En outre le président matamore (littéralement tueur de maures [1]) sous-entend sans ambiguïté que la réplique iranienne aurait été peu probante, une sorte de simulacre montrant ou démontrant le peu d’appétence de la mollahcratie pour une confrontation directe avec le super poids lourd américain… Quoiqu’il en soit, la théocratie parlementaire iranienne se trouvait sans faux-fuyant possible, dans l’obligation morale et politique, après l’assassinat du major général [2], de sauver la face vis-à-vis à la fois de son opinion publique, mais également du monde chiite et du monde islamique en général. Ce coup d’esbroufe de la part des Iraniens n’aurait donc été en fin de compte - selon la Maison-Blanche - qu’un coup d’épée dans l’eau auquel la Grande et Sage Amérique ne s’est ensuite pas crue devoir répondre afin de ne pas courir le risque d’une inutile et dangereuse escalade… car si l’on sait à peu près comment les choses commencent, l’on ignore toujours où et quand elles finiront !
Où l’on mesure prudemment les coups
Au reste, si l’écrasante majeure partie des populations iraniennes – une nation multiethnique, rassemblant des Persans indo-européens, des Arabes sémites, des Kurdes, des Azéris, des Baloutches, des Arméniens, elle est aussi multiconfessionnelle faisant cohabiter le chiisme, avec le sunnisme, le mazdéisme [3] (dont l’empreinte est encore culturellement grande), le christianisme et le judaïsme [4] - s’est levée massivement pour manifester son indignation après la liquidation terroriste de Soleimani, la grand presse occidentaliste a préféré mettre l’accent sur les quelques centaines (ou milliers) de contestataires ayant conspué le Guide suprême et le gouvernement pour les blâmer durement après la destruction de l’avion ukrainien…
Lisons à ce sujet le témoignage personnel du colonel Jacques Hogard (cadre de réserve) mis en ligne 17 janvier : « Rentrant tout juste d’une petite semaine à Téhéran où j’ai rencontré pas mal d’Iraniens de différents milieux et ayant beaucoup circulé dans la capitale, je ne partage pas du tout l’avis (suivant lequel l’opinion iranienne dénoncerait avec violence “la honte et le déshonneur” qu’induirait la tragique “bavure” d’une défense aérienne en alerte maximum prête à contrer toute attaque coalisée contre la capitale) à l’évidence partisan exprimé dans cet article [5]. Je puis témoigner de l’immense popularité du général Soleimani devenu désormais un héros national… Et en même temps de la faiblesse extrême de ces manifestations qu’on nous présente [ici] comme “monstres » à propos de cette tragique affaire du Boeing ukrainien : quelques centaines d’étudiants (parmi lesquels l’irresponsable ambassadeur britannique, certes !). Ce sont là des faits, qui déplaisent beaucoup aux “occidentaux” féaux des américains mais c’est la réalité. Cette désinformation permanente dès lors qu’il s’agit de l’Iran finit par être insupportable. Le régime a certainement des défauts bien sûr, mais pour un pays assiégé par ses ennemis régionaux et mondiaux, soumis tel qu’il est à des sanctions excessivement dures, la vie qu’il réserve à sa population me semble toutefois nettement meilleure que celle qui est le lot quotidien d’autres pays de la région, notamment chez notre “allié” saoudien ! ». Un point de vue première main qui plus est, venant d’un homme parfaitement estimable.
Où l’on commence à savoir ce qui s’est exactement passé
Le vice-président Mike Pence déclarait aussitôt après que seize missiles eurent touché la base d’Aïn al-Assad que ceux-ci « visaient à tuer des Américains », le président américain claironnant de son côté que l’attaque iranienne n’avait causé aucune victime et seulement « des dégâts infrastructuraux minimes », ajoutant que le système d’alerte précoce s’était révélé pleinement efficace. Cependant le 9 janvier, le chef de la Force aérospatiale du Corps des Gardiens de la Révolution, le général Amir Ali Hajizadeh, apportait un bémol à ces auto-congratulations en précisant que le but de l’opération était de détruire le centre de commandement de la base et que cet objectif avait été atteint. Des images satellitaires rendues publiques très vite par la société “Planet” montraient effectivement que cinq structures de la base avaient été “durement touchées” soulignant de ce fait la précision extrême des vecteurs iraniens.
Il fallut alors en rabattre sur les circonstances ainsi que le bilan réel, matériel et humain… Dans un entretien accordé in situ à l’AFP c’est-à-dire sur la base elle-même, le lieutenant-colonel Tim Garland avouait que sa hiérarchie l’avait informé « plusieurs heures à l’avance de l’attaque à venir »… C’est à 23h, heure locale (20h GMT) que les personnels américains et ceux de la coalition, déjà réfugiés dans des bunkers depuis plusieurs heures, commencèrent à subir « une attaque sans précédent » dans l’histoire récente des ÉUA (pourtant riche en guerres d’agression, induites autant par un besoin dévorant de nouveaux espaces commerciaux que par un prosélytisme débridé en faveur de la démocratie de marché)… les murs tremblant sous le terrible impact des missiles tirés à intervalles réguliers [6].
