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Les Etats-Unis et le reste du monde

vendredi 28 août 2009

CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE AMÉRICAINE

Depuis la Grande Guerre et plus encore pendant près de quarante-cinq ans de Guerre Froide, le regard des exégètes et des analystes de politique étrangère, se sont d’avantage tournés vers l’Est, qui constituait alors la menace essentielle pour les démocraties occidentales, que vers la puissance tutélaire et bienveillante qu’était à nos yeux l’allié américain.

Aujourd’hui, l’évolution rapide des relations entre le Nouveau et le Vieux Monde, pour ne pas parler de « dégradation », conduit à réviser quelque peu nombre d’idées reçues faisant partie du bagage ordinaire de tout diplômé de Sciences-Po. Il a été en effet toujours plus ou moins convenu jusqu’ici que, par exemple, l’Amérique devait vaincre une inertie isolationniste chronique pour s’engager à l’extérieur. La plupart du temps à la suite d’une provocation majeure, d’un électrochoc nécessaire à l’arracher au rêve éveillé de l’american dream telle la destruction du croiseur Maine dans le port de la Havane en 1898, le torpillage du Lusitania en 1916, Pearl Harbor en 1941 ou finalement la tragédie de Manhattan.

Or, si l’Orient est réputé complexe, l’Amérique est elle, loin d’être aussi simple qu’il n’y paraît et la nature des crises qui balaient aujourd’hui la ligne d’horizon visible ne nous laisse plus guère d’autre choix que celui d’une certaine lucidité à son égard. Mais le temps n’est plus à l’angélisme et il faut, en révisant notre catalogue d’idées reçues, revenir sur certaines réalités historiques incontournables, récentes ou passées. Ajoutons que les révisions sur le tard sont généralement exaspérantes parce qu’en détruisant ou déplaçant nos repères, elles nous remettent nous-mêmes en cause. Aussi s’agit-il de faire à présent notre deuil de préjugés qui nous ont déjà coûté cher, ceci n’étant pas une simple clause de style (1) !

Sur la politique étrangère des EU, certaines idées convenues ont donc vécu qui avaient permis de leur forger une image beaucoup trop idéalisée. Déjà la guerre du Vietnam avait fortement entamé l’idée d’une Amérique luttant pour la seule cause vertueuse de la liberté et de la démocratie, cependant le contexte de la Guerre Froide qui obligeait à faire bloc autour de fortes solidarités Atlantiques, a longtemps restreint cette prise de conscience. Si maintenant, à la lumière des récentes projections de puissance (Bosnie, Kossovo, Colombie, Afghanistan, Philippines (2), Irak...) l’on effectue un balayage rapide en se donnant l’indispensable profondeur de champ historique, un certain nombre de clichés volent en éclats ou se trouvent passablement relativisés.

Au-delà des mobiles de guerre contre l’Irak qui ont fait définitivement long feu : menace imminente, possession d’armes de destruction massive, liens avec le terrorisme, le prurit belliciste, guerrier et interventionniste des EU bénéficie de l’explication par une sorte de « coup de folie » de l’équipe dirigeante des Etats-Unis ou encore celle de la résurgence d’un fanatisme religieux néopuritain d’un autre âge. Malheureusement l’explication événementielle, comme le fait tératologique purement conjoncturel et aberrant, ne tiennent évidemment pas la route.

À coup sûr, le comportement du Président G.W. Bush peut prêter à interrogations tant la course à l’abîme où paraît vouloir nous entraîner l’Administration américaine doit inciter à la réflexion. Mais il serait à coup sûr erroné de vouloir réduire une politique jugée « folle » de ce côté-ci de l’Atlantique à la seule exaltation religieuse ou à une poignée de puppet masters , faucons néo-conservateurs, tireurs de ficelles de l’ombre et autres « Skull & Bones society »…

La dimension religieuse est certes très réelle et elle n’est pas seulement là pour berner une opinion américaine elle-même imprégnée de religiosité et particulièrement réceptive à ce type d’argument. Pour un regard averti, l’habillage religieux constitue une sorte de « symbiose opportuniste ». Autant dire qu’elle n’est que contingente et la politique extérieure des EU, dont elle n’est qu’un des accessoires, peut très bien exister avec ou sans elle. Elle est un facteur rapporté. Pour prendre un exemple qui fait grincer des dents, au cours de la guerre de Sécession l’argument abolitionniste n’entre en scène que trois ans après le début du conflit alors qu’il s’enlise et que le mythe du Nord émancipateur est censé faire oublier la sauvagerie de la guerre civile. Suivant le même schéma mais à l’inverse, lorsqu’il s’agit de bâtir en 1945 une doctrine face à la montée en puissance de l’Union soviétique, les considérations strictement géopolitiques priment sur les questions relatives aux droits de l’homme qui ne sont à cette date évoquées qu’en contrepoint dans les constructions doctrinales des grands architectes de la politique extérieure des EU (3).

