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Charlie sur Moskova

Autopsie d’un crime contre la paix

mercredi 4 mars 2015

Soixante-dix mille au mieux ou quinze mille manifestants, dans les avenues de Moscou, ce dimanche 1er mars à la mémoire de Boris Nemstov, 55 ans, l’opposant assassiné deux jours auparavant, dans la nuit du 27 février, sur un pont traversant la Moskova… Une manifestation somme toute modeste, quels que soient les chiffres retenus, vue la taille démographique de la capitale russe, environ douze millions d’âmes. Mais quel barouf dans la grande presse. Le même « quatrième pouvoir » qui grossit ou diminue démesurément les chiffres en fonction des besoins politiques et idéologiques du moment, ainsi les « Manif pour tous » à un million de protestataires, systématiquement tournées en dérision par la bien-pensance médiatique.

Il y trois ans, le 29 février 2012, Vladimir Poutine annonçait que des provocations, en l’occurrence l’assassinat de personnalités emblématiques, était froidement envisagé par des Services hostiles aux politiques poursuivies par le Kremlin [1]. L’affaire Boris Nemtsov entre dans ce cas de figure. Une personnalité fort dépréciée, au contraire de ce que l’on nous chante ici. L’indice d’audience de la manifestation du 1er mars témoigne d’ailleurs de cette désaffection, nonobstant les « plans serrés » pris par les caméras et destinés à créer l’illusion d’une marée humaine. Chacun a en tête le gros petit paquet de chefs d’États et de gouvernement défilant à part le 11 janvier, filmé de telle façon qu’on les croyait adossés aux millions de quidams qui, ce jour là, portaient le deuil de la Liberté d’expression. Certes, effectivement, la liberté de parole et de pensée est bien morte ce jour-là… paradoxalement foulée sous les godillots de ses défenseurs battant le pavé !

À qui profite le crime ?

Les relations internationales Est/Ouest sont aujourd’hui si tendues, la situation est si grave, la dégradation des relations entre la Russie et l’Otan est telle, les risques de guerre ouverte enflant de jours en jours, qu’il n’est plus temps d’être timoré, de parler à demi-mots… n’en déplaise aux maîtres de la pensée unique qui voudraient intimider et réduire au silence ceux qui s’efforcent de contredire l’hystérie russophobique. Crime qui intervient à point nommé l’avant-veille d’un vaste rassemblement prévu le 1er mars 201 pour dénoncer la guerre d’Ukraine et ses conséquences, à savoir la crise que subit le pays en raison des sanctions occidentales et de l’effondrement des cours du baril de brut.

Alors une seule question : à qui profite le crime ? Certainement pas à la présidence russe qui n’aurait pu choisir pire moment pour faire éliminer un homme, lequel n’était plus guère gênant pour le pouvoir. Quoique les haut-parleurs télévisuels disent l’exact contraire. Même si Nemtsov était souvent présenté ou dénoncé par médias russes moins comme un opposant que comme un dissident, un traître agissant au sein et pour le compte d’une « Cinquième colonne » occidentaliste.

Poutine bénéficiant d’une cote de popularité de 85%, n’avait évidemment, sauf à être lui-même suicidaire, aucun intérêt à assassiner qui que ce soit ! Ni à relancer par une élimination aussi inopportune que contre-productive, un Parti libéral – dont Nemtsov était censément l’une des figures de proue – en totale perte de vitesse.

À l’inverse l’on voit bien quel tort la mort violente d’un oligarque has been, opposant déclaré à la personne de Poutine – celui-ci lui a soufflé la présidence en 1998 - constitue nécessairement un coup dur pour le gouvernement. Un fait divers immédiatement exploitable à très grande échelle et à haut rendement, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de la Fédération de Russie, puisque cette liquidation renforce l’image d’une présidence habituellement meurtrière - notamment suite à la mort violente non élucidée de la journaliste d’origine ukrainienne Anna Politkovskaïa en octobre 2006 – c’est-à-dire liberticide en son essence. Bref, une présidence odieuse, rétrograde, opérant un quasi retour à l’ère tsariste. Sentiment unanimement partagé par des chefs d’État occidentaux obéissant au doigt et à l’œil, de la manière la plus servile qui soit, aux oukases et directives d’invisibles donneurs d’ordre mondialistes… ces puppet masters dont la haine – incompréhensible pour qui n’a pas suffisamment pénétré les arcanes de la géopolitique contemporaine – à l’égard de la Russie souveraine relève d’un irrationalisme grandissant… ou d’une logique infernale, celle qui nous conduit inexorablement à l’épreuve de force.

Sur Moscou plane l’ombre du Maïdan

Au reste ce n’est un mystère pour personne que l’oligarque Nemstov, un « authentique démocrate » [2] avait suscité beaucoup d’inimitiés… à cause, dit-on, de « ses crimes et de sa corruption ». Son nom reste associé au krach financier d’août 2008 et à la débâcle économique qui accompagna et suivit les années Eltsine [3]. Actif en Ukraine pendant la Révolution orange de 2004 - pilotée en grande partie, comme nul ne l’ignore, par ou depuis les États-Unis eux-mêmes - Nemstov était réputé fort proche du pouvoir issu du coup d’État du Maïdan, le 22 février 2014.

