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De l’esclavage à l’incarcération de masse

dimanche 11 août 2019

Dans un documentaire implacable, The 13 th, la réalisatrice Ava DuVernay, expose les racines idéologiques suprémacistes de l’Amérique et les politiques qui ont abouti jusqu’à présent à la criminalisation et à l’incarcération exponentielle de la population noire aux Etats-Unis.

Le titre The 13th, (le treizième) pourrait faire penser à un film d’horreur. Ce chiffre malheureux est celui du 13e amendement de la Constitution des Etats-Unis, dont l’histoire retient qu’il a abolit l’esclavage en 1865, à une exception près : « sauf en tant que punition pour les personnes reconnues coupables de crime ». A partir de ces prémisses, Ava DuVernay retrace l’histoire terrifiante des injustices raciales et des violations des droits humains, toujours présentes au cœur de la politique et de société américaine.

The 13th juxtapose images d’archives et d’actualité, bande-son de rap et discours, dans un patchwork où les propos actuels de Donald Trump se superposent aux scènes de lynchages et aux images de répression du mouvement pour les droits civiques ; Où la violence des images de la ségrégation se télescopent avec celles des émeutes de Ferguson et de la mort de jeunes noirs abattus par la police lors de contrôles d’identité, comme Michael Brown, Oscar Grant, Sam Du Bose, Freddy Gray, Eric Courtney, Philando Castile et tant d’autres, filmés sur des téléphones portables. « J’ai voulu donner un contexte historique à ce qui se passe aujourd’hui, en retraçant un héritage qui va de l’abolition de l’esclavage au mouvement Black Lives Matter » déclarait la réalisatrice à la sortie du film.

Les témoignages d’une cinquantaine de chercheurs, politiciens, historiens, avocats, anciens détenus, activistes, parmi lesquels Angela Davis, une des première voix à avoir théorisé et dénoncé le complexe industriel carcéral, ou Michelle Alexander, auteur du livre The New Jim Crow, dressent un réquisitoire accablant sur des décisions politiques, qui décennies après décennies, aboutissent aujourd’hui à des statistiques choquantes : Avec plus de 2, 2 millions de prisonniers, les Etats-Unis ont le taux d’incarcération le plus haut du monde, (pour un coût de 80 milliards de dollars par an). II y a plus de noirs américains aujourd’hui sous la supervision de la justice que la population entière d’esclaves en 1850. Les hommes noirs représentent environ 6.5% de la population mais constituent plus de 40% des détenus. Un jeune noir sur 3 risque de connaitre la prison au cours de sa vie contre 1 blanc sur 17. Près de 6 millions de personnes condamnées pour délit sont privées d’exercice du droit de vote temporairement ou définitivement, dont une proportion écrasante de citoyens noirs américains (1 électeur noir sur 13, contre 1 électeur blanc sur 56).

Esclaves de l’Etat

Remontant le fil de l’histoire, les protagonistes exposent la manière dont, dès la fin de la guerre de Sécession, la clause de criminalité du 13 eme amendement a été immédiatement utilisée pour reconstruire les Etats du Sud. L’esclavage était un système économique. Quatre millions de personnes qui étaient auparavant définies comme propriété sont désormais libres. Très vite, le stéréoptype du noir criminel remplace la figure de l’esclave dans la culture américaine. Après la guerre civile, les anciens esclaves sont arrêtés massivement et un nouveau système de location de détenus est mis en place, fournissant une main d’œuvre gratuite. Un système qui trouve son prolongement aujourd’hui à une échelle industrielle, dans la gestion de 150 prisons par des intérêts privés et dans l’exploitation du travail des détenus. La Corrections Corporation of America (CCA) et G4S, les deux entreprises leaders sur le marché des prisons privées, sous-traitent le travail des détenus aux 500 plus grandes entreprises comme Chevron, Bank of America, A&T, IBM, ou Boeing. Dans la plupart des Etats, près d’un million de prisonniers fabriquent des meubles de bureau, des composants électroniques, des uniformes, répondent aux appels dans des call-centers, travaillent dans des abattoirs et des champs de patates, ou fabriquent des jean’s , des chaussures ou des sous-vêtements pour de grandes marques, en étant payés entre 93 cents et $4,73 par jour.

