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J. P. Morgan, au centre de la finance de l’entre-deux-guerres

lundi 9 septembre 2019

Le nom de Morgan est un symbole dans la Haute Finance. Depuis sa création au xix » siècle, la banque Morgan devient au fil des décennies un empire financier colossal et une puissance politique. Principal acteur de la domination anglo-américaine dans la finance internationale, elle est à l’origine du déplacement du centre financier de Londres à New York durant l’entre-deux-guerres.

Marc Uzan University of California, Berkeley

De la Reconstruction de l’Europe au règlement des dettes interalliées et 119
des Réparations, rien ne se fait sans le consentement tacite de la Maison Morgan.
La diplomatie et la finance sont intimement liées. Le rôle de Morgan durant cette période semble des plus riches dans l’évolution de la finance internationale.

La stabilisation des monnaies européennes

Après la fin de la Première Guerre mondiale, le déplacement du centre financier vers les USA soulève une remise en cause de la stratégie des institutions financières. Aucune banque à l’exception de Morgan ne pouvait prendre en compte cette nouvelle donne financière : « Dans l’histoire de l’alliance, Morgan a montré sa capacité à devenir le gardien financier des gouvernements de l’Entente », explique Kathleen Burk dans son dernier ouvrage.

Pendant plus d’un siècle, le succès de la Maison Morgan aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne va résider dans ces relations privilégiées.

LE FINANCEMENT DE L ECONOMIE MONDIALE

La finance est donc au centre de l’échiquier géopolitique dans cette période d’incertitude et de transition qui caractérise les années vingt.
Durant ces années, les Etats-Unis commencent à devenir les créanciers de l’Europe, rôle nouveau pour un pays qui était jusqu’alors dépendant des marchés de capitaux européens pour financer son développement.
Les banques commerciales new-yorkaises, interdites d’émission de titres, outrepassaient néanmoins cette contrainte en créant des filiales spécialisées sur cette activité. Chase, National City, Guaranty Trust, créèrent des firmes affiliées. Ils envoyèrent des milliers de courtiers pour vendre ces obligations étrangères du Brésil, de Cuba et du Chili.

En même temps, de nombreuses banques américaines envahirent les marchés européens. Avant la loi de 1913 (The Federal Reserve Act), seules les banques à charte pouvaient avoir des filiales à l’étranger. Cet avantage fut valable pour toutes les banques, ainsi National City créa des filiales en Russie et en Chine.

Cette fascination de l’étranger, comme l’écrit Ron Chernow dans un récent ouvrage, devait être exploitée politiquement. Le pouvoir de Wall Street était, en effet, considéré dans les milieux républicains comme un moyen de manipuler les gouvernements étrangers.

La Maison Morgan demandait patiemment l’annulation des 10 milliards de dollars prêtés aux alliés. La réponse des politiques fut négative, qui offrit en échange que l’administration adoptât un prêt dès que les dettes de guerre seraient remplies. L’Europe doit être reconstruite, ses monnaies doivent se stabiliser : la livre sterling se détache du Gold Standard en 1919. L’Europe a besoin de capitaux pour retrouver une prospérité disparue. Seule l’Amérique sort indemne du conflit mondial et peut financer ses alliés européens : la Maison Morgan avec sa réputation d’avant-guerre (son rôle lors de la faillite de New York en 1907 et lors de la création de la Federal Reserve en 1913) domine les marchés de capitaux internationaux. Sans l’implication de la Maison 120 Morgan une émission d’obligations était considérée comme un échec.

Et la stabilisation des monnaies européennes interpelle Morgan, motivé par les difficultés de ses propres clients qui sont les gouvernements européens.

Montagu Norman, Gouverneur de la Banque d’Angleterre, prend conseil auprès de Morgan Grenfell pour que la Grande-Bretagne retourne à l’étalon-or, au moment où d’autres pays comme la Suède et la Hongrie rejoignent ce système.

Benjamin Strong, Gouverneur de la Federal Reserve de New York, insistait sur le fait que ce retour à l’étalon-or ne pouvait s’appuyer que sur des crédits privés. Un crédit de 100 millions de dollars est octroyé par J.P. Morgan pour stabiliser la livre attaquée sur le marché des changes. Morgan joue aussi un rôle prépondérant dans la stabilisation du franc belge et les conditions imposées par J.P. Morgan au gouvernement belge sont intéressantes. Morgan ne s’engagerait financièrement que si des mesures économiques drastiques étaient adoptées. La Belgique devait donc présenter un plan de réduction de son déficit et de sa dette publique avant de recevoir ce prêt en 1926. J.P. Morgan et Morgan Grenfell, son partenaire anglais depuis la fin du xix’ siècle, codirigèrent ainsi avec la Baring’s une émission pour le gouvernement belge.

