Un coup manqué providentiel
Le putsch manqué aura été au final un échec retentissant pour ses acteurs malheureux et plus encore pour la multitude des victimes collatérales, celles des purges qui ont suivi. Resterait pourtant à savoir qui sont les véritables organisateurs du « coup » car la question n’est pas encore clairement tranchée. En tout cas, il aura été l’occasion d’une impressionnante épuration au sein de l’armée, de la magistrature, des forces de sécurité, du monde universitaire et journalistique. Plusieurs dizaines de milliers de hauts fonctionnaires furent mis à pied [1]. Précisons que la Russie, ennemie héréditaire de l’empire ottoman, ne l’était déjà plus lorsque Kémal Pacha entama sa marche victorieuse pour la reconquête de l’Anatolie. Lui et les Jeunes Turcs, ses frères en maçonnerie, furent – un fait relativement peu connu - armés et financés par Lénine après 1918 [2] . Donc Washington échaudé par cette nouvelle baie des Cochons [3], s’est vue condamnée à faire le gros dos en attendant que passe l’orage… tout en apportant des réponses dilatoires aux vitupérations d’Erdogan et à ses pressantes demandes d’expulsion de Fethullah Gülen. Celui âgé de soixante-quinze ans, vient d’ailleurs de voir requis contre sa personne deux peines de prison à vie… et pour faire bonne mesure, une rallonge de 1900 ans supplémentaires !
Le Pentagone fait profil bas
En attendant, le Pentagone vient de procéder à la discrète exfiltration vers la Roumanie des têtes nucléaires qu’il entreposait (une cinquantaine dit-on, en violation des traités internationaux relatifs à la non-prolifération), sur la base d’Incirlik [4]. Quant au vice-président Joe Biden, il s’est rendu le 24 août à Ankara pour tenter de recoller les morceaux, sous couvert d’une tournée régionale… et alors que démarrait à cet instant précis l’Opération Bouclier de l’Euphrate en territoire syrien sous prétexte d’attraire l’État islamique et de le chasser de l’agglomération de Jarablous (ce qui arriva sans coup férir, au sens littéral [5]). Mais en réalité il s’agissait de faire la chasse aux unités des FDS kurdes, activement soutenus par les États-Unis (Cf. article annexe).
Une opération impensable il y a quelque mois encore et dont le lancement aurait aboutit à une confrontation directe avec la Russie, voire qui aurait pu constituer l’amorce d’un conflit régional ouvert entre grandes puissances. Un événement qui de ce point de vue constitue assurément un séisme géopolitique d’une magnitude très supérieure à celui qui frappait les Apennins le même jour. Parce qu’enfin un État, deuxième puissance militaire de l’Otan, viole l’espace territorial d’un État souverain et nul n’y trouve à redire. Ahurissant. Mais de cela les médias n’ont cure, après la moisson de médailles des jeux Olympiques, la question des vêtements de bain islamique sur nos plages, suffisant à assouvir leurs ambitions démesurées en matière de devoir d’information.
Comment interpréter cette offensive exorbitante de toute légalité internationale et de tout sens commun ? Est-ce pour Erdogan une façon de défier l’Amérique ? Possible, vu l’absence de réaction des forces aériennes américaines qui une fois de plus font semblant de ne s’apercevoir de rien et abandonnent ses alliés kurdes à la vindicte d’Ankara. Certains experts font observer d’autre part que l’opération aurait été impensable sans un accord tacite de la Russie et de l’Iran (lesakerfrancophone.fr25août16). Ajoutons… et d’une acceptation de facto de la part de Washington. Attendons un peu et nous devrions assister à une rapide décantation des événements. Cependant une chose est sûre, l’Amérique ne pouvant se permettre – en principe – de perdre l’allié turc, pilier oriental de l’Organisation du Pacte atlantique, elle est certainement prête à sacrifier (temporairement ?) ses supplétifs kurdes. Maintenant faut-il accorder du crédit aux rumeurs insistantes évoquant une sortie de l’Otan pour Ankara en juillet 2017 à l’occasion d’un prochain sommet de l’Alliance [6] ? Les voies de la guerre et de la diplomatie sont souvent tortueuses mais rarement totalement irrationnelles, gardons-nous à ce propos de toute tentation prophétique.
Renversement d’alliance
Sans doute ce renversement d’alliance était envisageable pour quelques grands initiés. Des signes avant coureurs étaient repérables. Tels par exemple, la démission du Premier ministre Ahmet Davutoglou, l’homme au sourire éternellement satisfait, à l’issue le 5 mai dernier d’un congrès extraordinaire de l’AKP et son remplacement le 22 mai suivant par Binali Yildirim, un homme du sérail. Davutoglou s’était vanté d’avoir ordonné d’abattre le Su-24. Acte pour lequel le 27 juin, Erdogan présentait des excuses pour le moins inattendues, mais inscrites dans la droite ligne des retournements spectaculaires dont il est coutumier [7] … Depuis des années – au moins depuis mars 2003 lorsqu’Ankara refusa que les avions américains ne décollent d’Incirlik pour aller frapper Bagdad – les Turcs ne sont plus de toute évidence un allié absolument fiable.
