Éviter le confinement climatique
Alors que le monde est confronté à trois menaces majeures, à savoir les crises économique et de santé publique induites par le COVID-19 ainsi que l’urgence climatique en cours, le monde des affaires est en mesure d’apporter un réel changement positif.
21 Oct 2020 Mariana Mazzucato
Lorsque le COVID-19 s’est répandu au début de l’année, les gouvernements ont mis en place des mesures de confinement afin d’éviter qu’une urgence de santé publique ne devienne incontrôlable. Dans un avenir proche, le monde pourrait avoir besoin de recourir à nouveau à des mesures de confinement, cette fois pour faire face à une urgence climatique.
Le déplacement des glaces de l’Arctique, les incendies de forêt qui font rage dans les États de l’ouest des États-Unis et ailleurs, et les fuites de méthane dans la mer du Nord sont autant de signaux d’alarme indiquant que nous approchons d’un point de basculement en matière de changement climatique, où la protection de l’avenir de la civilisation nécessitera des interventions hors du commun.
Dans le cadre d’un « confinement climatique », les gouvernements limiteraient l’utilisation des véhicules privés, interdiraient la consommation de viande rouge et imposeraient des mesures extrêmes d’économie d’énergie, tandis que les compagnies d’énergie fossile devraient cesser leurs activités de forage. Pour éviter un tel scénario, nous devons modifier nos structures économiques et pratiquer un capitalisme différent.
Nombreux sont ceux qui considèrent que la crise climatique est distincte des crises sanitaire et économique provoquées par la pandémie. Mais les trois crises - et leurs solutions - sont interconnectées.
Le COVID-19 est elle-même une conséquence de la dégradation de l’environnement : une étude récente l’a surnommée « la maladie de l’Anthropocène ». En outre, le changement climatique va exacerber les problèmes sociaux et économiques révélés par la pandémie. Il s’agit notamment de la faiblesse des gouvernements à faire face aux crises de santé publique, de la capacité limitée du secteur privé à résister à des perturbations économiques durables et de l’inégalité sociale généralisée.
Ces lacunes reflètent les valeurs biaisées qui sous-tendent nos priorités. Par exemple, nous exigeons le meilleur pour les « travailleurs essentiels » (notamment les infirmières, les employés de supermarché et les chauffeurs-livreurs) tout en les payant le moins. Sans changement fondamental, le changement climatique aggravera ces problèmes.
La crise climatique est également une crise de santé publique. Le réchauffement de la planète entraînera une dégradation de l’eau potable et permettra aux maladies respiratoires liées à la pollution de se développer. Selon certaines projections, 3,5 milliards de personnes dans le monde vivront dans une chaleur insupportable d’ici 2070.
Pour faire face à cette triple crise, il faut réorienter la gouvernance des entreprises, la finance, les politiques et les systèmes énergétiques vers une transformation économique verte.
Pour y parvenir, trois obstacles doivent être éliminés : les entreprises qui sont axées sur les actionnaires plutôt que sur les parties prenantes, les finances qui sont utilisées de manière inadéquate et inappropriée, et les gouvernements qui reposent sur une pensée économique dépassée et des hypothèses erronées.
La gouvernance d’entreprise doit désormais refléter les besoins des parties prenantes au lieu des caprices des actionnaires. La construction d’une économie inclusive et durable dépend d’une coopération productive entre les secteurs public et privé et la société civile. Cela signifie que les entreprises doivent écouter les syndicats et les collectifs de travailleurs, les groupes communautaires, les défenseurs des consommateurs et autres.
De même, l’aide publique aux entreprises doit être moins axée sur les subventions, les garanties et les renflouements que sur la création de partenariats. Cela signifie qu’il faut assortir tout sauvetage d’entreprise de conditions strictes afin de garantir que l’argent des contribuables est utilisé à des fins productives et génère une valeur publique à long terme, et non des profits privés à court terme.
Dans la crise actuelle, par exemple, le gouvernement français a conditionné ses renflouements pour Renault et Air France-KLM à des engagements de réduction des émissions. La France, la Belgique, le Danemark et la Pologne ont refusé l’aide publique à toute entreprise domiciliée dans un paradis fiscal désigné par l’Union européenne et ont interdit aux grands bénéficiaires de verser des dividendes ou de racheter leurs propres actions jusqu’en 2021. De même, il a été interdit aux sociétés américaines bénéficiant de prêts gouvernementaux dans le cadre de la loi CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security) d’utiliser ces fonds pour des rachats d’actions.
