C’est là qu’un point de vue proprement transhumaniste pourrait être utile à prendre en compte. Au-delà de deux petites remarques de forme préliminaires, je voudrais souligner d’une part la pertinence que je relève dans la plupart des avis formulés, mais j’essaierai également de montrer qu’à différentes occasions, le Comité manque d’anticiper ce que ses principes ou recommandations peuvent avoir comme effets sur la vie civile, ou la manière dont les forces armées pourraient être impactées par elle.
Deux remarques préliminaires
Bien que le Comité explique (I.A.6, p. 9) son choix d’utiliser la terminologie du « soldat augmenté », nous déconseillons de ne parler que d’augmentation alors qu’il est plus généralement question d’amélioration. Le Comité a bien relevé qu’une augmentation n’est pas toujours positive. Ce qui est recherché n’est pas non plus que quantitatif. À l’inverse, en pratique, il arrive qu’une amélioration passe par la diminution de quelque chose (ex. un casque anti-bruit). L’amélioration vient surtout du choix possible entre deux modes.
Par ailleurs, nous considérons que les améliorations ne proviennent généralement pas de « ruptures », mais plutôt de progressions.
Pertinence de nombre des avis du COMEDEF
Les considérations du Comité concernant la spécificité de la situation du soldat sont particulièrement cohérentes, importantes et intéressantes dans la perspective des emplois de la « valorisation humaine » qui pourraient être également faits dans le domaine civil. Notamment quand le Comité pointe :
- la possibilité que des actes de soins conçus comme une « réparation » se traduisent par une « amélioration / valorisation » [2],
- la nécessité de prévoir et de permettre le retour dans de bonnes conditions à la vie civile,
- que << Il est impératif de ne pas inhiber la recherche sur le soldat augmenté >> [Principe P.8, page 4],
- que << Le principe du recours à des augmentations n’est nullement contraire aux valeurs fondatrices de nos armées […] >> (<< […] courage, honneur et esprit de sacrifice, dès lors que ce recours est encadré […] >>) [Principe P.10, page 5],
- que << la mise au point et le recours à une augmentation doivent […] bénéficier de l’accompagnement continu des services de santé [de l’armée].>> [Principe P.12, page 5], et que (recommandation R7) devra être mis en place un suivi psychologique,
- qu’il faudra << veiller à ce qu’une augmentation ne soit pas une source d’exclusion au sein d’un groupe.>> [R8., p.6],
- la nécessité de l’information et du suivi des personnes « améliorées » [R9., p.6],
- l’appartenance des vaccins et anti-paludéens préventifs au domaine de la « valorisation humaine »,
- Idem des recommandations R12. (respect de la dignité de la personne humaine) et R13. (protection du libre-arbitre).
Commentaires critiques de divers avis
Il est nécessaire d’envisager les situations où le militaire retournant à la vie civile souhaitera conserver ses « améliorations ». Il serait préférable que celles-ci soient réversibles, mais cette réversibilité ne devrait pas se traduire par leur abandon systématique lors du retour au civil. Dans le cas où l’ancien militaire souhaiterait les conserver, une étude de la balance bénéfice/risque, pour lui-même, son entourage et la société devrait être effectuée.
Autrement dit, concernant la Recommandation R1., il ne faudra pas se contenter d’anticiper les éventuelles « difficultés posées par l’augmentation », mais étudier aussi les éventuelles facilités !
On notera que la Recommandation R.10, à l’inverse de toutes les autres, ne peut pas s’appliquer au civil au-delà de son affirmation qu’il faut << Fixer comme principe la nécessité du recueil du consentement >>. Dans la vie civile, il arrive que le refus du consentement se traduise par une amende (ex. refus de la vaccination), parfois de la suppression de certains droits (ex. retrait de la garde d’un enfant), ou encore par une rupture de contrat (ex. Les professionnels de santé ont des vaccinations obligatoires dans l’exercice de leur fonction). Par contre, la perspective de recevoir par l’usage de la force physique une « amélioration » au motif de l’intérêt supérieur du groupe serait a priori inacceptable. Et même dans le cadre militaire, elle pose parfois sérieusement problème.