Le prétexte « moral » ne prendra une place significative dans le discours politique pas avant la débâcle du Vietnam, après 1973, lorsqu’il va s’agir de redorer le blason terni d’une Amérique défaite. Garniture idéaliste nécessaire à justifier un interventionnisme américain dont l’objectif à peine voilé est celui d’une hégémonie planétaire. Mais qui sait ruser et répugne à dire son nom !

En 1945 pourtant les ambitions américaines sont annoncées sans équivoque quand les EU sont encore seuls à posséder l’arme nucléaire. Les années soixante-dix vont elles, travailler à refonder ou à restaurer le mythe d’une Amérique libératrice des peuples alors même que son étymologie fondatrice se situe plutôt du côté d’un réputé génocide amérindien. Force est de constater que le glissement progressif (mais non pas insensible) des relations internationales dans une logique orwellienne fait communément admettre que la « liberté c’est le Mac’Do » et que « la Paix c’est la Guerre » … L’on oublie aussi trop souvent que depuis sa fondation en 1776 l’Amérique est en guerre perpétuelle (4) : guerre de conquête de l’espace continental dans la première moitié du XIXe Siècle, puis affirmation et extension de son pouvoir thalassocratique par la maîtrise progressive des champs océaniques Pacifique et Atlantique, avant ceux de l’air et de l’espace.

Dans l’immédiat après-guerre, l’Amérique auréolée par sa victoire sur les puissances de l’Axe s’armait pour disputer l’hégémonie planétaire à son rival soviétique. Elle pouvait alors se permettre de parler sans fard et sans risque d’être soumis à des critiques acerbes. Le contraste est à ce titre tout à fait saisissant si l’on compare la teneur des textes avec trente ans d’écart : ceux de 1945 et ceux des années soixante-dix. Les premiers exposent froidement les buts et les moyens de la puissance, ceci quasiment sans autre référence « morale » que le principe de « liberté » opposé à celui de despotisme ou de totalitarisme perçus essentiellement comme rivaux. La question d’un quelconque combat pour la cause du genre humain y est résolument absente : pragmatisme et réalisme obligent.

De la même façon, rapporter aujourd’hui exclusivement la politique américaine au Proche-Orient et en Asie Centrale aux seuls aspects du monopole énergétique et des voies de transit, serait faire fausse route. Là encore, dans le mille-feuille que constitue la politique étrangère des Etats-Unis, il est essentiel de voir en priorité l’application d’un concept directeur, d’un « signifiant maître » qui dirige et ordonne la politique extérieure américaine et qui prédétermine les engagements géoéconomiques. Valable pour les deux premier siècles d’existence de l’Amérique, le concept politique s’actualise périodiquement avec plus ou moins de force suivant en cela une loi de progression dialectique, en fonction des circonstances et des hommes.

Connaître ce « concept » c’est aussi posséder une grille de lecture appropriée pour appréhender certains affrontements au sein même du pouvoir et de l’establishment américain. Tensions et guerres intestines qui n’ont d’ailleurs rien de rédibitoirement mystérieux. Inutile d’aller chercher des explications fumeuses ou de bâtir des chimères conspirationistes : si « conspiration » il y a, elle est lisible, « ouverte » comme le dit en son temps le génial H.G. Wells dans Open conspiracy. Il suffisait apparemment de lire « Mein Kampf » pour être au fait des projets allemands avant 1939 ? Il suffit de revenir maintenant aux textes des pères fondateurs de l’Amérique moderne et à leur vision globale du monde, pour rendre lisibles voir prévisibles les politiques et les hommes qui les inspirent et les conduisent.

C’est en 1823 avec la publication de ce que l’histoire nommera la doctrine Monroe que l’Amérique étend sa « protection » à tout « l’hémisphère occidental ». Par protection il faut entendre la création d’un glacis de sécurité appelé à ne tolérer aucune puissance susceptible de menacer les Etats-Unis ou ses intérêts. Or, George Washington qui se refusait à être mêlé aux guerres européennes, semblait avoir le 17 Septembre 1796 dans une phrase testamentaire restée célèbre, définitivement détaché l’Amérique de la sphère européenne : « l’Europe possède un système d’intérêts fondamentaux qui ne concerne pas les Etats-Unis ou d’une façon indirecte et lointaine… ». À partir de là, un quiproquo durable devait s’installer dans la compréhension de la politique américaine notamment en raison d’une interprétation triviale de la doctrine de Monroe.

