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Maintien de l’ordre : une doctrine en débat

samedi 1er novembre 2025

Dernière modification : 27 octobre 2025
Face à de nouvelles formes de mobilisation, la doctrine et les pratiques du maintien de l’ordre ont évolué. Les méthodes des forces de l’ordre, jugées violentes, sont dénoncées par les manifestants, tandis que le malaise s’accroît parmi les unités spécialisées de police et de gendarmerie qui estiment être perçues comme des « cibles ».

Sommaire

Doctrine du maintien de l’ordre : rappel historique
Les règles du maintien de l’ordre en débat
Drones et surveillance algorithmique

Le maintien de l’ordre se définit comme l’ensemble des opérations de police administrative et judiciaire mises en œuvre par des forces de sécurité à l’occasion des manifestations sur la voie publique. Il s’agit de mettre en place des mesures adaptées pour permettre l’exercice de la liberté de manifester tout en assurant la sécurité des personnes et des biens. Il peut s’agir aussi d’opérations de rétablissement de l’ordre public par les forces de sécurité, quand les manifestations présentent un risque de violences ou de débordements.

La « doctrine française du maintien de l’ordre » est traditionnellement mise en œuvre par deux unités spécialisées de forces mobiles  : les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les escadrons de gendarmerie mobile (EGM). Cette doctrine s’appuie notamment sur deux principes :

  • la mise à distance des manifestants ;
  • l’usage de la force n’est possible qu’en cas d’absolue nécessité ; il doit être gradué et toujours réversible.

Cependant, depuis quelques années et notamment depuis les manifestations contre la loi Travail en 2016, le maintien de l’ordre fait débat. Les manifestants dénoncent des violences de la part des forces de l’ordre, tandis que policiers et gendarmes s’estiment des « cibles » pour les manifestants les plus violents.

Doctrine du maintien de l’ordre : rappel historique

Au début du XXe siècle, les gouvernements français successifs cherchent à retirer à l’armée le contrôle des manifestations et des foules. Les méthodes de l’armée sont jugées trop violentes et les conscrits pourraient pactiser avec les manifestants (comme lors de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907).

En 1921, le maintien de l’ordre est professionnalisé par la création d’une force spécialisée, les « pelotons mobiles de la gendarmerie », dotée d’équipements propres pour repousser et contrôler les foules.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont créées au sein de la police nationale les compagnies républicaines de sécurité. Une compagnie d’intervention est mise en place à Paris, sous l’autorité du préfet de police.

Jusque dans les années 1960, les affrontements entre police et manifestants sont très violents, avec l’application d’une doctrine favorisant le contact, l’utilisation de matraques en bois provoquant des blessures graves (fractures du crâne). Pendant la guerre d’Algérie, les victimes sont nombreuses lors des manifestations parisiennes en faveur du FLN d’octobre 1961 et de février 1962 (« manifestation de Charonne »).

À la fin des années 1960, avec la vague de contestations étudiantes et ouvrières, les démocraties occidentales convergent vers une harmonisation des doctrines et des équipements : évitement de l’usage de la force, des coups portés, de l’utilisation d’armes « dolosives », discipline et maîtrise de la violence des forces de l’ordre. C’est dans ce cadre que le préfet de police Maurice Grimaud envoie une lettre aux policiers le 29 mai 1968. Reconnaissant le développement d’une culture de la violence chez les forces de l’ordre, il prône une nouvelle approche du maintien de l’ordre qui s’appuie sur trois principes :

  • l’utilisation d’unités professionnelles ;
  • un emploi proportionnel de la force ;
  • la mise à distance et l’évitement de la confrontation.

Dans les années 1970-1980, un schéma classique prévaut le plus souvent pour les manifestations : les organisateurs négocient les parcours avec la préfecture, encadrent les services d’ordre et surveillent les dispersions en fin de cortèges.

Cependant, à partir des années 1970, les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre deviennent parfois violents avec l’infiltration dans les manifestations de « casseurs ». La doctrine de la mise à distance est abandonnée, au profit de celle du contact avec la création des voltigeurs motoportés.

En décembre 1986, la mort de Malik Oussekine, lors d’une manifestation étudiante, sous les coups de voltigeurs, conduit à la dissolution de ces pelotons motoportés et à la réaffirmation du principe de la mise à distance.

En 2005, lors des violences urbaines de novembre, de nouvelles armes et techniques apparaissent. Les flashballs, lanceurs de balles de caoutchouc, d’abord introduits pour répondre aux émeutes dans les quartiers, font ensuite partie de l’équipement des unités intervenant dans les quartiers difficiles en 2009, puis utilisés dans les manifestations. La référence à la doctrine de 1968 est alors abandonnée : abandon des barrages fixes pour une approche plus mobile, intervention des forces de l’ordre pour interpeller, introduction des armes intermédiaires.