Enfin, la Recommandation R.15 (<< S’interdire les pratiques eugéniques ou génétiques à des fins d’augmentation des militaires>>) nous semble en grande partie contradictoire avec le principe d’ouverture énoncé en P.8 (non inhibition de la recherche sur le soldat augmenté). En effet, le génome (pas plus que l’épigénome et tous les processus de relation avec le génome) n’a pas de raison d’être davantage sacralisé que le reste des éléments fonctionnels du vivant.
- L’interdiction de « l’eugénisme » – au sens d’une politique globale, notamment menée par un État, délibérée et généralisée, ayant pour visée d’accroître de manière autoritaire les capacités des soldats, est souhaitable, car cela serait contraire à plusieurs des principes humanistes et démocratiques rappelés par le Comité.
- Mais la prohibition de toute technique mettant en œuvre l’ingénierie génétique nous semble clairement excessive. Elle paraît ne pas tenir compte de l’amélioration rapide de ces techniques, qui peuvent lever progressivement les contre-indications sanitaires actuelles (ex. risques liés au « mosaïcisme » ou aux effets hors-cible de l’usage de l’outil CRISPR cas9). Elle semble ignorer les recherches déjà probantes (essais cliniques de phase 2-3) dans le domaine médical pour lutter contre des maladies génétiques (bêta-thalassémie, drépanocytose …) [3].
Le texte condamne donc l’eugénisme, probablement pour se mettre en conformité avec la loi française qui utilise ce terme pour définir un « crime contre l’espèce humaine ». Mais, de fait, comme la loi, il tombe ici dans le piège de l’absence de définition de ce mot ambivalent et ne sait pas vraiment ce qu’il se propose d’interdire.
Concernant le paragraphe II.B.28 (p. 18), Il nous paraît erroné de considérer que la perspective que des « augmentations » initialement « réservées à la fonction militaire » fassent l’objet de convoitises en provenance du monde civil ne puisse constituer qu’un « risque ». Il s’agit en réalité d’un processus non seulement habituel, mais encore légitime. Les avancées technologiques qui ont d’abord été mises au point dans le domaine militaire avant d’être adoptées dans le civil sont légions. La puissance publique consacre au développement de ces technologies des investissements considérables. Il est normal que, lorsque des applications civiles paraissent pouvoir être bienfaisantes pour la société, celle-ci en exige l’accès. Ainsi, tout autant que d’anticiper les risques d’usages délétères, le Comité se doit de réfléchir par avance aux possibles transferts positifs de ces technologies vers la société civile et donc aux critères qui rendront acceptables de tels transferts.
II.B « Bénéficier d’un accompagnement continu du service de santé des armées ». Nous avons déjà signalé que cette conclusion, qui est à l’origine du Principe P.12, nous paraissait très juste. J’y reviens ici pour souligner qu’elle entre en contradiction avec la position majoritaire chez les praticiens civils. En effet, ceux-ci ont été formés selon une philosophie qui estime qu’il ne leur revient pas de se préoccuper d’améliorer les humains, même ceux qui en font la demande. Tout au plus, certains peuvent suivre la suggestion du philosophe Jérôme Goffette [4], d’après lequel il faudra créer un corps professionnel distinct pour accompagner la demande d’amélioration. Le Comité d’Éthique de la Défense exprime, lui, l’avis qu’il n’y aura pas mieux placés que les services de santé pour effectuer l’accompagnement médical nécessaire. Nous le rejoignons pleinement.
II.C.38. Ce paragraphe aboutit à la recommandation R.6 « Rechercher une réversibilité lors du recours à une augmentation ». Elle paraît très sage et bien pensée. Néanmoins, en tant que transhumaniste, nous insisterons sur l’intérêt de conserver un caractère de choix à cette réversibilité. Il ne devrait pas être systématique de retirer son « augmentation » au soldat retournant à la vie civile, d’autant plus si cette « augmentation » correspond pour lui, ou la société, à une réelle amélioration. À l’inverse, dans chaque cas, devrait être aussi étudiée la balance bénéfice/risque de la conservation de cette amélioration, dans la mesure évidemment préalable où la personne concernée en serait demandeuse.