Ces conditions sont un début, mais ne sont pas assez ambitieuses, que ce soit d’un point de vue climatique ou économique. L’ampleur des aides gouvernementales ne correspond pas aux besoins des entreprises, et les conditions ne sont pas toujours juridiquement contraignantes : par exemple, la politique d’Air France en matière d’émissions ne s’applique qu’aux vols intérieurs courts.
Il faut aller beaucoup plus loin pour parvenir à une relance verte et durable. Par exemple, les gouvernements pourraient utiliser le code des impôts pour décourager les entreprises d’utiliser certains matériaux. Ils pourraient également introduire des garanties d’emploi au niveau de l’entreprise ou du pays afin d’éviter le gaspillage ou l’érosion du capital humain. Cela aiderait les travailleurs les plus jeunes et les plus âgés, qui ont subi de manière disproportionnée les pertes d’emploi dues à la pandémie, et réduirait les chocs économiques probables dans les régions défavorisées qui souffrent déjà du déclin industriel.
La finance aussi a besoin d’être réparée.
Pendant la crise financière mondiale de 2008, les gouvernements ont inondé les marchés de liquidités. Mais comme ils ne les ont pas orientées vers de bonnes opportunités d’investissement, une grande partie de ces fonds ont fini par revenir dans un secteur financier inadapté.
La crise actuelle offre l’occasion d’exploiter la finance de manière productive pour stimuler la croissance à long terme. Un financement patient à long terme est essentiel, car un cycle d’investissement de 3 à 5 ans ne correspond pas à la longue durée de vie d’une éolienne (plus de 25 ans), ni n’encourage l’innovation nécessaire à l’e-mobilité, au développement du capital naturel (comme les programmes de rewilding) et aux infrastructures vertes.
Certains gouvernements ont déjà lancé des initiatives de croissance durable. La Nouvelle-Zélande a élaboré un budget basé sur des mesures de « bien-être », plutôt que sur le PIB, afin d’aligner les dépenses publiques sur des objectifs plus larges, tandis que l’Écosse a créé la Scottish National Investment Bank, axée sur la mission.
En plus d’orienter la finance vers une transition verte, nous devons tenir le secteur financier responsable de son impact souvent destructeur sur l’environnement. La banque centrale néerlandaise estime que l’empreinte des institutions financières néerlandaises sur la biodiversité représente une perte de plus de 58 000 kilomètres carrés (22 394 miles carrés) de nature vierge - une superficie 1,4 fois plus grande que les Pays-Bas.
Comme les marchés ne mèneront pas seuls une révolution verte, la politique gouvernementale doit les orienter dans cette direction. Pour cela, il faut un État entreprenant qui innove, prend des risques et investit aux côtés du secteur privé. Les décideurs politiques doivent donc revoir les contrats d’approvisionnement afin de s’éloigner des investissements à faible coût des fournisseurs en place et créer des mécanismes qui « attirent » l’innovation de multiples acteurs pour atteindre les objectifs écologiques publics.
Les gouvernements devraient également adopter une approche de programme en matière d’innovation et d’investissement. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, la politique industrielle au sens large continue de soutenir la révolution des technologies de l’information. De même, le « Green Deal » européen, la stratégie industrielle et le mécanisme de transition équitable récemment lancés par l’UE servent de moteur et d’orientation au fonds de relance « Next Generation EU » de 750 milliards d’euros (888 milliards de dollars).
Enfin, nous devons réorienter notre système énergétique autour des énergies renouvelables - l’antidote au changement climatique et la clé de la sécurité énergétique de nos économies. Nous devons donc évincer les intérêts liés aux combustibles fossiles et le court-termisme des entreprises, de la finance et de la politique. Les institutions financièrement puissantes telles que les banques et les universités doivent se désengager des entreprises de combustibles fossiles. Tant qu’elles ne le feront pas, l’économie fondée sur le carbone prévaudra.
L’opportunité pour lancer une révolution climatique - et parvenir à une reprise inclusive de la COVID-19 dans le processus - offre peu de temps. Nous devons agir rapidement si nous voulons transformer l’avenir du travail, des transports en commun et de la consommation d’énergie, et faire du concept de « vie verte » une réalité pour les générations à venir. D’une manière ou d’une autre, un changement radical est inévitable ; notre tâche consiste à faire en sorte que nous obtenions le changement que nous souhaitons - pendant que nous avons encore le choix.
Mariana Mazzucato, professeur d’économie de l’innovation et de la valeur publique à l’University College London, est directrice fondatrice de l’UCL Institute for Innovation and Public Purpose. Elle est l’auteur de The Value of Everything : Making and Taking in the Global Economy, The Entrepreneurial State : Debunking Public vs. Private Sector Myths, et, plus récemment, Mission Economy : A Moonshot Guide to Changing Capitalism.