Bien au contraire Monroe, loin de cantonner les intérêts des EU à l’île-monde Nord-américaine, allait étendre définitivement le principe d’intervention extérieure à toute la « sphère occidentale ». Concept qui s’appuyait alors sur une alliance stratégique passée avec la Grande-Bretagne seule détentrice de la puissance maritime. La pérennisation de l’alliance sur deux siècles allait constituer l’un des paramètres clefs de la politique extérieure des EU et sans la compréhension duquel il est impossible d’expliquer le suivisme jusqu’auboutiste de certains gouvernements anglais, le dernier exemple en date étant celui de la deuxième guerre du Golfe. Concernant l’Europe, le cœur de la doctrine Monroe se résume à ceci : « Qu’au besoin, les Etats-Unis emploieraient la force pour empêcher n’importe quel empire européen de s’établir ». « L’avertissement, écrit walter Lippmann en 1945 (6), s’adressait alors à l’Espagne, à la France, à la Russie et à l’Autriche »…

Ainsi 1923, à rebours du lieu commun qui voit dans la doctrine Monroe un « isolationnisme », marque la naissance de l’Amérique-Monde avec la formalisation et le coup d’envoi d’une politique d’intervention tous azimuts : 1846 Mexique, 1845-46 Chine, 1852-53 Argentine, 1853 Nicaragua, 1853-54 Japon, 1854 Nicaragua, 1855 Uruguay, 1859 Chine, 1860 Angola, 1895 Hawaï, 1898 Cuba, 1898 Philippines, 1903 Colombie… Un singulier palmarès (non exhaustif) pour ce grand exportateur de « liberté » que se prétend être l’Amérique. Guerres éternelles qui ne cesseront de se multiplier et de s’étendre jusqu’à devenir « globales » avec la déclaration d’hostilités planétaires contenue dans le discours présidentiel pour une « Justice sans Limites » au lendemain de l’effondrement des Tours jumelles.

La doctrine Monroe est au demeurant tout à fait limpide et éclaire l’attitude des Américains lors de deux conflagrations mondiales : ne pas se mêler des querelles internes des Européens mais prévenir, si besoin par la force, toute émergence d’un pôle de puissance. Walter Lippmann résume parfaitement ce point de vue en expliquant « que notre diplomatie affecta de 1914 à 1916, puis de Septembre 39 à juin 1940, de penser que les Etats-Unis pouvaient être également indifférents à une victoire allemande et à une victoire anglaise » (8). Si Lippmann déplore l’inconséquence d’une telle attitude, il ajoute cependant : « Ce n’est pas pour rendre l’univers propice à la démocratie que les EU ont fait la guerre… Nous ne nous sommes pas battus pour renverser le Kaiser et muer l’Allemagne en démocratie. Si les Allemands n’avaient pas mis en péril le système de défense américain dans l’Atlantique, nous n’eussions pas tiré un coup de canon » (9).

Le facteur décisif qui détermine, conformément à la doctrine Monroe, l’engagement américain en 1917 a donc été la seule crainte d’une Allemagne victorieuse adossée à un empire colonial et concurrente des EU sur l’espace océanique. Il ne s’agit évidemment pas de cynisme mais de réalisme géopolitique à l’état pur ! L’Amérique s’intéresse au sort de ses voisins et ne vole au secours de ses « alliés » que quand ses propres intérêts se trouvent compromis, ce qui, rétrospectivement, doit relativiser la portée et la signification de la dissuasion nucléaire durant la Guerre froide.

À l’issue de la Grande Guerre, nos bons amis les Américains seront également des débiteurs impitoyables lors des négociations de règlement des dettes de guerre. Ces « altruistes » font en effet payer leur aide et services au prix fort : « Pensons à l’énorme bénéfice réalisé par le peuple américain en vendant aux alliés, à des prix exorbitants, en cinq ans pour 12 milliards de $ de marchandises… Dont les prix avaient été multipliés de 250 à 300 % » (10). Dans le même ordre d’idée, alors que l’industrie aéronautique était sinistrée depuis 1936, la France se tourne vers l’Amérique pour se doter d’une aviation : elle va payer une tonne d’or cash par appareil livré. Sur les 3000 t constituant les réserves de la Banque de France, ce sont 650 qui partent ainsi aux EU (11). Ces ventes à taux usuraires se situaient d’ailleurs en marge d’une politique d’embargo sur les armes appliquée à la France et à la Grande-Bretagne et que le Sénat américain reconduisit encore en Juillet 39 (12). Ces faits impressionnants, aujourd’hui hélas absents des manuels d’histoire, devraient inciter à réfléchir sur la longue durée du désintéressement des EU et à la véritable nature des liens transatlantiques...

