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Le pandémonium turco-syro-américano-kurde

Léon Camus

mercredi 31 août 2016

Même pour un initié, il devient de plus en plus difficile de s’y retrouver dans la situation actuelle au nord ouest de l’Euphrate, aux confins de l’Anatolie orientale et en Azerbaïdjan occidental, autrement dit au Kurdistan iranien. Sans entrer dans trop de détails, nécessairement oiseux pour les non spécialistes, résumons donc à grands traits les derniers développements depuis la tentative manquée de coup d’État en Turquie, le 15 juillet.

Quoi que rien ne soit définitivement assuré, le putsch manqué serait dû à l’État parallèle (coupable immédiatement dénoncé par le président Erdogan, premier bénéficiaire de la tentative avortée) qu’auraient constitué les réseaux du prédicateur Fethullah Gülen depuis son exil de Pennsylvanie. Une vaste organisation internationale diffusant la vision du monde que le Kurde Saïd Nursî (1878/1960) développa tout au long de sa vie dans ses « Traités de Lumières », une œuvre monumentale d’inspiration soufie. Initialement, au début des années 2000, Gülen fit profiter Recep Tayyip Erdogan de son organisation pour asseoir son pouvoir et celui de son Parti l’AKP, le Parti de la justice et du développement… une prépotence qui allait rapidement croître au profit exclusif d’un islam politique assimilable à celui des Frères musulmans. Puis les luttes d’influence et les rivalités personnelles finirent par mettre un terme à cette entente et Gülen préféra aller chercher un havre de paix outre-Atlantique.

Un coup manqué providentiel

Le putsch manqué aura été au final un échec retentissant pour ses acteurs malheureux et plus encore pour la multitude des victimes collatérales, celles des purges qui ont suivi. Resterait pourtant à savoir qui sont les véritables organisateurs du « coup » car la question n’est pas encore clairement tranchée. En tout cas, il aura été l’occasion d’une impressionnante épuration au sein de l’armée, de la magistrature, des forces de sécurité, du monde universitaire et journalistique. Plusieurs dizaines de milliers de hauts fonctionnaires furent mis à pied [1]. Précisons que la Russie, ennemie héréditaire de l’empire ottoman, ne l’était déjà plus lorsque Kémal Pacha entama sa marche victorieuse pour la reconquête de l’Anatolie. Lui et les Jeunes Turcs, ses frères en maçonnerie, furent – un fait relativement peu connu - armés et financés par Lénine après 1918 [2] . Donc Washington échaudé par cette nouvelle baie des Cochons [3], s’est vue condamnée à faire le gros dos en attendant que passe l’orage… tout en apportant des réponses dilatoires aux vitupérations d’Erdogan et à ses pressantes demandes d’expulsion de Fethullah Gülen. Celui âgé de soixante-quinze ans, vient d’ailleurs de voir requis contre sa personne deux peines de prison à vie… et pour faire bonne mesure, une rallonge de 1900 ans supplémentaires !

Le Pentagone fait profil bas

En attendant, le Pentagone vient de procéder à la discrète exfiltration vers la Roumanie des têtes nucléaires qu’il entreposait (une cinquantaine dit-on, en violation des traités internationaux relatifs à la non-prolifération), sur la base d’Incirlik [4]. Quant au vice-président Joe Biden, il s’est rendu le 24 août à Ankara pour tenter de recoller les morceaux, sous couvert d’une tournée régionale… et alors que démarrait à cet instant précis l’Opération Bouclier de l’Euphrate en territoire syrien sous prétexte d’attraire l’État islamique et de le chasser de l’agglomération de Jarablous (ce qui arriva sans coup férir, au sens littéral [5]). Mais en réalité il s’agissait de faire la chasse aux unités des FDS kurdes, activement soutenus par les États-Unis (Cf. article annexe).

