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De Gaulle et la République

par Claude Leclercq, agrégé des faculté de droit et professeur à l’université de Paris XII.

mercredi 2 juin 2010

En ce temps là, c’était dans les années cinquante, Pierre de Boisdeffre, dans ses Mémoires, Contre le vent majeur (Paris, 1944) rapporte qu’André Malraux « aurait un jour demandé au général de Gaulle pourquoi celui-ci venait de Colombey en voiture, alors qu’il aurait été si simple de prendre l’hélicoptère ou l’avion ? »

« Vous me voyez payer cet engin avec ma solde ? » avait répondu de Gaulle. « Mais vous ne manquez pas d’amis qui seraient heureux de vous aider » avait suggéré Malraux. Et de Gaulle de répondre avec vivacité : « Sachez, Malraux, que personne, vous m’entendez, personne, n’oserait faire une proposition de ce genre au général de Gaulle. » Et, conclut Pierre de Boisdeffre, « André se l’était tenu pour dit ».

De Gaulle et la République, Espoir n°103, 1995

O tempora, O mores ! Le 28 avril 1969, après l’échec du référendum de la veille, portant sur la rénovation du Sénat et la création des régions, « le dernier roi de France, Charles le Singulier, a fini de régner ».

C’est à ce chef prestigieux qui à Londres dès 1940, puis à Alger dès 1943, puis de retour à Paris en 1944, que devait donc tout naturellement revenir le soin et la charge insigne de restaurer l’État en France, avant même que ne commençât la IVe République, que le libérateur de la France devait tant malmener. Mais tout avait été dit, entre 1944 et 1946, par le Général « rebelle » jusqu’aux fameux discours de Bayeux du 16 juin 1946 et d’Épinal du 29 septembre 1946. Les idées développées à Alger, puis en France métropolitaine, dans l’immédiat après-guerre, ne porteraient pas leurs fruits entre 1946 et 1958. Seule la Constitution de la Ve République devait recueillir les leçons du chef de la France libre, après sa « traversée du désert » (1946-1958).

Pourquoi ces années perdues ? Tout simplement, parce que les idées réformatrices de De Gaulle s’opposaient au régime des partis qui, endormi en 1940, n’avait de cesse de reprendre vie sitôt la Constitution du 27 octobre 1946 entrée en application contre sa lettre, mais dans l’esprit de la pratique institutionnelle de la IIIe République.

Et puis les idées de Charles de Gaulle, fédérateur des clans français, continuaient jusqu’en 1958, de se heurter à l’âme française (« l’âme des peuples », comme l’avait écrit André Siegfried). Il n’est que de se référer au livre d’Alain Peyrefitte : « Ce que j’essaie de faire depuis un quart de siècle, déclare de Gaulle à la préfecture de Besançon, le 17 juin 1962, à l’adresse de l’auteur, c’est de pratiquer l’affirmation de la France au nom des Français. Pour le moment, ils me suivent. Je ne suis pas sûr qu’ils suivront toujours la même voie et qu’ils ne préféreront pas retourner dans le fossé.

A. Peyrefitte :...Comment l’éviter ?

Général de Gaulle : ... Il faut faire confiance à leurs forces et les défendre contre leurs faiblesses. Ni les unes ni les autres n’ont guère changé, depuis que César les avaient décrites. Leurs forces, c’est leur bravoure, leur générosité, leur désintéressement, leur impétuosité, leur curiosité, leur capacité d’intervention, le don qu’ils ont gardé de s’adapter à des situations extrêmes. Leurs faiblesses, ce sont les clans, l’intolérance réciproque, leurs brusques colères, les luttes intestines, la jalousie qu’ils portent aux avantages que d’autres Français peuvent acquérir.

A. Peyrefitte : ... Un journaliste disait l’autre jour que vous aimez la France mais que vous n’aimez pas les Français.

Général de Gaulle : Ce qui est vrai, c’est qu’en face de la grandeur de la France, je rencontre souvent la petitesse des Français. Ils mijotent dans leurs petites querelles et font cuire leur petite soupe. »
L’amiral Lacoste reprendra ces idées et cette conception « gaullienne » tout en stigmatisant « l’inconstance des Français, bien souvent couplée avec la légèreté » et le refus de « tirer systématiquement les leçons des précédents historiques ». Faut-il ajouter que le président François Mitterrand, qui « régnera » sur les Français durant quatorze ans aurait ajouté : « Les Français ont une qualité, ils n’ont pas de mémoire » de la France aux Français, la boucle est bouclée.

Bien après la démission de De Gaulle en 1969, les institutions de la Ve République ont survécues à leur fondateur et correspondent parfaitement à une France modernisée et entrée dans la concurrence internationale.

