573,9 millions de dollars en réparation d’une décennie de conseils aux fabricants d’opioïdes, ces antalgiques accusés d’avoir rendu des centaines de milliers d’Américains dépendants : voilà la substance de l’accord à l’amiable annoncé le 4 février entre McKinsey et 47 procureurs généraux d’États fédéraux des États-Unis, le District de Columbia et cinq autres territoires des États-Unis.
En annonçant cet accord le 4 février (voir sa déclaration ici), Maura Healey, la procureure générale du Massachusetts, tête de pont dans ce dossier, a pointé « la faute de McKinsey » responsable selon elle d’un travail extensif auprès des producteurs d’opiacés dont il a tiré profit.
« Note travail nous a permis de mettre en lumière des schémas marketing qui allaient bien au-delà des premières entreprises que nous avions ciblées dans notre enquête. Au terme de notre travail, il est devenu très clair où nombre de ces schémas marketing trouvaient leur origine : de consultants de McKinsey […]. Pendant ce temps-là, des millions d’Américains sont devenus accrocs, ont fait des overdoses et sont décédés », a-t-elle déclaré.
En quoi McKinsey est mis en cause
Il est reproché à McKinsey d’avoir violé la loi de protection des consommateurs.
Parce qu’il a contribué à la crise des opioïdes aux États-Unis en vendant pendant une décennie des schémas marketing et des services de conseil aux fabricants d’opioïde, notamment Purdue Pharma, Endo Pharmaceuticals, Johnson & Johnson ou Mallinckrodt Pharmaceuticals.
Parce qu’il a poussé à l’augmentation du nombre de visites de représentants commerciaux auprès des plus importants prescripteurs d’opioïdes.
Parce qu’il a ciblé des médecins avec des messages spécifiques pour les convaincre de prescrire plus d’OxyContin (le médicament produit par Purdue Pharma).
Parce qu’il a encouragé plusieurs producteurs d’opioïdes à s’unir pour résister aux régulations de l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux qui cherchait à limiter les prescriptions.
Les obligations prévues par l’accord
En réparation de quoi le cabinet s’engage donc à verser 573,9 millions de dollars qui seront reversés à l’ensemble des États (auxquels s’ajoutent deux accords séparés annoncés en même temps un accord avec l’Etat de Washington pour $13.5 millions et un autre avec l’Etat de West Virginia pour $10 millions). Une réparation qui sera versée en plusieurs fois : 478,2 millions de dollars dans un délai de 60 jours après l’accord, puis 23,9 millions de dollars tous les ans pendant quatre ans.
En cause aussi dans l’accord les faits de destruction de documents que deux partners de McKinsey, très liés à ces missions et depuis licenciés, se proposaient par écrit de mettre à exécution.
En effet, après que le rôle de McKinsey auprès de Purdue Pharma a été publiquement établi (relire notre article), le cabinet s’est interrogé sur la conduite qu’il avait à tenir. Dans un mail, le 4 juillet 2018, les deux associés en question – Martin Elling et Arnab Ghatak – se demandent s’il ne serait pas approprié de supprimer tous les documents et e-mails du cabinet en lien avec sa mission auprès de Purdue.
Pour prévenir toute tentative similaire à l’avenir, l’accord contraint McKinsey à l’établissement d’un système d’archivage centralisé sur lequel associés et consultants du cabinet seront tenus de conserver pléthore de documents ayant trait à chacune des missions du cabinet (propositions commerciales, contrats, factures, livrables contractuels…), qui devront être conservés pour une durée minimale de sept ans après les missions. Les mails, leurs pièces jointes et les messages sur les messageries instantanées devront, eux, être conservés pendant cinq ans.
Un règlement intérieur écrit devra stipuler le licenciement de tout salarié de la firme qui procéderait à la destruction de quelque document que ce soit.
L’accord prévoit aussi que le cabinet sera à l’avenir tenu de déclarer tout potentiel conflit d’intérêts entre une mission nouvelle pour le compte d’une entité publique américaine, et une précédente mission dont l’objet serait contradictoire.
Dernier point de taille : il est prévu la communication au grand public de toutes les communications effectuées par McKinsey avec Purdue Pharma, Endo Pharmaceuticals, Johnson & Johnson ou Mallinckrodt Pharmaceuticals. Sont également concernés tous les documents ayant trait au travail fait par le cabinet pour ces entreprises – à l’exception de tout ce qui serait couvert par le secret des affaires (brevets par exemple) ou des données personnelles (numéros de carte d’identité par exemple). Et ce dans un délai de neuf mois.