Une opération impensable il y a quelque mois encore et dont le lancement aurait aboutit à une confrontation directe avec la Russie, voire qui aurait pu constituer l’amorce d’un conflit régional ouvert entre grandes puissances. Un événement qui de ce point de vue constitue assurément un séisme géopolitique d’une magnitude très supérieure à celui qui frappait les Apennins le même jour. Parce qu’enfin un État, deuxième puissance militaire de l’Otan, viole l’espace territorial d’un État souverain et nul n’y trouve à redire. Ahurissant. Mais de cela les médias n’ont cure, après la moisson de médailles des jeux Olympiques, la question des vêtements de bain islamique sur nos plages, suffisant à assouvir leurs ambitions démesurées en matière de devoir d’information.
Comment interpréter cette offensive exorbitante de toute légalité internationale et de tout sens commun ? Est-ce pour Erdogan une façon de défier l’Amérique ? Possible, vu l’absence de réaction des forces aériennes américaines qui une fois de plus font semblant de ne s’apercevoir de rien et abandonnent ses alliés kurdes à la vindicte d’Ankara. Certains experts font observer d’autre part que l’opération aurait été impensable sans un accord tacite de la Russie et de l’Iran (lesakerfrancophone.fr25août16). Ajoutons… et d’une acceptation de facto de la part de Washington. Attendons un peu et nous devrions assister à une rapide décantation des événements. Cependant une chose est sûre, l’Amérique ne pouvant se permettre – en principe – de perdre l’allié turc, pilier oriental de l’Organisation du Pacte atlantique, elle est certainement prête à sacrifier (temporairement ?) ses supplétifs kurdes. Maintenant faut-il accorder du crédit aux rumeurs insistantes évoquant une sortie de l’Otan pour Ankara en juillet 2017 à l’occasion d’un prochain sommet de l’Alliance  [6] ? Les voies de la guerre et de la diplomatie sont souvent tortueuses mais rarement totalement irrationnelles, gardons-nous à ce propos de toute tentation prophétique.

Renversement d’alliance

Sans doute ce renversement d’alliance était envisageable pour quelques grands initiés. Des signes avant coureurs étaient repérables. Tels par exemple, la démission du Premier ministre Ahmet Davutoglou, l’homme au sourire éternellement satisfait, à l’issue le 5 mai dernier d’un congrès extraordinaire de l’AKP et son remplacement le 22 mai suivant par Binali Yildirim, un homme du sérail. Davutoglou s’était vanté d’avoir ordonné d’abattre le Su-24. Acte pour lequel le 27 juin, Erdogan présentait des excuses pour le moins inattendues, mais inscrites dans la droite ligne des retournements spectaculaires dont il est coutumier [7] … Depuis des années – au moins depuis mars 2003 lorsqu’Ankara refusa que les avions américains ne décollent d’Incirlik pour aller frapper Bagdad – les Turcs ne sont plus de toute évidence un allié absolument fiable.

Ils ont leur propre agenda (comme l’on dit en globish) et M. Erdogan, le moins que l’on puisse dire, n’est pas aussi prévisible que désirable. La satrapie anatolienne échappe apparemment à la Métropole de l’Empire établie sur les rives du Potomac. Mieux peut-être valait-il dans ces conditions organiser un divorce sans casse et sans cris, plutôt que de continuer à traîner le boulet turc. Reste que cette politique du grand écart en constante extension masque pour les États-Unis une tendance lourde au reflux – volontaire ou non du Proche-Orient. La situation y étant devenu largement ingérable, mieux vaut chercher les voies d’une stabilisation (comme avec Téhéran) ou d’un gel des conflits au moment où une véritable montée des périls se fait jour en Extrême Orient [8]. Raison pour laquelle John Kerry, le Secrétaire d’État américain, s’est entretenu dix heures d’affilées, le 26 août à Genève, avec son homologue russe, Sergueï Lavrov. Ajoutons qu’il n’est pas dit que le nouveau partenaire turc de la Fédération de Russie, même tenu par les alliances transcontinentales des Nouvelles Routes de la Soie auxquelles il devrait souscrire (à l’instar de l’Union économique eurasiatique, l’UEE ou de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, l’OTSC), soit d’une solidité à toutes épreuves. La question kurde, celle de la création d’une zone autonome au nord de la Syrie, est une pomme de discorde… et une bombe à retardement. Une chose est sûre, Washington et Tel-Aviv joue à fond la carte kurde… ce contre quoi Erdogan vient justement d’entrer en guerre ouverte avec le soutien néanmoins équivoque de son nouvel allié Russe.

La suite au prochain épisode…

Acteurs et enjeux de la bataille en cours

« Ces deux derniers jours, l’armée turque a intensifié son offensive terrestre en territoire syrien où elle s’est enfoncée plus en profondeur » (AFP29août16). L’Agence de presse hexagonale ne donne évidemment pas de distance précise quant à cette avancée en profondeur et reprend l’assertion selon laquelle les Turcs seraient censé affronter les djihadistes de l’ÉI. Un mensonge que reprend tous azimuts, allégrement et sans plus se fatiguer, une presse compradore et paresseuse. Il est question toutefois « de violents affrontements entre les militaires et les combattants kurdes du Parti de l’Union démocratique, le PYD, pris sous le feu nourri de l’artillerie et des avions turcs près de Jarablous… Ankara considérant le PYD et sa branche armée, les YPG, comme des organisations “terroristes”, bien qu’elles soient épaulées par Washington, allié traditionnel de la Turquie » (ibid.). Un excellent résumé pour qui sait lire.

