C’est l’histoire d’un « casse » presque parfait, celui d’un médicament qui rapporte des milliards. Son nom, le Sovaldi. Sa victime : l’hépatite C, et au passage les caisses d’assurance maladie de plusieurs États ! Cet antiviral à action directe arrive sur le marché français en novembre 2014. Les experts louent rapidement son efficacité contre le virus de l’hépatite C : le sofosbuvir (Sovaldi), du laboratoire Gilead, permettrait de neutraliser le virus dans 93 à 99 % des cas, pour certains génotypes. Les fibroses et les cancers qui découlent du virus seraient ainsi écartés. Tout cela, grâce à une cure de trois mois, à raison d’un comprimé par jour…
Le souci, c’est que ce traitement a un prix... exorbitant. Plus de 67 000 euros aux États-Unis, par patient, pour environ trois mois, lors de son lancement. 41 620 euros en France, à partir de 2015. Soit environ 1000 dollars le comprimé ! Un prix qui compromet le traitement des 160 millions de personnes atteintes du virus dans le monde, et la vie des 700 000 qui en meurent chaque année. D’après l’OMS [1], aucun pays n’a les moyens financiers de payer le prix de ces nouveaux traitements pour soigner toutes les victimes de l’hépatite C.
43,7 milliards d’euros de profit...
Le Sovaldi a coûté plus de 702 millions d’euros à l’assurance maladie française depuis 2014. Dont 174 millions d’euros en 2016, d’après les données que nous avons rassemblées. Ce montant est en baisse par rapport à 2015 (295 millions d’euros), car d’autres médicaments contre l’hépatite C ont fait leur entrée sur le marché français. Le Harvoni, du même laboratoire, a coûté 351 millions d’euros à la Sécu en 2016. Ce qui en fait le deuxième médicament le plus cher ! Ces nouveau traitements sont donc particulièrement onéreux pour les systèmes de santé.
Quel est le coût réel de fabrication du Sovaldi ? Entre 75 et 200 euros, d’après les différentes estimations, soit entre 140 et 380 fois moins que le prix fixé par le Comité économique des produits de santé (CEPS) (voir notre article précédent sur le marché du médicament), qui négocie avec les firmes pharmaceutiques le prix des médicaments. Ce dernier n’est bien sûr pas réductible à l’ensemble des coûts qui le composent, explique le Leem, le syndicat des laboratoires pharmaceutiques : « Le prix du médicament d’aujourd’hui ne sert pas à amortir les coûts de sa recherche et de son développement. Il sert à financer le médicament de demain. » Jolie pirouette... Mais tout de même !
Dans le cas du Sovaldi, d’après la commission des finances du Sénat américain, il a fallu 800 millions de dollars pour développer trois médicaments à base de la même molécule. Bien loin, donc, des 43,7 milliards de profit net accumulés par l’entreprise entre 2014 et 2016, selon les calculs de Médecins du Monde. Grâce à l’acquisition, en 2012, et pour 11 milliards de dollars, de l’entreprise Pharmasset détentrice du brevet, Gilead a fait une opération financière extrêmement juteuse… En 2008, il n’était que le 40e laboratoire mondial, avec 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires. En 2015, Gilead occupait la 6e place, avec 32 milliards de dollars !
Conflits d’intérêt
Cette belle rentabilité, le laboratoire a réussi à la négocier lors de la fixation des prix du médicament par les autorités publiques. Son principal argument : le caractère innovant du produit et les promesses de guérir des milliers de patients. En gros, le médicament coûte cher, mais il fera économiser à la sécurité sociale des millions d’euros d’hospitalisation et de greffes de foie. « Si cette logique s’appliquait à tous les secteurs, on paierait un airbag au prix d’une vie humaine ! », s’insurge Médecins du Monde. « Les nouveaux traitements contre l’hépatite C, qui sont très efficaces, sont inabordables pour de nombreux potentiels bénéficiaires dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE, en raison de leur impact budgétaire élevé », souligne encore l’OCDE en janvier 2017.
Mettre l’innovation en avant ne suffit pas pour obtenir des prix élevés. D’après le collectif Regards citoyens, Gilead a dépensé 1 460 000 euros de cadeaux aux médecins français entre janvier 2012 et juin 2014. Pour quelles raisons ? Les conventions n’ont pas été dévoilées. Est-ce pour convaincre les leaders d’opinion de défendre ce médicament auprès des autorités ? Le laboratoire Gilead n’a pas répondu à nos questions. D’après le journal Mediapart, plusieurs experts qui ont rédigé un rapport sur le Sovaldi commandé par le ministère de la Santé en 2014 avaient des liens avec le laboratoire. Or, ce rapport a servi à la commission de transparence de la Haute autorité de santé (HAS) pour rendre son avis sur le Sovaldi. Une commission qui influence fortement le CEPS dans la fixation du prix et du remboursement du traitement...
