Davos super tribune
Le bras de fer entre Washington et Téhéran n’est donc apparemment pas achevé, car en outre, à l’occasion du Forum économique mondial de Davos, le Secrétaire d’État américain Kerry s’est complu à mettre un peu plus d’huile sur le feu en déclarant qu’une partie des fonds gelés depuis 1979 (55 mds de $) devant être restitués à l’Iran après la levée des sanctions, seraient destinés à financer des organisations regardées comme « terroristes » par l’Administration américaine. Ce disant il ne visait pas les Gardiens de la Révolution, mais leur fer de lance, la Force Al-Qods. En effet les forces spéciales des Pasdaran sont depuis 2007 considérées par le Trésor américain comme une « entité terroriste » à l’instar du Hezbollah [1] libanais en dépit du fait que cette formation chiite, certes soutenue par l’Iran, soit également, peu ou prou, un Parti de gouvernement. Dans le même ordre d’idée, le président Obama tout en se félicitant des « progrès historiques » réalisés grâce à cet accord de mise sous tutelle du programme nucléaire iranien, s’est cru néanmoins obligé de rappeler que la République islamique joue un rôle « déstabilisateur » au Levant en général et particulièrement en Syrie [2]. Bien sûr, ce ne sont que paroles verbales, cependant l’épée des sanctions demeurant brandie, au demeurant cette diplomatie du double bind (d’exigences contradictoires) semble posséder toutes les caractéristiques d’une schizoïdie latente.
Parce que dans ce cas de figure et de toute évidence, la bonne application du Traité, selon une méthode éprouvée, se trouve soumise de facto à des conditionnalités subsidiaires inscrites dans un processus malicieux de concessions à perpétuité. La carotte recule sans que cependant le bâton cesse à aucun moment de se faire menaçant ! Une renégociation permanente en quelque sorte, rien n’étant jamais définitivement acquis et tout se trouvant exposé au caprice ou à la mauvaise foi de la superpuissance atlantique. Dans le cas présent, le processus de paix pour la Syrie constitue aux mains de la Maison-Blanche un fructueux levier de chantage, car si la question des missiles n’est pas réglée, les choses pourraient repartir à la case départ pour ce qui est d’une sortie de crise négociée.
Forces souterraines
Notons à ce propos qu’en marge d’une diplomatie officielle apparemment soucieuse d’apaisement et de solutions à l’amiable, d’autres forces sont à l’œuvre pour défaire la nuit ce qui s’est tissée le jour. Le 2 décembre 2015, le Service fédéral de Renseignement allemand (BND) publiait – soit trois semaines après les tueries du 13 novembre - un mémoire lapidaire d’une page et demi exposant que l’Arabie séoudite avait adopté par la personne de son ministre de la Défense, le vice-prince héritier Mohammed ben Salmane [3], âgé de 29 ans et fils préféré d’un roi atteint de démence sénile, une politique agressive d’interventions militaires au Proche Orient, singulièrement en Syrie et au Yémen [4]. En 2015, l’Arabie œuvrait ainsi en Syrie à la formation de l’Armée de la Conquête à partir d’éléments combattants d’Ahrar al-Sham et du Front al-Nosra, faux-nez d’Al-Qaïda que le Pentagone est censé combattre. Au Yémen, les tribus ralliées aux houthis zaïdites [5] affrontent les forces gouvernementales appuyées par l’aviation séoudienne. Un mémo au final aussi détonnant qu’inhabituel entre alliés engagés au sein d’une même coalition américano-euro-arabe. En tout cas le message est clair : alliée ou pas, la Séoudie devient « imprévisible », autrement dit dangereuse pour les intérêts occidentaux et pour un retour souhaité à l’équilibre dans une région sous haute tension.
C’est dans ce contexte – pas uniquement diplomatique - particulièrement crépusculaire [6] qu’était décapité et crucifié le 2 janvier à Riyad l’imam chiite Nimr-al-Nimr en compagnie de 46 autres condamnés. Un geste ouvertement provocateur à l’égard de l’Iran qui, si ce n’était la volonté fermement arrêtée chez les présidents Obama et Poutine d’éviter toute confrontation directe entre l’Iran et l’Arabie, aurait pu avoir, toute proportion gardée, les mêmes conséquences que l’assassinat à Sarajevo le 28 juin 1914 de l’archiduc François-Ferdinand héritier du trône austro-hongrois. Comparaison n’est pas raison, pourtant certaines analogies s’imposent d’elles-mêmes… S’en suivirent immédiatement les incendies des représentations séoudiennes de Téhéran et de Mechhed, ambassade et consulat. Sur ce, Riyad rompait ses relations diplomatiques et procédait le 7 janvier au bombardement de l’ambassade iranienne de Sanaa, capitale du Yémen. Le Soudan, Bahreïn et Djibouti lui emboîtait le pas et rompaient à leur tour leurs relations diplomatiques avec Téhéran, les Émirats arabes unis et le Koweït ayant quant à eux rappelé leurs ambassadeurs.