Maintenant regardons ce qui se passe derrière la ligne de front. L’ÉI s’est sagement replié, abonnant Jarablous en moins de 24 h et sans piéger la localité, malgré sa grande valeur stratégique dans le contexte de la bataille d’Alep et de l’approvisionnement vital de la capitale de l’ÉI, Raqqa. Il s’agissait en effet, depuis la prise de Manbij le 12 août par les Forces démocratiques syriennes (les FDS, essentiellement kurdes comportent cependant une composante chrétienne, notamment catholique assyro-chaldéenne), de la dernière base ravitaillement djihadiste depuis la Turquie (celle-ci n’était au courant de rien et ne participe en rien à la logistique des égorgeurs de Daech). Par conséquent que l’on ne vienne pas nous dire que ce retrait n’a pas été négocié !? D’autant que, selon Alain Rodier du Centre Français de Recherche sur le Renseignement(atlantico.fr26août16), les djihadistes ont été utilement remplacé – sous l’égide des forces turques – par des rebelles de l’Armée syrienne libre (AS), du Failaq al Sham (Légion du Cham), du Ahrar al-Sham (Mouvement islamique des hommes libres du Cham) et du Jabhat al Sham (Front du Levant). Factions que l’ineffable Monsieur Fabius regroupait naguère sous l’étiquette de terroristes modérés. Lesquels « se préparaient depuis plusieurs jours à franchir la frontière à partir de leurs bases arrières de Turquie ». État qui par conséquent est, de cette façon, en guerre contre la Syrie, quoique personne n’ose l’avouer ! En outre « l’offensive conduite par ces mouvements (rebelles) l’a été avec l’appui direct de la coalition ». En clair avec l’accord implicite de Washington (ibid.).

L’enjeu de ce pandémonium est évidemment de casser les reins au « Rojava », l’Ouest en sorani, ou Kurdistan occidental, un État kurde syrien indépendant qui s’étendrait le long de la frontière turque, le bourg de Jarablous se trouvant au centre de ce territoire. Le 17 mars 2016, le Parti de l’union démocratique proclamait la création dans ce qui était jusqu’alors une zone d’administration autonome, d’une entité « fédérale démocratique » couvrant les trois gouvernorats kurdes d’Afrine, de Kobané et de la Djézireh. Rappelons expressément que le Rojava participe du plan de balkanisation de la région et de dépeçage de la Syrie développé conjointement par Washington et Tel-Aviv. Voir à ce sujet « Le plan Oded Yinon » datant de 1982 utilement réédité en 2015 par les Éditions Sigest.

Pendant ce temps, le vice-président américain et vrai faux-cul, Joe Biden, déclarait depuis Stockholm, au lendemain de son passage à Ankara : « Les Turcs sont prêts à rester aussi longtemps qu’il le faudra dans l’objectif de neutraliser l’ÉI ». Plus audacieux encore, l’ectoplasmique ministre français de Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, appelait la Russie à condamner le recours aux armes chimique par le régime syrien.

Notes

[1Depuis le début des purges 40.029 personnes ont été interpellées dont 20.355 ont été placées en détention, selon le Premier ministre, Binali Yildirim (lefigaro.fr17août16). Les mesures de libération anticipées sous contrôle judiciaire pour faire de la place aux nouveaux arrivants, ne concernent cependant que les crimes commis avant le 1er juillet, à l’exclusion des meurtres, des actes de terrorisme, d’atteinte à la sécurité de l’État ou de trafic de drogue. Au total ce sont 79900 personnes qui, suite au putsch, ont à présent perdu tout droit à l’exercice d’une activité publique ou privée, révoqués et pour certains, embastillés, ainsi que 4262 entreprises et institutions diverses placées sous séquestre en raison de leurs sympathies gulénistes supposées. À telle enseigne qu’une mesure de grâce présidentielle a dû être prise pour libérer des places dans les prisons, ceci en élargissant tout récemment un premier contingent de quelque trente-huit mille délinquants de droit commun (lefigaro.fr17août16).

Mais là n’est pas l’essentiel. Par un prodigieux retournement d’alliance – Washington étant indirectement désignée, via Gülen, comme l’inspirateur du coup – Erdogan se rapprochait des Russes jusque là voués aux gémonies, notamment en raison de profondes divergences sur le traitement du dossier syrien[[Et plus encore après qu’un bombardier russe Su-24 eut été abattu le 24 nov. 2015 par la chasse turque sur la frontière turco-syrienne Moscou imposa un douloureux blocus aux produits turcs notamment agricoles. Le 18 juil. dernier, trois jours après le coup manqué, les deux pilotes turcs ayant abattu l’avion russe étaient placés en garde à vue, mettant incidemment en exergue l’hypothèse d’une provocation montée justement par l’État parallèle. Un fait qui corrobore aussi l’éventualité d’un probable sauvetage in extremis d’Erdogan prévenu de la préparation d’une opération de renversement par les Autorités russes.