Nul n’ignore que la Constitution de la Ve République, la meilleure des constitutions françaises, qui combine légitimité monarchique et légitimité républicaine, n’est pas sortie comme par enchantement d’un rejet de la lutte des partis sous la IVe République. De Gaulle, avant même la libération du territoire avait exprimé on ne peut plus nettement ses idées touchant la restauration de l’État et la configuration de la nouvelle République. Cette République étatique était tout entière en gestation dès l’appel du 18 juin 1940 où l’auteur l’avait mûrie à partir des idées réformatrices qu’il avait exprimées dans ses ouvrages parus avant 1939.

Après la libération, les fameux discours de Bayeux et d’Épinal, du 16 juin et du 29 septembre 1946 préfigureront les institutions de 1958-1962. Mais ces discours eux-mêmes étaient l’aboutissement des déclarations faites par de Gaulle dès 1944, à Alger, puis en métropole.

En tout cas, ni Bayeux, ni Épinal ne devaient influer sur la Constitution du 27 octobre 1946 que de Gaulle condamnera tout au long de sa traversée du désert. Peu de temps avant l’adoption de la Constitution de la IVe République, le Général juge le projet inacceptable : « Eh bien ! Admettons même qu’on ne me suive pas, ce ne sera pas la première fois. Quand, en 1936, j’ai dit au gouvernement de créer des divisions blindées, il ne m’a pas suivi, dommage ! Quand, dans l’hiver 1939, j’ai dit au gouvernement qu’il devait mener autrement la guerre, il ne m’a pas suivi, dommage ! Quand j’ai tenté de rallier Dakar à la cause des Alliés, le gouverneur général Boisson ne m’a pas suivi et m’a fait recevoir à coup de canon, dommage ! Quand j’ai dit aux Américains qu’ils avaient tort de négocier avec Darlan, ils ne m’ont pas suivi, dommage ! »

C’est une constante : les idées constitutionnelles et politiques de De Gaulle exprimées pendant et immédiatement après la guerre mondiale attendront plus d’une décennie avant de recevoir réalisation dans les institutions de la Ve République. De Gaulle sera l’homme d’État rédempteur que les Français attendront et reconnaîtront une seconde fois en 1958. Ainsi que l’écrit l’universitaire américain Bernard E. Brown : « Le premier président, George Washington devait sa légitimité au rôle qu’il avait joué pendant la Révolution, de la même façon que le premier président de la Ve République, était reconnu comme l’esprit et le chef de la Résistance et de la Libération. » Et Bernard E. Brown d’ajouter un peu plus loin : « Y a-t-il eu un grand président depuis Franklin Roosevelt (ou en France depuis le général de Gaulle) ? »

Le refus de la dictature

Très tôt, le Général s’est prononcé en faveur de la démocratie de préférence à la dictature. Et cela, avant la libération totale de la métropole. Il tient une conférence de presse, le 21 avril 1944 à Alger, peu de temps après un discours du secrétaire d’Etat des Etats-Unis du 9 avril 1944. La question suivante lui est posée :
« Est-ce qu’après le discours de M. Cordell Hull, la situation est telle que les autorités françaises pourraient organiser l’administration en France ? »

« L’administration française à établir en France ne dépend naturellement que des Français. Soyez certains que les Français n’accepteront en France d’autre administration qu’une administration française. Par conséquent, cette question est tranchée d’avance. »

Y a-t-il eu vraiment un risque de dictature exercée en France par de Gaulle ?

Dès ses premiers écrits, de Gaulle s’est défié de la dictature qui, dans son esprit, ne pouvait être que la dictature des militaires : « Dans un pays où les militaires feraient la loi, écrit-il en 1932, on ne peut guère douter que les ressorts du pouvoir, tendus à l’excès, finiraient par se briser. » Plus tôt encore, dans son premier ouvrage paru en 1924, La Discorde chez l’ennemi, il n’hésitait pas à affirmer la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, même en temps de guerre.

Lors de la conférence de presse déjà évoquée du 21 avril 1944 à Alger, de Gaulle reprend les mêmes idées : « Les Français n’accepteraient aucune dictature française, a fortiori, je vous le garantis, aucune dictature étrangère. Mais les Français veulent que leur gouvernement les gouverne. » Qu’est-ce à dire ? Une dictature américaine ? Il suffit d’ailleurs de se référer aux Mémoires de guerre : « Roosevelt persistait à nous dénier la qualité d’être le pouvoir français lors de la libération. Tout en faisant dire que cette attitude de l’Amérique lui paraissait excessive, l’Angleterre s’y conformait... Le refus de nous reconnaître comme l’autorité nationale française couvrait, en réalité, l’idée fixe du président des États-Unis d’instituer en France son arbitrage. Cette prétention à empiéter sur notre indépendance, je me sentais à même de la rendre vaine en pratique. »