Or çà, le président Trump a décidément parlé trop vite, car maintenant ce sont onze soldats américains qui ont été officiellement blessés dans l’attaque comme a fini par l’admettre le 16 janvier le Commandement central de l’armée yankee. Nous sommes néanmoins loin du bilan officieux (et sans aucun fondement tangible pour le moment) qui circulait au lendemain de l’attaque et faisait état de deux cents blessés et quatre-vingts morts… Bref, à entendre l’état major général américain… « Bien qu’aucun membre des forces armées américaines n’ait été tué lors de l’attaque iranienne du 8 janvier sur la base aérienne d’Aïn al-Assad, plusieurs d’entre eux ont été traités pour des symptômes de commotion dus à l’explosion et sont toujours en cours d’évaluation ».
Ainsi, contrairement à ce qu’avait annoncé le président Donald Trump, 11 soldats américains ont en fait été blessés dans l’attaque de la base d’Aïn al-Assad . Comme l’a finalement reconnu le 16 janvier, le Commandement central de l’armée américaine… « Par précaution, les personnels ont été transportés de la base aérienne d’Al-Assad, en Irak, au centre médical régional de Landstuhl en Allemagne pour un dépistage de suivi. Lorsqu’ils seront jugés aptes à reprendre leurs tâches, les militaires retourneront en Irak, après leurs examens de contrôle » [7]. Même si l’affaire n’a pas été tout à fait anodine (voire anecdotique, sans conséquence et sans incidence comme le sous-entendait D. Trump) nous sommes toutefois très loin des chiffres circulant au lendemain des frappes établissant à deux cents blessés et quatre-vingts le nombre de militaires américains et coalisés ayant trouvé la mort [8].
La rumeur, tel le vif argent, poursuit sa carrière, ainsi que le rapporte CNN relatant que le jour fatidique de la chutes de missiles, le nombre de soldats américains morts dans des « circonstances saugrenues » se multiplient tels ces deux militaires retrouvés sans vie le 13 janvier en Allemagne dans le Land de Rhénanie-Palatinat ; ou encore cet autre décédé le 14 janvier à l’occasion d’un entraînement parachutiste dans l’Arizona… Ou encore ce père éploré qui ne parvient plus à joindre son fils cantonné justement sur la base d’Aïn el-Assad. Ces morts et disparitions ne sont certainement que coïncidence et la tension psychologique des parents de ceux qui sont exposés sur les champs de bataille de l’Orient proche dans un environnement régional et international complexe voire tourmenté, est suffisante pour expliquer la propagation de ce type de bruits. Au demeurant, de façon récurrente les forces armées des ÉUA sont suspectées de taire une partie substantielle de leurs pertes humaines dans les zones de guerre où elles se trouvent déployées à travers le monde. Un secret adopté pragmatiquement après qu’une trop grande transparence relative aux statistiques de mortalité durant la guerre du Vietnam dont la divulgation inconsidérée aurait été déterminante dans le développement des mouvements d’opposition à la guerre [9].
Quelles leçons immédiates
Au contraire du vice-président Mike Pence pour qui les frappes iraniennes étaient avant tout destinées à « tuer des Américains », le chef de l’état-major interarmées américain, le général Mark Milley, se déclarait convaincu que l’attaque « visait (d’abord) à causer des dommages structurels, à détruire des véhicules, du matériel et des aéronefs et (accessoirement) à occire des personnels ». Or, peu à peu, l’idée que les missiles iraniens avaient été programmés dans l’intention d’éviter précisément les baraquements d’habitation, a fini par s’imposer pour les analystes du Pentagone… Jusqu’à conclure que les Iraniens avaient vraisemblablement choisi « d’envoyer un message » plutôt que de piétiner la queue du dragon. En un mot, se montrer raisonnable afin d’éviter une montée aux extrême où nul n’aurait rien trouvé à gagner si ce n’est ruines et deuil. Il s’agissait donc pour la partie iranienne, tout en montrant les crocs (et sa détermination), de rester sous le seuil d’une inéluctable ou automatique riposte massive de la part des ÉUA.