La même attitude sera adoptée par les sphères dirigeantes américaines lors de la deuxième Guerre mondiale où la dimension morale de la lutte contre le totalitarisme allemand ne semblera ne jouer vraiment qu’un rôle d’appoint. Cette dimension morale, que nous avons naïvement finie par croire indissociable de la politique américaine, est en effet à cette époque quasi absente du discours géopolitique. Si Lippmann en 1944 condamne la politique d’abandon pacifiste de Wilson ou de Franklin Roosevelt ce n’est en aucun cas pour des raisons morales : l’ennemi n’est pas l’idéologie allemande mais uniquement la menace que représente la montée en puissance d’un empire continental (cf. supra).

Il est déconcertant, pour ne pas dire choquant, que les préoccupations soient alors si strictement d’ordre géopolitique et que la question des déportations, génocides ou des gigantesques hécatombes de la seconde Guerre mondiale, ne retienne pas plus l’attention de ces grandes consciences de l’Amérique qui théorisent froidement la marche vers la domination mondiale ! La voix de Lippmann n’est évidemment pas isolée, elle est au contraire parfaitement représentative des courants de pensée qui traverse la classe dirigeante dont il est l’un des porte-parole autorisés. Plus visionnaire encore James Burnham lui fait écho. Burnham en 1947, au moment où paraît l’essai de Lippmann, pose en axiome que l’Amérique ne connaît d’autre principe moteur que son intérêt fondamental… Il ne peut y avoir en conséquence « d’autre espèce de politique que la politique de puissance »(13).

Transposées au plan de la légalité internationale les positions de Burnham ne se démarquent en rien de celles adoptées par le Reich allemand : « Les déclarations américaines ne manquent pas d’ordinaire de s’étendre sur l’égalité et la liberté des nations grandes ou petites, sur le caractère sacré des traités et de la loi internationale, sur le droit à l’autodétermination et ainsi de suite…mais les traités n’ont jamais duré…et au cours de ce siècle, ils sont tous devenus des chiffons de papier…Pour nous, la loi internationale ne peut être que ce qu’elle a été à Nuremberg : un masque pour la volonté du plus fort » (14). Burnham, théoricien de la guerre froide et de l’affrontement « à mort » avec le bloc de l’Est, considère de facto que la real-politik ne doit laisser qu’une part congrue à la dimension morale. L’action extérieure ne peut en effet admettre aucun facteur limitatif : tout est rapport de force et la domination mondiale n’est pour les EU pas un choix mais un destin. « Les EU sont irrévocablement mêlés aux affaires du monde… et ils ne pourront plus jamais s’en retirer » (15). Considération conduisant à condamner sans appel « la rhétorique abstraite, vaine et sentimentale de l’idéalisme démocratique inaugurée par Thomas Jefferson ». Mais ce serait donc à tort, à la lecture des théoriciens de l’immédiat après guerre, que l’on opposerait aujourd’hui, mécaniquement, « faucons » et « colombes », dans un débat sur l’intime nature de la politique étrangère des EU.

Isolationnisme ou interventionnisme sont en vérité un faux débat au regard du temps historique, une illusion d’optique née d’une interprétation biaisée de la doctrine Monroe. Les alternances de politiques en Amérique du Nord, n’ont jamais été dues à une réelle divergence sur le fond mais plutôt sur les moyens. Cette querelle entre différentes écoles politiques ont porté différents noms, surtout attribués par leurs adversaires, mais toutes visent les mêmes finalités car les disputes ont essentiellement trait à la question de « l’adéquation des moyens et des fins ». Constante absolue dans le discours de ceux qui militent de façon récurrente depuis 1945 pour le retour à la ligne originelle et que l’on retrouve maintenant chez william Kristol et Lawrence Kaplan (16) en des termes identiques aux formules de Lippmann et de Burnham.