Trop cher pour être donné à tous les malades
Grâce à l’enquête du Sénat états-unien, on en sait plus sur la stratégie du laboratoire lors de ces négociations. « L’industriel a testé, relate Médecins du Monde à partir du rapport, auprès de différentes parties concernées (payeurs bien sûr, mais aussi professionnels de santé, associations, experts en charge des recommandations de prise en charge, etc.), des hypothèses de prix en cherchant à déterminer, pour chaque cible, le seuil qu’il convenait de ne pas dépasser au risque de déclencher des réactions trop négatives en termes de restrictions inacceptables dans l’accès aux soins ou de protestations. » Au terme de ces études, l’entreprise a défini un montant, à ne pas dépasser lors des négociations dans chaque pays, de 84 000 dollars pour une cure standard. Sans faire référence aux coûts de production, de recherche et développement, de commercialisation ou d’impôts, pour justifier le prix du médicament...
Avec, en France, environ 200 000 personnes identifiées comme portant le virus de l’hépatite C, un traitement à plus de 40 000 euros pour chaque patient aurait coûté plus de 8 milliards à l’assurance maladie ! Une situation intenable qui a conduit les autorités à restreindre le traitement aux malades les plus sévèrement atteints (plutôt que de s’attaquer à son prix), et aux populations combinant un risque d’être atteint par le VIH. Ce qui a ébréché le principe d’universalité dans l’accès aux soins, souligne Médecins du Monde. Autrement dit, le prix du traitement implique de faire un tri entre les malades, plutôt que d’en faire bénéficier toutes les personnes atteintes.
L’art de spéculer sur la santé
Le critère de sévérité de la maladie a finalement été levé en juin 2016. Mais il existe toujours des restrictions d’accès au traitement pour certains profils. Les prix de certains médicaments (Viekirax, Zepatiers et Exviera) ont aussi été renégociés en décembre 2016 et en janvier 2017, plafonnant à 28 732 euros les 12 semaines de traitement. Ce qui demeure très élevé. Parallèlement, le 11 avril dernier, est arrivé sur le marché l’Epclusa, un troisième médicament contre l’hépatite C, facturé 43 091 euros la cure de 12 semaines ! Soit un prix plus élevé que celui du Sovaldi, il y a quelques années ! Et c’est l’Epclusa qui est désormais recommandé en première ligne pour cette pathologie...
« La logique révélée par la mise sur le marché des antiviraux à action directe semble être la même que pour les nouveaux médicaments en oncologie », précise Médecins du Monde. Cette logique, c’est celle de l’externalisation de la recherche et développement à des start-up, « les industriels ne réalisant que les dernières phases de développement des médicaments » (voirici encore notre article sur le marché du médicament). Le rachat de ces entreprises se fait à des coûts très élevés, qu’il faut ensuite amortir avec le prix du traitement.
Le succès commercial et thérapeutique de ces médicaments commence-t-il à se fissurer ? Côté médical, certaines voix alertent sur l’incertitude qui règne autour de l’efficacité de certains traitements à long terme. L’institut Cochrane a évalué toutes les études réalisées pour commercialiser ces antiviraux : « Nos résultats indiquent que les traitements n’ont peut être pas d’effets cliniques », déclare au Guardian un des coordinateurs de l’étude. Le virus disparaitrait du sang des personnes atteintes d’hépatite C, mais il pourrait réapparaitre. Il n’y aurait pas de preuves que ces traitements empêcheraient les conséquences de l’hépatite C et sauveraient des vies... Des conclusions que contestent les laboratoires fabriquant ces antiviraux à action directe.
Une question de volonté politique
Côté commercial, l’Inde et l’Égypte ont, de leur côté, réussi à produire eux-même ce médicament grâce à un accord négocié avec le laboratoire Gilead, pour un prix allant de 200 à 700 dollars le traitement ! Bien loin des prix pratiqués en Europe, qui garantissent de belles marges financières. Mais le brevet du Sovaldi est attaqué au niveau européen et dans d’autres pays du monde, laissant entrevoir la possibilité de produire des médicaments similaires à moindre coût.
Si elle le voulait, la France pourrait de son côté réclamer l’application de la « licence d’office » pour suspendre le brevet (voir toujours notre article sur le marché du médicament). Et envoyer ainsi un signal fort aux autres laboratoires, en vue des prochaines négociations. Serait-ce le seul moyen de réussir à contenir l’explosion du coût de ces médicaments, entraînant immanquablement la mise en difficulté des caisses de l’assurance maladie ?