Par RENAUD LECADRE
La procédure pénale avait banalement débuté en 2005 par l’arrestation d’un détective privé, chargé de la disparition d’un enfant, faisant jouer ses relations avec des gendarmes. De fil en aiguille, les enquêteurs tombent sur un trafic de fichiers confidentiels remontant jusqu’au cabinet Kroll, qui sera perquisitionné - faisant l’objet de toutes les attentions de la part des services de renseignement, interloqués par l’implantation de l’agence à Paris.
« Le directeur de Kroll France serait jugé trop timoré. L’intéressé estimerait que nombre d’enquêtes peuvent s’effectuer en utilisant le renseignement ouvert [à partir de sources publiques, ndlr], avis n’étant pas complètement partagé par les instances dirigeantes anglo-saxonnes de Kroll. » Cette note de la DST, en septembre 2005, est consécutive à l’un des nombreux rendez-vous entre Patrick Baptendier, sous-traitant de Kroll, et son correspondant au sein du service de contre-espionnage. L’enquête pénale, si elle n’a pas mis en cause le cabinet, permet de lever le voile sur ses méthodes et ses objectifs : dénicher la moindre boule puante.
Naf Naf
En avril 2005, la banque Lazard envisage d’investir dans le groupe textile des frères Pariente. Elle mandate Kroll pour une enquête « d’intégrité » visant à « identifier tout problème de réputation à propos de ses dirigeants pouvant être préjudiciable à l’investissement prévu ». Le rapport Kroll commence par ce regret : « Les règles sur la vie privée sont plus restrictives en France qu’aux Etats-Unis. Les registres criminels ou de faillite personnelle ne sont pas dans le domaine public. » L’agence fait chou blanc : au contraire d’Etam, Naf Naf ne figure même pas sur les listings des entreprises délocalisant en Birmanie… Tout juste déniche-t-il que Patrick Pariente est domicilié en Belgique pour raisons fiscales : « Il ne peut résider en France plus de six mois par an, ce qui pourrait être au détriment du management de sa compagnie. » Et cette petite chose : « Selon une source confidentielle, Gérard frère aurait la réputation d’un homme à femmes », Kroll frémit à la perspective de plaintes pour harcèlement au travail mais doit concéder que « l’information n’a pu être confirmée ». On imagine la tête des dirigeants de Lazard.
Skyrock
En décembre 2005, un fonds américain veut investir dans la station de radio. Kroll piste alors son fondateur, Pierre Bellanger, « sur tout sujet qui pourrait l’impacter négativement ». Ça commence mal : « En dépit d’une revue de presse abondante, nous n’avons presque rien trouvé sur sa vie personnelle, qui semble discrète. » Patrick Baptendier entre en action, appelle son contact à la DST qui lui fait miroiter la remise de son casier judiciaire : « Il m’a effectivement sollicité, mais j’ai décidé de ne pas bouger compte tenu du manque d’intérêt de l’affaire pour ma direction. » C’est finalement un policier des RG qui fournira le casier de Bellanger. Il ne recense que des contentieux avec le CSA sur des attributions de fréquence ou des propos litigieux à l’antenne, propres à l’épopée de Skyrock. Rien de sulfureux, ni de vraiment inconnu, mais Kroll peut écrire à son client que « Bellanger et son équipe se sont mis en risque en franchissant quelques lignes rouges ».
Les casinos
En novembre 2005, un investisseur britannique veut racheter les parts du groupe Partouche dans la Société française de casinos. Kroll est missionné pour exhumer « tout élément négatif ou problème éthique » autour de son dirigeant, Pascal Pessiot. Le cabinet se flatte d’avoir « conduit de discrets entretiens auprès de sources humaines appropriées ». Voyons voir : il s’agit d’un « concurrent » du groupe Partouche, « interrogé discrètement - sans le prévenir de l’objet - par un ancien partenaire ». Il en ressort que Pessiot serait un « garçon charmant » mais un peu « loustic » sur les bords. Loustic ? Kroll dégaine son dictionnaire de traduction à l’attention de son client anglais : « C’est un terme familier avec plusieurs significations. Selon le Robert & Collings, il peut être traduit en bandit, amusant, bizarre ou vaurien. » Une traduction sûrement bien facturée.
L’axe franco-russe
Depuis des années, Kroll piste un avocat français installé à Moscou. Là encore, le cabinet se lamente : « Notre recherche n’est pas exhaustive puisqu’en France aucun dossier juridique n’est rendu public. » Et Baptendier d’approcher de nouveau la DST :
« Je peux vous embêter avec un petit truc ?
- Il s’appelle comment ? […] Ça me dit quelque chose ce bonhomme-là. Attendez, j’vais voir […]. Il déclare rien et a été apparemment redressé par le fisc. Oh la la, vous passez dans du gros, faites très attention. Mais, comment cette enquête vous est arrivée si ce n’est pas indiscret.
- C’est K.
- Il s’est associé à des sacrés loulous, hein. Bon, on en parlera ensemble, je peux vous donner quelques éléments.
- Génial. »
Dans son rapport, Kroll ne pourra exploiter que le litige fiscal en se basant sur les incidents de procédure, les seuls rendus publics par la Cour de cassation. Pour en conclure modestement : « L’administration fiscale l’a suspecté. » Toujours ça de pris.
Le tout-venant
En dehors d’enquêtes au long cours, l’ordinaire de Kroll se résume parfois à de simples filatures - sous-traitées, noblesse oblige. En mars 2003, Patrick Baptendier poireaute à l’aéroport de Roissy pour filer un cadre américain ayant rendez-vous chez Alcatel : son employeur le suspectant de concurrence déloyale, il s’agit de vérifier s’il n’aurait pas pris d’autres contacts parallèles. En mars 2004, Baptendier se retrouve à surveiller pendant vingt-quatre heures le séjour parisien du patron de Samsung. En juin 2004, il doit épier le cabinet d’avocats Bredin Prat, susceptible de recevoir des Américains intéressés par la reprise de l’équipementier Valeo. En février 2004, c’était l’opération Nemo, pilotée par Kroll pour le compte de Carlyle. Ce fonds américain - suspecté d’être dans l’orbite de la CIA - est mis en cause pour sa prise de contrôle rampante du français Otor. La mission de Baptendier : surveiller une manif devant les locaux parisiens de Carlyle, repérer tout indice permettant de penser qu’elle serait manipulée - si ce n’est financée - par Otor. L’américain va même jusqu’à suspecter l’achat de journalistes français. Puis abandonne l’opération Nemo, estimant (selon un rapport de la DST) « avoir suffisamment dépensé d’argent pour cette affaire ». Juste retour à la raison.
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