Remarque : le monde civil n’est pas concerné par les différentes considérations du rapport qui mettent en balance et cherchent à trouver le bon équilibre entre le consentement libre et éclairé des soldats, et le devoir d’obéissance à la hiérarchie. Rappelons simplement que, pour les civils, l’accès à l’amélioration technologique, au-delà du contexte médical traditionnel (recherche de la réparation), est justifié au nom de la définition de la santé par l’Organisation Mondiale de la Santé : un état de complet bien-être. C’est déjà selon cette définition que l’on accepte les pratiques de chirurgie esthétique ou de piercing extrême. Il n’y a pas que le « statut particulier » des militaires qui peut permettre de prétendre à l’amélioration technologique.
En retour, le COMEDEF devra tôt ou tard réfléchir à la manière dont les armées pourraient ou devraient recevoir des recrues déjà dotées « d’augmentations ».
Dernière remarque, concernant l’éventualité de l’usage d’un procédé d’amélioration qui n’aurait pas encore fait l’objet d’études préalables sur les potentiels effets indésirables (Recommandation R.17, p. 29). Il me semble que la situation dans laquelle une telle hypothèse est totalement à rejeter est celle où ce recours serait imposé sans consentement. Mais, et bien qu’il s’agisse d’un scénario extrême et peu probable, il faut également envisager le cas où une personne, parfaitement consciente de l’absence de connaissance sur les effets secondaires, pourrait choisir de se mettre en danger dans le but d’atteindre un résultat considéré comme d’un intérêt supérieur à la conservation de sa propre santé ou de sa vie. Au civil, cela rejoint par exemple la pratique des body-hackers. Leurs auto-expérimentations ne tombent pas sous le coup de la loi.
Conclusion :
L’avis rendu par le Comité d’Éthique de la Défense et repris par Mme Florence Parly nous paraît être de la plus haute importance. Il expose, sans doute pour la première fois en France, que des institutions du sommet de l’État peuvent adopter à bon escient une démarche qui relève clairement, selon notre analyse, du transhumanisme.
Les principes et recommandations imaginées par le COMEDEF l’ont été dans une perspective militaire. Néanmoins, cet excellent travail comporte de nombreuses considérations qui pourraient être transposées dans la perspective d’usages civils. On pourrait imaginer de reprendre la presque totalité de ces principes et recommandations et de les réécrire à destination du civil. En retour, le Comité devra prendre en compte les conséquences que les améliorations développées et pratiquées dans le monde civil pourront avoir sur le monde militaire.
Enfin, la démarche du ministère des armées mériterait d’être étudiée par d’autres institutions. N’aurait-on pas intérêt, socialement parlant, à recourir à des personnes améliorées dans d’autres domaines que le champ militaire ? [5]
NOTES
[1] L’avis du COMEDEF (décembre 2020) est disponible sur le site du ministère des armées = https://www.defense.gouv.fr/portail...;; Voir aussi par exemple : Elise Vincent, Le Monde, “Le comité d’éthique du ministère de la défense donne son feu vert à la recherche sur le « soldat augmenté »”, 04/12/2020.
[2] Voir : INSERM, “Thérapie génique”, https://www.inserm.fr/information-e...;: et Sandrine Cabut, Le Monde, “Thérapie génique : succès contre une maladie du sang”, 18/04/2018, https://www.lemonde.fr/sciences/art... .
[3],Voir : Technoprog, “Réparation VS Augmentation/Amélioration”, 30/06/2020, https://transhumanistes.com/reparat...
[4] Jérôme Goffette, Naissance de l’anthropotechnie : de la médecine au modelage de l’humain, Paris, Vrin, 2006.
[5] Pourquoi ne pas recourir à du personnel politique « amélioré » ?