Présumés coupables

Jusqu’aux années 70, le taux d’incarcération était resté relativement stable autour de 357 000 détenus. En 1980, les Etats-Unis enregistrent 514 000 détenus ; en 1985, 760 000. En 1990, la population carcérale américaine dépasse 1 million pour atteindre dans les années 2000 plus de 2 millions de prisonniers.
Au fur et à mesure que la société devient moins tolérante à la discrimination raciale, le glissement sémantique qui s’opère entre noirs et criminels permet d’adopter des lois répressives qui ciblent les personnes de couleur et qui permettent de criminaliser les mouvements progressistes et les leaders de la communauté noire qui revendiquent plus de justice sociale. Dans une séquence édifiante, John Ehrlichman, secrétaire d’Etat aux affaires intérieures du président Richard Nixon déclare ainsi : « Nous ne pouvions pas rendre illégale l’opposition à la guerre du Vietnam ou aux noirs, mais en associant les hippies à la marijuana et les noirs à l’héroine, et en pénalisant lourdement les deux, nous pouvions disloquer ces communautés ».
La southern strategy inaugurée par Richard Nixon en 1968 et sa campagne présidentielle Law and Order, stigmatise les minorités ethniques comme criminels pour regagner l’électorat blanc démocrate dans les Etats du Sud. Cette stratégie sera poursuivie par Ronald Reagan dans les années 80 au nom de la « guerre contre la drogue », pénalisant bien plus lourdement le crack, qui ravage les quartiers pauvres noirs et hispaniques, que la cocaïne qui se répand dans les classes moyennes et supérieures blanches, puis par Bill Clinton dans la décennie suivante.
« L’institution de la ségrégation qui faisait des noirs des citoyens de seconde zone est remplacé aujourd’hui par le système d’incarcération de masse qui prive des millions d’américains noirs des droits supposés gagnés par le mouvement des droits civils. » analyse Michelle Alexander.

Crime Bill

La loi bipartisane adoptée en 1994 sous Bill Clinton, - qui en a récemment reconnu les effets dévastateurs -, est l’instrument d’une augmentation sans précédent du nombre d’incarcérations, de l’expansion de l’industrie carcérale et de la militarisation des forces de police. La règle des « 3 strikes », en référence au base-ball, instaure des peines automatiques plus longues pour les récidivistes ayant commis trois délits, pouvant aller de 20 ans de prison à la détention à vie sans liberté conditionnelle. Ce système des peines plancher obligatoires est si sévère que la majorité des prévenus acceptent de plaider coupables plutôt que d’oser réclamer le droit à un procès et risquer une peine encore plus lourde.

L’arsenal législatif répressif adopté au cours des années 90 a été largement influencé par ALEC (American Legislative Exchange Council). Ce consortium qui réunit des législateurs conservateurs et près de 300 représentants du secteur privé, est également à l’initiative de la privatisation de centres pénitenciers et plus récemment des centres de détention pour immigrants, dont le business model et les profits sont directement liés au flux tendu des détenus et au taux d’occupation des prisons.
Selon The Sentencing Project, le nombre de personnes incarcérées aujourd’hui pour des délits non violents d’usage et possession de drogue est supérieur au nombre total de détenus pour tous types de crime en 1980. Des études démontrent que l’augmentation de la population carcérale est liée à un temps d’incarcération plus long pour tout types de crimes. Les condamnations à perpétuité ont également atteint un niveau historique : 1 détenu sur 9 actuellement est condamné à perpétuité.

En dépit des initiatives récentes du président Obama et des promesses d’Hillary Clinton pour réformer le système judiciaire criminel et mettre fin à la privatisation du secteur pénitencier, le documentaire d’Ava DuVernay n’offre pas de happy end. La suite est entre les mains des électeurs et des législateurs.

Agnes Kerr Blog : Des Etats-Unis

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