Kevin Sneader, le managing patner mondial de McKinsey, en réaction à la publication de cet accord, a jugé qu’il témoignait que le cabinet a manqué à ses standards. Il rappelait aussi qu’il a été décidé « il y a presque deux ans de mettre un terme à toutes (les) missions en lien avec toute activité liée aux opioïdes et à être une partie de la solution ». « C’est une étape importante pour accepter les conséquences d’un chapitre de l’histoire de notre cabinet dont je ne suis pas fier », a également déclaré Kevin Sneader.
Un accord sans précédent
Voilà pour l’accord, historique à deux égards au moins.
Par ces chiffres d’abord, plutôt vertigineux. L’indemnité que paie McKinsey représente 5,4 % des 10,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires que McKinsey a réalisé en 2018, selon le chiffre de Forbes (McKinsey ne publie pas de résultats annuels, c’est le chiffre le plus récent estimé).
573,9 millions de dollars qui représentent, de manière très approximative, 300 000 dollars pour chacun des 2 000 partners du cabinet dans le monde.
Pareille division peut s’envisager puisque lorsque le cabinet a choisi de rendre les honoraires d’une mission réalisée auprès de la compagnie d’électricité sud-africaine Eskom, il avait été évoqué le partage du remboursement entre les associés du cabinet (cf tableau ci-dessous recensant l’ensemble des accords amiables ou condamnations de McKinsey depuis 2018).
Autre caractère historique de l’accord : son possible impact sur le cabinet. Ce dont témoigne à Consultor Mike Grandinetti, un ancien associate consultant de McKinsey chez qui il collabora très brièvement après un MBA dans les années 1990. Il est désormais un entrepreneur et professeur d’universités américaines d’élite – dans lesquelles McKinsey a ses habitudes de recrutement.
« Clairement, la perception des nouvelles générations d’étudiants plus attentifs aux enjeux de société vis-à-vis de McKinsey est en train d’évoluer. Un peu de la même manière que quand on a découvert les faits de dopage de Lance Armstrong : notre héros chute d’un état de grâce. Il y a d’abord eu Jeffrey Keith Skilling, l’un des plus jeunes partners de l’histoire de McKinsey, qui est devenu le CEO d’Enron et a été tenu responsable de son effondrement. Puis Rajat Gupta, ancien managing partner de McKinsey, condamné pour délit d’initié. Ensuite, le rôle que le cabinet a joué en Afrique du Sud. Et maintenant, cette affaire. Ce que me disent les étudiants est qu’ils ne regardent plus McKinsey comme les diplômés de MBA d’élite de ma génération pouvaient le faire : un objectif professionnel ultime », pousse-t-il.
Plusieurs autres anciens de la firme montaient aussi au créneau ces derniers jours, dans des termes qui témoignent du sérieux du discrédit jeté sur la firme par cette dernière polémique : « Une claque au visage », a réagi publiquement (sur LinkedIn ici) Christian Malorny, vingt ans chez McKinsey et maintenant patron monde de la practice automobile de Kearney. Il ajoutait : « Après de nombreux scandales, on se dit que ça ne peut pas devenir pire. Mais ça devient pire. Plein de jeunes gens talentueux ont choisi McKinsey en début de carrière du fait de ses valeurs et pour la croyance fondamentale qu’ils œuvraient à un meilleur monde. Et maintenant ? »
De là à ce qu’un effet se fasse significativement ressentir sur le niveau d’activité du cabinet, Mike Grandinetti reste prudent. « Peut-être que quelques entreprises se détourneront, mais la marque McKinsey reste si puissante », dit-il.
Surtout que si Bloomberg voit dans l’accord conclu par McKinsey un signal envoyé à toute l’industrie du conseil sur la responsabilité qu’elle serait amenée à porter pour ses conseils (lire ici), les antécédents d’amendes comparables ne plaident pas pour un recul des entreprises sanctionnées.
Goldman Sachs est un bon exemple : en 2010 la banque d’affaires a payé 550 millions de dollars à la SEC, le gendarme de la Bourse américain, pour avoir trompé les investisseurs dans la crise des subprimes. Dix ans plus tard, en octobre 2020, la banque accepte de payer près de trois milliards de dollars pour mettre un terme à une investigation de la justice américaine sur son rôle dans un scandale de corruption au sein de la 1MDB (First Malaysian Development Bank). A-t-elle pour autant perdu sa position ? Sa renommée ?
En France, un « non-sujet total »
Du moins, en France, McKinsey, quand bien même le cabinet est au pilori dans l’opinion publique pour son rôle auprès du ministère de la Santé dans la campagne de vaccination covid, ne semble pas inquiété dans les réseaux qui pourraient être clients.
Ce dont témoigne Fabrice Le Saché, le porte-parole du Medef, vice-président du mouvement patronal : « McKinsey ? Je n’en ai jamais entendu débattre dans aucune fédération professionnelle. C’est un non-sujet total. »