En 2016, les manifestations contre la loi Travail marquent un tournant. Le risque terroriste renforce les exigences de sécurité, tandis que les cortèges sont moins encadrés par les syndicats et voient émerger un “cortège de tête” parfois infiltré par des black blocs. Les forces de l’ordre développent alors la technique de la « nasse ». Les manifestations violentes se multiplient, avec une augmentation des blessures et du nombre de blessés. Les détachements d’action rapide (DAR) sont créés, composés des brigades anti-criminalité (BAC) et des brigades d’intervention de la préfecture de Paris, chargés des interpellations mais sans une véritable culture de la gestion de foule. En mars 2019, les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M) sont créées. Elles ressemblent aux anciens voltigeurs motoportés de 1986.

En 2018-2019, les manifestations des Gilets jaunes marquent une nouveau seuil dans la violence. Elles donnent lieu à de nombreuses dégradations et blessures. En retour, les techniques du maintien de l’ordre sont contestées, que ce soit l’utilisation des armes LBD (lanceurs de balle de défense), la technique d’encerclement, etc.

Le 16 mars 2023, la réforme des retraites déclenche d’importantes manifestations dans toute la France. Les forces de l’ordre utilisent la « nasse », procèdent à des interpellations préventives et emploient les flashballs. Un nouveau dispositif fait alors son apparition : les groupes d’appui projetés" (GAP) et groupes tactiques temporaires (GTT), modules composés soit de deux escadrons de gendarmes mobiles, soit de deux compagnies républicaines de sécurité, accompagnés d’un commissaire de la préfecture de police. Ces groupes suivent le parcours de la manifestation depuis les rues adjacentes, avec une capacité d’intervention en moins de 30 secondes. Selon un rapport de la Cour des comptes, cette nouvelle stratégie permet une meilleure réactivité tout en maintenant une certaine distance.

Le 27 juin 2023, la mort de Nahel, 17 ans, lors d’un refus d’obtempérer à Nanterre, déclenche des émeutes d’une intensité inédite depuis 2005. Les violences, ciblant police et élus, se propagent rapidement dans 66 départements et 516 communes, mobilisant CRS, BRI, gendarmerie et unités spécialisées. Les émeutiers utilisent massivement des mortiers d’artifice, cylindres contenant de faibles charges explosives mais potentiellement mortelles. Les réseaux sociaux (Snapchat, Twitter, TikTok) facilitent l’organisation et la diffusion des émeutes, provoquant la multiplication du nombre de personnes mobilisées. Le coût des dégâts a été estimé à près d’1 milliard d’euros pour 16 400 sinistres, selon le Sénat.
Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie

Rapport
12 janvier 2018
Les règles du maintien de l’ordre en débat

Ces dernières années, la montée des violences en manifestation complique les opérations de maintien de l’ordre :

  • on observe une émergence de groupes de casseurs, d’extrémistes et autres black blocs, organisés, préparés pour générer de la violence contre les institutions et ceux qui sont en charge de leur défense ;
  • un rapport de la Cour des comptes du 3 avril 2024 souligne la perte, par les organisateurs de manifestations, d’une partie de leur capacité d’encadrement, déployant moins de services d’ordre et s’appuyant presque uniquement sur les forces étatiques. Cette situation complique le maintien de l’ordre et fragilise la « désescalade ». De plus, le rapport dénonce l’augmentation du nombre de manifestations ne respectant pas la procédure de déclaration préalable. Certaines d’entre elles, comme celle survenue à Sainte-Soline du 24 au 26 mars 2023 contre les méga-bassines, illustrent ce changement.

Le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO)

C’est dans ce contexte que le ministère de l’intérieur a publié, en septembre 2020, un schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) visant à « concilier la possibilité pour chacun de s’exprimer librement et dans les formes prévues par le droit et empêcher tout acte violent contre les personnes et les biens à l’occasion des manifestations ».

Ce document définit le cadre d’exercice du maintien de l’ordre, applicable à toutes les manifestations se déroulant sur le territoire national et pour l’ensemble des forces de l’ordre. Il y est rappelé que « l’emploi de la force par les forces de sécurité intérieure doit être absolument nécessaire, strictement proportionné et gradué, avec des moyens adaptés. »

Toutefois, dans sa décision du 10 juin 2021, le Conseil d’État a annulé « la possibilité de recourir à l’encerclement des manifestants ». Il a également jugé illégaux d’autres points comme l’obligation pour les journalistes de s’éloigner en cas d’ordre de dispersion, de disposer d’une accréditation pour accéder à des informations en temps réel ou de porter des équipements de protection sous certaines conditions.