Ils ont leur propre agenda (comme l’on dit en globish) et M. Erdogan, le moins que l’on puisse dire, n’est pas aussi prévisible que désirable. La satrapie anatolienne échappe apparemment à la Métropole de l’Empire établie sur les rives du Potomac. Mieux peut-être valait-il dans ces conditions organiser un divorce sans casse et sans cris, plutôt que de continuer à traîner le boulet turc. Reste que cette politique du grand écart en constante extension masque pour les États-Unis une tendance lourde au reflux – volontaire ou non du Proche-Orient. La situation y étant devenu largement ingérable, mieux vaut chercher les voies d’une stabilisation (comme avec Téhéran) ou d’un gel des conflits au moment où une véritable montée des périls se fait jour en Extrême Orient [8]. Raison pour laquelle John Kerry, le Secrétaire d’État américain, s’est entretenu dix heures d’affilées, le 26 août à Genève, avec son homologue russe, Sergueï Lavrov. Ajoutons qu’il n’est pas dit que le nouveau partenaire turc de la Fédération de Russie, même tenu par les alliances transcontinentales des Nouvelles Routes de la Soie auxquelles il devrait souscrire (à l’instar de l’Union économique eurasiatique, l’UEE ou de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective, l’OTSC), soit d’une solidité à toutes épreuves. La question kurde, celle de la création d’une zone autonome au nord de la Syrie, est une pomme de discorde… et une bombe à retardement. Une chose est sûre, Washington et Tel-Aviv joue à fond la carte kurde… ce contre quoi Erdogan vient justement d’entrer en guerre ouverte avec le soutien néanmoins équivoque de son nouvel allié Russe.
La suite au prochain épisode…
Acteurs et enjeux de la bataille en cours
« Ces deux derniers jours, l’armée turque a intensifié son offensive terrestre en territoire syrien où elle s’est enfoncée plus en profondeur » (AFP29août16). L’Agence de presse hexagonale ne donne évidemment pas de distance précise quant à cette avancée en profondeur et reprend l’assertion selon laquelle les Turcs seraient censé affronter les djihadistes de l’ÉI. Un mensonge que reprend tous azimuts, allégrement et sans plus se fatiguer, une presse compradore et paresseuse. Il est question toutefois « de violents affrontements entre les militaires et les combattants kurdes du Parti de l’Union démocratique, le PYD, pris sous le feu nourri de l’artillerie et des avions turcs près de Jarablous… Ankara considérant le PYD et sa branche armée, les YPG, comme des organisations “terroristes”, bien qu’elles soient épaulées par Washington, allié traditionnel de la Turquie » (ibid.). Un excellent résumé pour qui sait lire.
Maintenant regardons ce qui se passe derrière la ligne de front. L’ÉI s’est sagement replié, abonnant Jarablous en moins de 24 h et sans piéger la localité, malgré sa grande valeur stratégique dans le contexte de la bataille d’Alep et de l’approvisionnement vital de la capitale de l’ÉI, Raqqa. Il s’agissait en effet, depuis la prise de Manbij le 12 août par les Forces démocratiques syriennes (les FDS, essentiellement kurdes comportent cependant une composante chrétienne, notamment catholique assyro-chaldéenne), de la dernière base ravitaillement djihadiste depuis la Turquie (celle-ci n’était au courant de rien et ne participe en rien à la logistique des égorgeurs de Daech). Par conséquent que l’on ne vienne pas nous dire que ce retrait n’a pas été négocié !? D’autant que, selon Alain Rodier du Centre Français de Recherche sur le Renseignement(atlantico.fr26août16), les djihadistes ont été utilement remplacé – sous l’égide des forces turques – par des rebelles de l’Armée syrienne libre (AS), du Failaq al Sham (Légion du Cham), du Ahrar al-Sham (Mouvement islamique des hommes libres du Cham) et du Jabhat al Sham (Front du Levant). Factions que l’ineffable Monsieur Fabius regroupait naguère sous l’étiquette de terroristes modérés. Lesquels « se préparaient depuis plusieurs jours à franchir la frontière à partir de leurs bases arrières de Turquie ». État qui par conséquent est, de cette façon, en guerre contre la Syrie, quoique personne n’ose l’avouer ! En outre « l’offensive conduite par ces mouvements (rebelles) l’a été avec l’appui direct de la coalition ». En clair avec l’accord implicite de Washington (ibid.).
L’enjeu de ce pandémonium est évidemment de casser les reins au « Rojava », l’Ouest en sorani, ou Kurdistan occidental, un État kurde syrien indépendant qui s’étendrait le long de la frontière turque, le bourg de Jarablous se trouvant au centre de ce territoire. Le 17 mars 2016, le Parti de l’union démocratique proclamait la création dans ce qui était jusqu’alors une zone d’administration autonome, d’une entité « fédérale démocratique » couvrant les trois gouvernorats kurdes d’Afrine, de Kobané et de la Djézireh. Rappelons expressément que le Rojava participe du plan de balkanisation de la région et de dépeçage de la Syrie développé conjointement par Washington et Tel-Aviv. Voir à ce sujet « Le plan Oded Yinon » datant de 1982 utilement réédité en 2015 par les Éditions Sigest.
Pendant ce temps, le vice-président américain et vrai faux-cul, Joe Biden, déclarait depuis Stockholm, au lendemain de son passage à Ankara : « Les Turcs sont prêts à rester aussi longtemps qu’il le faudra dans l’objectif de neutraliser l’ÉI ». Plus audacieux encore, l’ectoplasmique ministre français de Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, appelait la Russie à condamner le recours aux armes chimique par le régime syrien.