On n’oubliera pas de rappeler qu’entre temps, le 21 mars 1944, l’ordonnance relative au rétablissement des pouvoirs publics en France avait été adoptée, ce qui devait mécontenter fortement Roosevelt. Quelques semaines plus tard, au cours d’une conférence de presse à Paris, le 25 octobre 1944, de Gaulle insistera à nouveau : « Le peuple français veut décider lui-même de ses institutions et [qu’] il n’acceptera de dictature d’aucune sorte. »

Il faut savoir qu’au cours de l’hiver 1943-1944, avait été déclenché aux Etats-Unis une campagne de presse « dans le but de faire croire que l’ancienne France combattante et son chef visaient à établir leur dictature en France et usaient déjà de pratiques totalitaires. »

Pas plus le général de Gaulle ne s’est jamais comporté en dictateur, pas plus il ne s’est voulu un seul instant dictateur. C’est ce qu’il évoquera en 1950, en rappelant son rôle lors des débuts de la IVe République : « Je pouvais, certes, imposer les institutions de mon choix. Mais sachez-le ! J’ai la conviction que rien de solide, ni de durable ne peut se bâtir en France sinon à partir de la volonté exprimée par le peuple. Si j’avais passé outre, c’était la dictature, la mienne bien entendu ! Il n’y a pas à douter que celle-ci eut jeté, tôt ou tard, la nation dans de violentes secousses... La France se fut trouvée bientôt dans une situation impossible, au-dedans et au-dehors. Quand bien même d’ailleurs, j’aurais pu me maintenir, après moi quels bouleversements risquaient la patrie, quel avènement sinon celui du communisme ? Quand un homme tient dans ses mains le sort d’un peuple, il lui faut regarder plus loin que lui-même. Je n’ai pas adopté la solution de la dictature. »

Si de Gaulle rejette la dictature, il n’en est pas moins persuadé dès 1944, que le pouvoir démocratique qu’il souhaite doit cependant être fort : « Mais, tout en écartant l’idée de mon propre despotisme, je n’en suis pas moins convaincu que la nation a besoin d’un régime où le pouvoir soit fort et continu. »

Une démocratie renouvelée

Le terme de « démocratie » apparaît chez de Gaulle, pour la première fois, en 1941, dans un discours de Londres : « Et quand les démocraties devront refaire le monde sur les bases sacrées de la liberté humaine, de la souveraineté des peuples et de la coopération des nations, alors on pourra voir aussi ce qu’est et ce que vaut la France. » Le 2 octobre 1941, il précise : « La résistance française ... placera la démocratie française, renouvelée par ses épreuves, de plein-pied avec la victoire. » Le 27 mai 1942, lors d’une conférence de presse, il ajoute : « La démocratie se confond exactement pour moi avec la souveraineté nationale. La démocratie c’est le gouvernement du peuple par le peuple et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave. »

Après le débarquement des Forces alliées en 1944 et un séjour de De Gaulle aux États-Unis et au Canada, le Général trouve, à son retour à Alger le 13 juillet 1944, le texte d’une déclaration, publiée la veille par la Maison blanche : « Les États-Unis reconnaissent que le Comité français de Libération nationale est qualifié pour exercer l’administration de la France. » Les attributs de la souveraineté nationale sont reconnus. De Gaulle écrit que, sans aucune réticence, le Gouvernement provisoire de la République française et lui seul « émet de la monnaie en France et en fournit ce qu’il faut, contre livres et dollars, aux troupes américaines et britanniques sur son territoire. »

Entre temps, le Général a débarqué le 14 juin 1944 en Normandie : il s’est rendu à Bayeux, où à la vue de De Gaulle, « une espèce de stupeur saisit les habitants ». Alors, pour la première fois depuis quatre affreuses années, rappelle de Gaulle, cette foule française entend un chef français dire devant elle que l’ennemi est l’ennemi, que le devoir est de le combattre, que la France, elle aussi, remportera la victoire. En vérité, n’est-ce pas cela la « révolution nationale » ?

Contre Giraud, soutenu auparavant par les Américains à Alger, la démocratie voulue par de Gaulle a fini par s’imposer. On ne s’étonnera donc pas que de Gaulle se soit demandé s’il n’était pas, en vérité, « le seul révolutionnaire ».

Toute sa vie, de Gaulle a manifesté une profonde aversion pour la démocratie parlementaire à la française, celle de la IIIe République qu’il avait vu fonctionner et qu’il rendait responsable du désastre de 1940, et aussi celle de la IVe République qu’il n’aura de cesse de condamner.

http://www.charles-de-gaulle.org

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