La stabilisation de la lire italienne est aussi caractéristique de l’implication de la Maison Morgan qui préconisait la coopération des Banques centrales, projet cher à Montagu Norman et Benjamin Strong. Or Morgan qui agissait souvent comme intermédiaire entre les Banques centrales de France, de Belgique, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, se trouva pour la première fois en désaccord sur le cas italien.

J.P. MORGAN DANS L ENTRE-DEUX-GUERRES

En effet, l’Italie de Mussolini avait consolidé sa dette de guerre et il était temps, selon Morgan, de ramener la lire italienne dans le régime du Gold Standard. Il était vital selon son analyse qu’un prêt soit arrangé. Mais, les autres Banques centrales refusèrent en arguant que la Banque centrale italienne n’était pas indépendante. Sur les pressions de la Maison Morgan un crédit fut cependant accordé par les Banques centrales le 22 décembre 1926.

Le rôle de la Maison Morgan dans la stabilisation des monnaies peut être considéré, à l’époque, comme le principe de conditionnante imposé aujourd’hui par le Fonds Monétaire international pour offrir des crédits à certains pays en voie de développement. La stabilisation des monnaies était indispensable pour un retour de la confiance sur les marchés financiers internationaux. Comme Jack Morgan l’écrit en 1925 : « Il est d’une grande importance pour les Etats-Unis de voir de nouveau les pays européens rejoindre l’étalon-or et nous devons être sûrs de ne pas simplement aider les politiciens mais les convaincre de ne pas s’éloigner des principes fondamentaux de l’économie. »

La reconstruction et les réparations allemandes

En 1923, la coopération entre J.P. Morgan, Morgan Grenfell et la Federal Reserve de New York permet à l’Autriche de recevoir un prêt pour reconstruire son économie.

Au début de juillet 1919, les officiels britanniques discutèrent déjà les schémas pour soutenir l’Autriche. Seul un financement en provenance des 121

Etats-Unis pouvait l’aider. Le gouvernement de Sa Majesté qui avait un intérêt évident à restaurer sa propre position financière sur le continent, approcha J.P. Morgan, lui demandant un prêt pour le gouvernement autrichien.

En mai 1922, les négociations commencèrent à Londres entre les représentants autrichiens et J.P. Morgan. Ce n’est qu’en 1923 qu’un prêt fut accordé sous condition de réformes économiques. Le prêt fut émis le 10 juin 1924 et connut un vif succès à Londres et à New York.

La Maison Morgan ne pouvait pas non plus rester indifférente aux problèmes des réparations allemandes qui empêchaient le retour à une réelle stabilité politique et économique en Europe. Quoique financier, Morgan s’implique dans la sphère de la diplomatie internationale. Comment forcer l’Allemagne à payer ces réparations comme l’exige le Traité de Versailles ? Inévitablement, J.P. Morgan tenait la clé de la résolution de ce conflit, puisque sa solution politique passait par des prêts qui ne pouvaient être obtenus que par l’intermédiaire de sa banque.

Les négociations sur la question allemande commencèrent en janvier 1923 dans un climat assez tendu : la France occupe la Ruhr, la monnaie allemande perd de sa valeur. Tom Lamont et Morgan Grenfell devinrent des diplomates. Leur décision était de faire évacuer la France afin que le Plan Dawes pût être discuté. Devant l’impasse, les partenaires de Morgan à New York décidèrent de se retirer des pourparlers jusqu’à ce que les politiciens trouvent une solution à ce conflit.

Lorsque leurs conditions furent remplies, et que la France évacua la Ruhr, Jack Morgan et Tom Lamont tentèrent de persuader les banquiers européens

LE FINANCEMENT DE L’ÉCONOMIE MONDIALE

d’aider l’Allemagne. Les financiers français répugnaient à participer à cette transaction : « Comment les gouvernements peuvent les influencer, voilà la clé de la réussite de cette transaction », écrit Jack Morgan en octobre 1924.

Après d’âpres discussions le prêt est émis à New York et à Londres totalisant plus de 750 millions de dollars.