Pour Kristol et Kaplan, trois tendances partagent le clan des décideurs : libéraux, réalistes et internationalistes. Pour Lippmann, les successeurs de Théodore Roosevelt, les présidents Taft et Woodrow Wilson pour ne citer qu’eux, « n’étaient que des idéalistes, des pacifistes mous (sic) n’ayant cure d’une diplomatie reposant sur la force matérielle » (17). Kristol et Kaplan n’ont de leur côté pas de mots assez durs pour stigmatiser les politiques « libérales » ou « réalistes » qui préconisent les unes l’endiguement des territoires hostiles ou potentiellement dangereux, les autres l’exercice de la dissuasion… Rejet catégorique des présidences de Carter, Clinton ou Bush senior, seuls les « internationalistes » comme Kennedy et Reagan et l’actuel Président, trouvant grâce à leurs yeux en se plaçant à la hauteur de la « mission » de l’Amérique. Terre d’élection où la machine à décerveler les peuples depuis vingt ans se proclame sans complexe « l’empire du Bien » »(18) en lutte contre « l’empire du Mal », formule née dans la foulée de l’Initiative de Défense Stratégique du Président Reagan…

« La civilisation occidentale a atteint le stade de son évolution qui appelle la création de son Empire universel » (19) selon Burnham qui énonce les cinq points devant réguler la marche vers la domination mondiale et qui sont le calque exact des lignes directrices de l’actuelle politique de G.W. Bush : « la paix n’étant pas et ne pouvant pas être l’objectif de la politique étrangère » »(20) Burnham invite ainsi les dirigeants américains à l’interventionnisme et au recours systémique à la force, au développement d’un appareil mondial de propagande, à la distinction claire entre les amis et les ennemis… Se reporter à ce propos à la « déclaration » de guerre au terrorisme au lendemain du 11 Septembre 2001 : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous ».

Parue dans le New York Times en Mars 1992, le Defense Planning Guidance rédigé sous l’égide du sous-secrétaire à la Défense chargé des Affaires politiques, Paul D. Wolfowitz affirme la volonté des États-Unis de conserver coûte que coûte leur statut de superpuissance unique. À cette fin le rapport souligne le rôle privilégié de la puissance militaire dont l’emploi unilatéral doit permettre l’instauration et le maintien d’un ordre internationale sous obédience américaine. L’Europe et le Japon devront être empêchés de porter ombrage à la domination des EU, et l’OTAN, véhicule des intérêts américains en Europe, devra rester le gardien vigilant de la sécurité sur le vieux continent dans le cadre bien compris d’un "unilatéralisme global »(21).La politique américaine actuelle, au vu de ces quelques éléments, n’a vraiment rien d’accidentel. Le fanatisme religieux de certains de dirigeants américains n’est qu’un épiphénomène qui ne doit pas masquer la dimension intrinsèquement structurelle de la politique extérieure des EU expansionniste par essence. Cette politique vient de loin. Elle accompagne la naissance de la nation américaine elle-même fondée sur la conquête et la poussée vers les terres « vierges » de l’Ouest. Elle possède de plus, au-delà des phases de création et de consolidation de l’espace national, une substantielle continuité historique qui s’affirme tout au long des deux siècles écoulés. Politique d’expansion qui combine la force et la manipulation massive des opinions sous couvert d’ordre moral et d’émancipation des peuples afin d’ouvrir de nouveaux espaces au « Marché » dominé par la monnaie et le système américain. Idéologie de la démocratie universelle démentie aussi bien par la paupérisation absolue d’une partie significative de la planète que par ses propres théoriciens dont la crudité du discours pourrait laisser penser qu’il a été tiré d’une adaptation théâtrale de la « Volonté de puissance » de Frederick Nietszche. En 1945, dans la foulée de sa victoire sur le National-socialisme et face au défi lancé par l’internationalisme soviétique, l’Amérique, débordant le cadre de l’hémisphère occidental défini par la doctrine Monroe, s’est lancée à la conquête du monde et rien aujourd’hui ne sépare plus les théoriciens d’après guerre des exécutants aux commandes au moment présent. Exécutif qui possède enfin, au moins virtuellement, grâce à une suprématie technique et militaire inégalée dans l’histoire, des moyens sans limites d’accomplir ses folles ambitions politiques.

Octobre 2003

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(1) Voir infra la protection non désintéressée qu’offre les EU à ses alliés. Les précédents européens s’appliquent évidemment aux événements récents l’ « aide » américaine à l’Arabie Saoudite en 1991 ayant durablement plombé son économie.