Et apparemment le message est bien passé puisque nul n’a plus bronché, même après la chute de l’appareil ukrainien et de ses 167 victimes, le Pentagone ayant interprété les frappes iraniennes non létales comme l’expression d’une volonté explicite de non escalade. Pour être tout à fait clair - allant à rebours des déclarations de la Maison-Blanche - Majid Takht Ravanchi, représentant de Téhéran près les Nations Unies, confessait à la chaîne CNN dans l’émission « New Day », que les bases américaines en Irak avaient été choisies a priori pour montrer (faire la preuve de) la haute précision [10] des vecteurs balistiques iraniens et non pour tuer des humains. Un fait décisif qui donne matière à réflexion aux états majors occidentaux et invite à la circonspection… « Nous avons déclaré que nous choisirions le moment et le lieu (de notre réponse armée), et nous avons choisi l’endroit précis d’où l’attaque contre le général Soleimani est partie » [11]. Un fait sans doute authentiquement inédit depuis le 25 février 1991, au début de la première Guerre du Golfe, quand un Scud irakien tomba sur le camp de Dhahran en Arabie saoudite, tuant vingt-huit hommes du centre de commandement du 14e Détachement de l’armée des États-Unis. Mais l’on sait comment l’affaire se termina pour le raïs Saddam Hussein.
Avant cela, sans doute faudrait-il remonter à la guerre du Vietnam et à l’offensive du Têt (janvier/mai/août 1968), pour voir des bases militaires américaines directement visées et subissant d’importants dommages dans leurs infrastructures. Ajoutons qu’il ne s’est pas agi d’une simple démonstration (de force ou d’aptitude), mais d’une cinglante réplique. Pour la première fois, un État du Tiers-monde avait osé viser et atteindre une base de la super puissance – un atroce crime de lèse-majesté ! – et le revendiquait sans barguigner. Un défi mesuré, mais un défi quand même. M. Trump avait annoncé une « réponse disproportionnée » en tel cas, mais rien ne s’est passé ! Les iraniens ont certes pris un risque certain, reste que cette audace a payé, égratignant au passage quelque peu le prestige des EUA… Parce que les systèmes de défense anti-aérienne américains ont apparemment été pris en défaut, et même totalement failli. De quoi rassurer tous ceux qui s’en sont portés acquéreur croyant pouvoir vivre à l’abri d’un parapluie d’infaillibles missiles Patriot [12].
Autre constat collatéral, la précision des frappes iraniennes a convaincu militaires et politiques à Tel-Aviv et Jérusalem que désormais Israël est devenu parfaitement accessible, qu’il n’est plus hors de portée des vecteurs balistiques du pays dont elle réclame à cor et à cri la vitrification… Persia delenda est ! Le 10 janvier la nomemklatura israélienne s’exprimait en ces termes : « La frappe de haute précision iranienne a bien prouvé les énormes progrès qu’a réalisé l’Iran afin d’améliorer les performances de ses missiles balistiques ceci depuis la frappe au missile de croisière du 14 septembre 2019 contre les sites d’Aramco en Arabie saoudite, tandis que les États-Unis n’ont rien fait pour remettre à la hauteur leur DCA et puisque leur technologie est aussi la nôtre dans la conception des batteries de missiles antimissiles, et bien Israël doit avoir peur » [13]. Cela coule de source ! Car si l’armée américaine est incapable de se défendre face aux missiles iraniens, quid du malheureux peuple hébreu, dont les systèmes d’alerte rapide et les systèmes antimissiles sont copiés (ou leur ont été vendus) sur les modèles américains ? Un amer constat déjà effectué par les Séoudiens après les frappes dirigées contre leurs installations pétrolières, immédiatement mises au compte des Iraniens et non pas des Houtis yéménites en dépit de leurs revendications. L’on comprend que ces pétromonarchies et les alliés régionaux de Washington – comme tous ceux qui se sont reposés jusqu’ici sur la suprématie technique et militaire américaine - se sentent aujourd’hui désappointés, frustrés voire même abandonnés. Car du train où vont les choses, ils ont du mouron à se faire et l’on comprend mieux que la Turquie de l’AKP ait commencé à se désengager des systèmes anti-missiles Made in America pour se rabattre sur les S-400 Triumph sortis des manufactures d’armement russes.
Signes avant-coureurs des tempêtes à venir
Notons que des signes annonciateurs de la capacité iranienne à se rebiffer se sont multipliés au cours du dernier semestre 2019 : le 20 juin, un drone américain dernier cri Global Hawk produit par la firme Northrop Grumman, était abattu au-dessus des eaux territoriales iraniennes à proximité de la province d’Hormozgan par la “Force aérospatiale” des Gardiens de la Révolution, les Pasdaran… Washington niant l’évidence à contre-sens des repérages satellitaires ; puis intervint l’attaque des raffineries séoudienne d’Abkaïk et de Khourais le 15 septembre 201910, revendiquées par la dissidence yéménite houtie, et last but not least - cela avant la récente escalade - les grandes manœuvres navales conjointes de la Russie, de la Chine et de l’Iran qui se déroulèrent à compter du 27 décembre 2019 dans l’Océan indien et le golfe d’Oman… inaugurant un “nouveau triangle de pouvoir maritime” au débouché du Golfe persique, cette artère géoénergétique vitale pour la planète. Autant dire que cet événement aura marqué un tournant dans la donne géopolitique globale. Nous y reviendrons…
19 janvier 2020
À suivre…