La nouvelle version du schéma national de maintien de l’ordre, publiée le 16 décembre 2021, encadre l’encerclement des manifestants. La technique de la nasse ne peut être employée que « pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens. Cet encerclement doit (...) systématiquement ménager un point de sortie contrôlé pour ces personnes. L’encerclement ne peut être mis en œuvre que pendant une durée strictement nécessaire et proportionnée ». De même, la partie consacrée aux journalistes est revue, en reprenant certaines conclusions du rapport d’avril 2021 sur les relations de la presse et des forces de l’ordre.

Le 29 décembre 2023, le Conseil d’État rend une nouvelle décision à la suite d’un recours de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et de plusieurs syndicats. Le Conseil d’État annule une disposition qui excluait les observateurs indépendants du droit de rester sur place en cas d’ordre de dispersion.
Le schéma national des violences urbaines (SNVU)

Le 31 juillet 2025, le ministère de l’intérieur diffuse en interne un schéma national des violences urbaines (SNVU), destiné à compléter le schéma national du maintien de l’ordre. Il est finalement rendu public par un syndicat de police. L’objectif est de mieux encadrer la gestion des émeutes urbaines, après celles de 2023, en précisant comment préparer et coordonner les interventions, gérer les interpellations et utiliser les armes de force intermédiaire.

Début septembre 2025, la révélation publique du document provoque une controverse pour ce propos : « la prise en compte du statut des journalistes telle que consacrée par le schéma national du maintien de l’ordre ne trouve pas à s’appliquer dans un contexte de violences urbaines ». Le syndicat national des journalistes (SNJ) évoque une menace à l’encontre de la liberté de la presse et s’en inquiète dans un communiqué publié le 4 septembre 2025.

Face aux critiques, le ministère retire la version initiale le 9 septembre 2025 et diffuse, le lendemain, un texte corrigé présenté comme un « guide opérationnel des violences urbaines » (GOVU) à destination de la police nationale, qui est défini comme une feuille de route centrée sur les techniques d’intervention sans restrictions pour les journalistes. Contrairement au SNMO, adressé au grand public, le GOVU est un guide pour encadrer les manifestations, sans vocation juridique.

Drones et surveillance algorithmique

La doctrine française du maintien de l’ordre connaît, ces dernières années, d’importantes remises en cause liées à l’évolution de ses pratiques.

L’utilisation de la surveillance algorithmique pendant les jeux Olympiques

La loi du 19 mai 2023 a permis d’expérimenter la vidéosurveillance algorithmique pour sécuriser les jeux Olympiques de 2024. Ces caméras reposent sur des logiciels d’intelligence artificielle capables d’analyser en temps réel les images filmées pour détecter des comportements jugés suspects. Concrètement, ces systèmes suivent les mouvements, les postures ou les objets portés par les individus, sans intervention humaine directe.

L’expérimentation a pris fin à la date prévue, mais un nouveau projet de loi sur les jeux olympiques et paralympiques d’hiver 2030 dans les Alpes françaises, adopté par le Sénat le 24 juin 2025, propose de la reconduire jusqu’au 31 décembre 2027. Cette perspective a suscité de vives inquiétudes, car elle risque de banaliser la surveillance de masse et de porter atteinte au respect de la vie privée.

L’utilisation des drones

Devenus courants, aussi bien chez les civils que pour les forces de l’ordre, les drones soulèvent des inquiétudes sur le respect de la vie privée. Depuis 2022, la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure, et un décret du 19 avril 2023 encadrent l’utilisation des drones.

Le Conseil constitutionnel a censuré dans une décision du 20 janvier 2022 une disposition de la loi du 24 janvier 2022, qui proposait d’autoriser, en cas d’urgence les forces de l’ordre à avoir recours aux drones pendant 4 heures sans autorisation.

Le décret du 19 avril 2023 a lui aussi été contesté par divers organisations, mais le Conseil d’État a rendu une décision le 30 décembre 2024, validant le cadre juridique en vigueur et jugeant le décret conforme à la protection de la vie privée. Il rappelle que les forces de l’ordre ne peuvent ni capter le son, ni utiliser la reconnaissance faciale, ni croiser les images avec d’autres fichiers.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a publié une synthèse de l’encadrement des drones utilisés pour la sécurité publique :

  • l’usage des drones doit être préalablement autorisé par le préfet. L’autorisation précise les finalités visées, le périmètre du survol ainsi que le nombre maximal de caméras pouvant enregistrer dans la zone ;
  • les enregistrements réalisés sont conservés pendant une durée de 7 jours après la fin de l’opération, sauf en cas de signalement à l’autorité judiciaire. Durant ce délai, l’accès aux images reste strictement limité.

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