(2) Les projecteurs de l’actualité se concentrent sur des zones limitées en nombre et laissent dans l’ombre d’autres théâtres d’opération comme l’engagement de troupes américaines d’infanteries de marines contre les maquis islamistes philippins ou l’envoi de forces spéciales dans les Andes.

(3) James Burnham. The struggle for the world. « Pour la domination mondiale » Calmann-Lévy. Paris 1947.

Walter Lippmann. « La politique étrangère des Etats-Unis. » Éd. Des deux Rives. Paris 1945. Walter Lippmann fut sans doute le commentateur politique le plus influent d’Amérique à l’époque charnière avant et après la seconde Guerre Mondiale. Il est le vulgarisateur en 1947 de l’expression « Guerre Froide ».

(4) Un rapport de 1962 du Département d’État « Quelques usages de la force armée américaine à l’étranger 1798-1945 » signé du Secrétaire d’État Dean Rusk présentait le bilan de quelque 103 « opérations extérieures » en un siècle et demi de démocratie américaine.

* L’historien William Blum a établi la liste des pays ayant été victime d’une agression de la part des États-Unis depuis la fin de la seconde Guerre mondiale : Chine 1945-46 / Corée 1950-53 / Chine 1950-53 / Guatemala 1954 / Indonésie 1958 / Cuba 1959-60 / Guatemala 1960 / Congo 1964 / Pérou 1965 /Laos 1964-73 / Vietnam 1961-73 / Cambodge 1969/ Guatemala 1967-69 / Grenade 1983 / Libye 1986 / El Salvador 1980 / Nicaragua 1980 / Panama 1989 / Irak 1991-99 / Soudan 1998 / Afghanistan 1998 / Yougoslavie 1999 / Afghanistan 2001 / Irak 2003.

(5) La doctrine de Monroe trouve en effet son support préalable dans une alliance stratégique, souvent ignorée des historiens, passée avec la puissance navale britannique « comme unique instrument d’exécution », et négociée entre George Canning secrétaire d’État au Foreign Office et Richard Rush secrétaire d’État américain. Schématiquement les destinées des EU et du Royaume Uni seront relativement indissociables dans leur motivation (la défense d’un condominium thalassocratique - à l’exception notable de la crise de Suez en 1956) jusqu’à la crise ouverte par l’Irakgate et l’enlisement allié en Mésopotamie

(7) « Dans l’histoire des États-Unis, l’isolationnisme n’a jamais signifié une volonté d’isolement total du reste du monde. Rejetant la sécurité collective et les alliances nécessaires au maintien de l’équilibre de forces, l’isolationnisme résidait essentiellement dans une volonté de non engagement, un refus de faire des promesses en matière de sécurité qui puissent enlever à l’Amérique sa totale liberté d’action. Avant la Seconde Guerre mondiale, l’isolationnisme, mouvement principalement républicain, voulait que les États-Unis garde leur distance vis-à-vis de l’Europe et de ses conflits et, en même temps, qu’ils interdisent toute ingérence européenne dans les affaires du continent américain selon l’esprit de la doctrine Monroe ». Terry L. Deibel, « Strategies Before Containment. Patterns for the Future ». International Security 1992-4. p. 83-86.

(8) W.L.Op. cit. p. 82

(9) W.L.Op. cit. p. 48

(10) Octave Homberg « La grande injustice ». La question des dettes interalliées. Grasset 1926. p. 68

(11) Alain Faure-Dufourmantelle. « Dieu maudira-t-il l’Amérique. » Éd. François-Xavier de Guibert 2003. p. 65

(12) W.L.Op. cit. p. 53

(13) James Burnham. Op. cit. p. 193

(14) J.B. Op. cit. p. 204

(15) JB. Op. cit. p. 15

(16) William Kristol-Lawrence Kaplan. The war over Iraq : Saddam’s tyranny & American Mission. « Notre route commence à Bagdad ». Éd. Saint Simon 2003.

(17) W.L. Op. cit. p 43

(18) Malcolm Wallop, "The Ultimate High Ground » Visions of U.S. Foreign Policy. ICS Press San Francisco 1991. p98 Pour le sénateur Wallop, l’Amérique est la seule nation vouée aux valeurs universelles de liberté et de justice ce qui lui confère ses responsabilités mondiales.

(19) J.B. Op.cit. p. 182

(20) J.B. Op. cit p. 242-244

(21) Paul-Marie de la Gorce. « Washington et la maîtrise du monde ». Le Monde diplomatique. Avril 1992.

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