Cette proximité avec les européistes et les ultranationalistes ukrainiens, conduit certains à supposer que Nemstov, devenu plus ou moins politiquement inutile, aurait pu être sacrifié sur l’autel de la déstabilisation intérieure du régime… et de la guerre du Donbass. Une guerre, plaie ouverte au flanc de la Russie, qu’il s’agit relancer avec l’appui et les armes de l’Occident. Or Nemstov offrait pour ce faire un parfait « profil symbolique » – dissident, terme qui renvoie à la lutte pour la liberté des Refuznik de l’ère communiste ; juif, libéral, américanophile et formidable démocrate - pour incarner la victime idéale, révélatrice des noirceurs abyssales du régime Poutine… À l’instar des victimes de la rue Appert le 7 janvier tout aussi archétypiques et emblématiques des « valeurs » orwelliennes de nos démocraties finissantes en pleine dérive totalitaire.

En un mot, un assassinat pour gagner sur deux tableaux : d’abord vaincre les dernières résistances à l’Ouest afin de débloquer des aides massives, financières et militaires, au profit de l’oligarque Porochenko ; ensuite créer les conditions d’une nouvelle révolution colorée, un nouveau Maïdan, à Moscou même. Partout en effet la politique mise en œuvre par les É-U est celle du regime change, du renversement de pouvoir, et de l’installation de gouvernements dits démocratiques. Le degré de démocratie atteint s’évaluant bien entendu au niveau d’inféodation à Washington. Ne pas comprendre cela, c’est ne rien comprendre.

L’onde de choc

Indignation sincère ou habile exploitation et « coup de pub » ? Le président ukrainien Porochenko n’a pour sa part pas perdu une seule seconde pour réagir via Facebook : « Nemtsov était un pont entre l’Ukraine et la Russie, et ce pont a été détruit par les balles d’un assassin. Je pense que ce n’est pas par hasard ». Un peu plus tard devant les caméras Porochenko assurait encore que Nemtsov avait été assassiné parce qu’il « allait donner des preuves convaincantes de l’implication des forces armées russes en Ukraine. Quelqu’un avait très peur de cela, ils l’ont tué » [4]. Question : pourquoi M. Porochenko ne donne-t-il pas lui même ces « preuves convaincantes » ? C’est aussi dire, incidemment, qu’aucun élément consistant n’a jamais été produit jusqu’ici à l’appui de la thèse d’une participation réelle des forces russes au conflit de l’est ukrainien !

À Moscou l’opinion est partagée entre ceux qui voient dans cet attentat « le résultat d’une campagne haineuse lancée par les autorités ». Les second pour lesquels « il ne fait aucun doute que le meurtre de Nemtsov a été organisé par les services secrets occidentaux pour provoquer un conflit intérieur en Russie » ainsi que l’a déclaré le président tchétchène Ramzan Kadyrov [Ibid]. Celui-ci va en outre plus loin : « c’est leur façon de faire : d’abord on prend quelqu’un sous son aile, on l’appelle “ami des Etats-Unis et de l’Europe” et puis on le sacrifie pour accuser les autorités locales. La condamnation à mort de Nemtsov prononcée dans une capitale occidentale a très bien pu être exécutée par les services secrets ukrainiens ».

Chef d’État et chef de guerre, le musulman Kadyrov ne parle certainement pas tout à fait par hasard ou pour ne rien dire. Ce ne serait au demeurant pas la première fois que le camp occidentaliste s’essaierait à mettre sur le dos du Kremlin une tragédie, des assassinats ciblés ou un acte barbare. Faut-il ici rappeler la catastrophe en Ukraine du Vol NH17 des Malaysia Airlines, le 17 juillet dernier ? Destruction d’un vol commercial aussitôt imputée aux troupes de la Fédération puis au Républicains du Donbass, des accusations qui au final ont pourtant fait long feu. Les résultats de l’enquête ne devant pas être connus avant l’été 2015, ils seront évidemment ambigus. Mais de l’eau a déjà coulé sous les ponts et gommé certaines aspérités ou contradictions du discours politiquement correct.

Dans un même ordre d’idée, pensons aux accusations répétitives de recours aux armes chimiques – utilisation non établie et encore moins prouvée – par le régime de Damas contre des populations civiles. Là également les cris accusateurs, avec les mois qui passent, ont fini par devenir inaudibles. Aujourd’hui, peu nombreux – à l’exception de quelques fanatiques du type de MM. Adler, Kouchner, Lévy & Cie – sont ceux qui se risquent encore à imputer de tels crimes de guerre au gouvernement de Damas. Mais le mal a été fait grâce aux accusations initiales, quand l’imaginaire collectif, les opinions publiques, se sont vus frappés par des faits et des images conçues, parfois fabriquées de toutes pièces, pour leur caractère éminemment traumatisant. Il en ressort - merveille de la propagande scientifique néo-freudienne - que Bachar el-Assad et Vladimir Poutine sont de monstres qu’il conviendrait d’abattre… a priori pour des raisons d’éthique !