[2Deuxième conférence de l’Internationale communiste (Komintern), le premier Congrès des peuples d’Orient réuni à Bakou eu 1er au 8 septembre 1920, comptait sur 2 850 délégués, 235 turcs conduits par Enver-Pacha, l’un des promoteur du génocide de la nation arménienne.

[3Le 17 avril 1961 la CIA et le Pentagone planifièrent le débarquement d’opposants au régime castriste dans la baie des Cochons peu éloignée de la Havane. Les États-Unis ayant en cours de route changé leur fusil d’épaule, sans état d’âme, les opposants cubains furent alors abandonnés à leur triste sort. Une sortie de route dont Washington est coutumière. Au printemps 1991, Kurdes et chiites furent également abandonnés au courroux de Saddam Hussein après s’être soulevés contre le pouvoir central à l’instigation du parâtre américain. C’est apparemment ce qui est en train d’arriver aux Kurdes des Forces démocratiques syriennes, les FDS, une coalition militaire formée en octobre 2015. Il est aussi vrai que l’État américain comporte un certains nombre de boîtes noires qui sont autant d’États dans l’État et dont les initiatives sont assez souvent désastreuses. C’est là tout la beauté de la démocratie universelle et des oligopoles mafieux qui la dirigent en sous mains.

[4Les ogives nucléaires de type B61 seraient transférées sur la base roumaine de Deveselu, laquelle abrite des éléments (radar d’interception et systèmes de communication avancée, actifs depuis 12 mai dernier) du bouclier américain anti-missiles, prétendument censé protéger l’Europe contre les États voyous, comprenons l’Iran en principe… mais surtout la Russie. D’autres membres de l’Otan hébergent en Europe des armes de destruction massive en contravention avec les accords internationaux : France, France, France, Hollande…

[5Il semble que les djihadistes aient évacué Jarablous sans tambour ni trompette, et surtout sans se battre… ni miner la ville comme ils en ont l’habitude. Sur France24, la madone des lucarnes, Aude Lechrist, sortant de son habituelle et froide réserve, soulignait – traduction – que là quelque chose clochait ! Si les journalistes se mettent à penser, où va-t-on ?

[6Quelques analystes pensent que le coup d’État aurait pu être certes organisé par les États-Unis… mais en vue d’échouer, aucun responsable de haut rang de l’AKP n’ayant été visé et le somptueux palais présidentiel ayant été épargné ! Dans ce cas, soit les États-Unis voulaient envoyer un signal fort à Erdogan, soit Ankara et Washington étaient de mèche ? Les liens ne seraient donc pas rompus, mais chacun, avec une sortie programmée et négociée d’Ankara de l’Otan en 2017, reprendrait sa liberté de manœuvre, en particulier à propos de la crise syrienne et de la gestion du dossier kurde.

[7Ainsi son rabibochage le 22 mars 2013 avec l’« allié stratégique » hébreu cinq ans après l’abordage sanglant, le 31 mai 2010 dans les eaux internationales, du Mavi Marmara en route vers Gaza, par les commandos de marine israéliens. Là encore, le parrainage de l’opération humanitaire par le Premier ministre Erdogan, puis la rupture théâtrale qui s’en était suivie et enfin les excuses historiques du chef du Likoud, Benjamin Netanyahou, avaient suscité un fort soupçon rétrospectif quant à la possibilité d’une mise en scène concertée destinée à habiller le Premier ministre turc du manteau de paladin de la cause palestinienne.

[8Discours sans ambiguïté du président XI Jinping le 1er juil. 2016 à l’occasion du 95e anniversaire du Parti communiste chinois… « Le monde est au bord de changements radicaux. Nous voyons que l’UE et l’économie américaine s’effondrent. Cela aboutira à un nouvel ordre mondial qui ne ressemblera à rien de ce que nous connaissons aujourd’hui, dans lequel la clef sera l’Union de la Russie et la Chine… or nous assistons à des actions agressives de la part des États-Unis contre la Russie et la Chine. Je crois que la Russie et la Chine doivent former une alliance devant laquelle l’Otan sera impuissant, alliance susceptible de mettre fin aux ambitions impérialistes de l’Occident ».

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