Les partenaires de la Maison Morgan se trouvent en première ligne à la fin de la décennie durant les négociations sur le Plan Young et sur la création de la Banque des Règlements internationaux. Le Plan Young permit un afflux de monnaie vers l’Allemagne, après que le Comité des experts dirigé par Owen Young précisé les conditions de sa résolution. Le Plan Young appela aussi à la création d’une banque qui devait distribuer le paiement des réparations, et être un forum pour la coopération entre les Banques centrales.

La Maison Morgan ne reste pas inactive après le règlement des réparations. Sa position devint dominante lors de la crise de 1931 que traversa la Grande-Bretagne et après son refus de l’étalon-or. La crise de 1931 débuta avec la faillite de la plus importante banque d’Autriche, le Kredit-anstalt. Le gouvernement autrichien imposa un strict contrôle des changes et des transactions en or. La crise se propagea en Hongrie, qui en juillet 1931 suivit la même politique de contrôle. Le 5 juillet 1931 , l’Allemagne se déclara insolvable et ne put plus payer les réparations. « Ce sont des gens de second rang » écrit 122 à ce jour Jack Morgan sur le peuple allemand ; le monde entier est fatigué de l’incapacité allemande de traiter ses propres problèmes ».

La réponse de Londres face à l’Allemagne était plus complexe. Les partenaires de Morgan Grenfell partageaient les antipathies de leurs collègues new-yorkais vis-à-vis de l’Allemagne. Mais l’Allemagne était le premier partenaire commercial de la Grande-Bretagne et pour des raisons financières, il était important que le système financier allemand fût sauvé, pour contenir la crise.

Le 11 juillet 1931, le Comité des Maisons de titres et de l’Association des banques anglaises se réunirent pour déterminer une action commune au regard des crédits allemands. Le 13 juillet les banques de New York décidèrent de continuer d’honorer les crédits allemands, alors qu’ils détenaient 40 % des prêts de long terme allemands. En juillet 1931 , la crise se propagea à Londres ; la livre fut attaquée, suite à un déficit de la balance des paiements.

Le 17 juillet, au moment où l’Allemagne décidait de fermer ses banques pour deux jours, le rapport Mac Millan était publié. La livre chuta à Paris et la Banque d’Angleterre perdit plus de 20 millions de livres la semaine suivante.

Face à cet engrenage, Jack Morgan arriva à Londres à la demande de Montagu Norman qui cherchait à emprunter 20 millions de livres pour défendre la monnaie britannique. Morgan exprima la condition de ce prêt : la Grande-Bretagne devait préparer un plan de stabilisation pour réduire son déficit budgétaire évalué à plus de 120 millions de livres en juillet 1931. Progressivement, la Banque d’Angleterre laissa chuter la livre. Morgan Grenfell tenta de trouver une solution à la crise en essayant de persuader les conservateurs, alors dans l’opposition, de soutenir le plan de réduction

J.P. MORGAN DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES

budgétaire de Mac Donald. Le gouvernement demanda un prêt aux banquiers new-norkais leur précisant un plan de réduction d’économies budgétaires. Morgan joua à fond la diplomatie financière pour sauver le gouvernement britannique, servant d’intermédiaire entre les banquiers de New York et ce gouvernement. Ramsay Mac Donald, après des désaccords avec son équipe gouvernementale, démissionna en juillet 1932, remplacé par un gouvernement d’union nationale : un prêt de 100 millions de livres fut alors levé sur le marché de New York sous l’impulsion des Morgan. Mais il resta vain pour faire face à la chute de la livre.

Le 21 septembre, la Grande-Bretagne décida de quitter le Gold Standard.

Ce changement abrupt marque la fin de l’hégémonie financière britannique et clôt un chapitre de l’histoire de la finance internationale.

La Maison Morgan était à son apogée dans son rôle de conseil aux gouvernements.

Ce sont les institutions économiques internationales créées après la Seconde Guerre mondiale qui joueront dorénavant le rôle de gardien de l’orthodoxie financière pour le montage de prêts. Ce changement n’a pourtant pas fait oublier cette banque privée qui commence à s’adapter à cette nouvelle donne de la finance internationale. Après avoir aidé les gouvernements, elle sera le conseiller des grandes multinationales : le Corporate Finance sortira tout droit du génie des Morgan laissant peu de répit à leurs concurrents.

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