle était en faveur de l’introduction de nouvelles ressources propres assises sur des politiques européennes de manière à sortir du débat sur le « juste retour » (retour défini comme les montants perçus au niveau national au titre des politiques européennes diminué de la contribution au budget de l’Union) et ainsi mettre un terme aux demandes de corrections de certains contributeurs nets ».
La France est le principal contributeur aux corrections accordées à plusieurs États membres de l’UE, mais ne bénéficie pour sa part d’aucun rabais. Lors des négociations sur la nouvelle directive sur les ressources propres, en parallèle de celles sur le CFP 2021-2027, le président de la République a indiqué à plusieurs reprises que la France s’opposait à « tous les chèques, toutes les ristournes, tous les rabais ». N’est-il pas temps de s’interroger sur la pertinence de cette politique ?
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(*) Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.