Complément d’enquête

À Moscou certains conspirationnistes embrayent sur la dénonciation d’un dirty trick [coup foireux] par le leader tchétchène Ramzan Kadyrov. Ainsi le politologue Alexeï Martynov qui souligne que « que le Département d’État américain a réagi au meurtre de Nemtsov avec une rapidité suspecte… Le texte de leur communiqué était manifestement déjà prêt » à l’heure précise de la mort du dissident.

De deux choses l’une, si le Kremlin a éliminé Nemtsov, il fallait l’exécuter de la façon la plus discrète possible, le cas échéant le faire disparaître sans laisser de trace. Si les Ukrainiens, associés ou non aux Américains, ont trempé dans l’affaire, il fallait a contrario donner le maximum de retentissement à l’événement. Lequel devait être scénarisé et « spectacularisé » au maximum : un pont, la nuit froide, six coups de feu qui claquent, quatre qui font mouche, exit l’acteur choisi pour cette mise en scène sacrificielle, conçue et préméditée pour accabler un dirigeant, Vladimir Poutine, dont les excès dans l’exercice du pouvoir tournent à une asphyxiante tyrannie.

Mais la ficelle est un peu grosse. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui relèvent que Nemtsov a été tué le jour où étaient célébrées les Forces spéciales russes, événement créé par décret présidentiel justement la veille même du meurtre ! D’autres mentionnent que la journaliste politiquement engagée, Anna Politkovskaïa, avait trouvée la mort le 7 octobre 2006, le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine ! À Pékin [5], le Global Times, quotidien du Parti communiste chinois, ironise, considérant que « l’assassinat politique est une méthode dépassée »… « L’assassinat de dirigeants de l’opposition est un acte particulièrement insensé parce que l’indignation qu’il suscite ne peut que renforcer l’opposition au lieu de l’affaiblir ».

D’autant que le mouvement « Libéral » auquel Nemtsov appartenait, est en perte de vitesse, voire en chute libre, ce meurtre ne pouvait donc pas mieux tomber pour « relancer les ventes » d’un produit politique moribond. L’organe officiel chinois concluait en ces termes : « a société chinoise a hâte de voir une Russie stable sous le règne de Poutine… car cet assassinat a porté un coup sévère à l’unité russe ». Déclaration aux antipodes de celles émanant de Washington, Londres et Paris – ou Tel-Aviv, muet comme toujours en pareilles circonstances, mais qui s’exprime librement par la bouche de son Premier ministre à la tribune du Congrès américain… dans le dos du président fantoche Barack Obama – qui en dit long sur les appréhensions des dirigeants du PCC quant à une éventuelle déstabilisation de l’intérieur du régime russe.

En Russie Novaïa Gazeta va dans le sens de ces craintes, hélas, assez fondées « l’assassinat de Nemtsov est un point de non-retour, une déstabilisation radicale de la situation politique en Russie dont les conséquences ne sont pas encore imaginables ». Même son de cloche dans le quotidien financier Vedomosti pour lequel ce drame « constitue une barrière psychologique que vient de passer la Russie, et elle ne sera plus jamais la même…
Nous nous sommes réveillés dans un autre pays. Oui, et certains se sont réveillés tout court
 ». En en rajoutant une couche, la rédaction libérale de Vedomosti a même renommé le rassemblement du 1er mars en hommage au défunt… « Marche contre la peur ».

Sauf a avoir la berlue, la mort ignominieuse du play boy Boris Nemstov, ressemble à s’y méprendre, par son exploitation médiatico-publicitaire et propagandiste, au grand spectacle du 11 janvier quand la France et le peuple de gauche, se sont retrouvés soudés dans une même réprobation et surtout par une même peur des monstres que nos sociétés ont auto-engendrés. Une analogie et des ressemblances qui restent à creuser.

Léon Camus 2 mars 2015

Notes

[1Vladimir Poutine « Nos ennemis cherchent à fabriquer des martyrs pour nous nuire » 
https://www.youtube.com/watch?v=SaA...

[2lemonde.fr2fév15

[3Vice-Premier ministre de 1997 à 1998, ayant en charge l’Économie sous la présidence de Boris Eltsine, puis membre du Conseil de Sécurit de 1999 à 2003. L’alcoolique au dernier degré Eltsine avait envisagé d’en faire son successeur à la présidence avant d’opter pour Vladimir Poutine issu des rangs des Service de sécurité, le FSB anciennement KGB. Boris Efimovitch Nemtsov est né de Yefim Davidovitch Nemtsov et Dina Yakovlevna Eidman. Il est le petit-neveu du bolchévique juif Yakov Sverdlov dont l’histoire a retenu le nom pour avoir donné l’ordre du massacre de la famille impériale et du Tsar Nicolas II le 16 juillet 1918.

[4AFP2mars15

[5AFP2mars15

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