Aveu : Israël préfère Daech à l’Iran
Le 18 janvier le ministre israélien de la défense, Moshé Yaalon, présentait de façon apocalyptiques les suites envisageables de l’accord Iran/ÉU allant jusqu’à déclarer « préférer Daech à l’Iran »… « Concernant la Syrie on voit que la Russie et les États-Unis traitent tous deux l’Iran comme un élément clef de la solution. Pour nous c’est un grave problème. Quel choix nous reste-t-il ? L’État islamique ou l’Iran ? Si c’est le choix qui nous est imposé alors je préfère encore Daech car il est un danger moindre. L’Iran a une frontière avec nous, sur le plateau du Golan, mais nous nous n’avons pas de frontière avec Daech ! » [7]].
Davos, 21 janvier, le chef du gouvernement israélien, M. Nétanyahou lui-même enfonçait le clou en renvoyant dos-à-dos ÉI et Iran : « Le premier veut le califat ici et maintenant… L’autre dit : le califat, pas maintenant, mais l’imamat, plus tard. L’Imam caché reviendra plus tard, mais d’abord, nous devons renforcer notre pouvoir étape par étape… Mais tout deux veulent dominer le Proche Orient et au-delà ». On notera le caractère absolutiste de ces deux points de vue successifs et complémentaires, et de quelle façon expéditive le ministre hébreu de la Défense règle la question du Golan. Un territoire annexé sur la Syrie en 1981 (occupé depuis 1967, cette annexion n’a pas été reconnue par la Communauté internationale, le Conseil de Sécurité l’ayant fermement condamnée par la Résolution 497 dont évidemment Tel-Aviv n’a cure), qui n’est en rien iranien sauf dans les fantasmes et les exagérations des dirigeants israéliens. Signalons que c’est sur les zones de combats du Golan que les forces israéliennes bombardent des positions loyalistes syriennes et en exfiltrent les combattants blessés de l’État islamique pour leur faire prodiguer des soins dans leurs propres hôpitaux. Mais en matière de mensonges et de propagande de guerre tout est évidemment permis.
Israël souffle le chaud et le froid
Allant plus loin encore, Moshé Yaalon ajoute que les « infrastructures terroristes iraniennes se trouvent actuellement sur cinq continents [et que] les centaines de milliards de dollars » qui vont échoir à Téhéran grâce à son retour dans le giron de la Communauté internationale, ne pourront que servir ses buts de guerre terroriste. Plus subtiles certains commentateurs observent a contrario que l’éloignement de la menace nucléaire iranienne pour au moins une décennie, permettra à Israël de souffler et de restructurer ses capacités défensives, voire offensives… notamment avec l’achat aux États-Unis d’une flottille de 19 chasseurs-bombardiers de dernière génération F35 Lockheed Martin d’un rayon d’action de 2200 km. Finalement pour le lieutenant général Gadi Eizenkot, chef d’état-major de Tsahal, la véritable menace ne proviendrait pas de l’Iran, mais du Hezbollah libanais « armé, financé et encadré par les Iraniens ». Ce qui n’est, il est vrai, pas entièrement dénué de tout fondement [8]. Quant au chiffre de 1 md de $ l’an pour l’aide fournie par Téhéran à la résistance libanaise, il paraît pour le moins fantaisiste eu égard aux réelles capacités financières de l’Iran au bout de presque quatre décennies d’embargo américain [Cf. Ibid.].
Bref, traduit en clair, même si Israël ne peut avouer l’inavouable, en l’occurrence son soutien à Daech, direct et indirect, entre autres par le truchement de Riyad, l’on voit bien que sa divergence d’avec les intérêts occidentaux, américains mais également européens, s’accentue. Or comme pour la Turquie, Washington doit ménager ses alliés régionaux, faire en sorte de ne pas se les aliéner en franchissant les lignes brouillées du géopolitiquement insupportable. Même si l’aide militaire américaine en faveur de l’État hébreu atteint annuellement les 3,1 mds de $ (en cours de renégociation d’où l’actuelle modération des likoudnik), l’orgueilleuse susceptibilité des Netanyahou, Erdogan et consorts est un paramètre à ne pas négliger. Il n’en reste pas moins que cet imbroglio proche-oriental – ce sac de nœuds dirait-on en langage populaire – non seulement n’est pas prêt d’être démêlé, mais qu’il concentre plus que jamais tous les risques d’une déflagration majeure… régionale et peut-être planétaire. Nous y reviendrons !
Léon Camus 24 janvier 2016